par Eric Le Boucher
Il y a quelque chose de très satisfaisant dans le monde moderne, en dépit des rudes apparences. Regardez les plans sociaux. Oui, c'est dur de prime abord. Mais, au fond, pourquoi une entreprise ferme-t-elle aujourd'hui ? Plus vraiment parce que ses coûts sont trop élevés (celles-là sont mortes il y a vingt ou dix ans, ou alors il s'agit d'un acharnement thérapeutique de type communiste comme pour Air Lib). Plus vraiment parce que son capital est insuffisant (celles-là ont été rachetées dans les années 1990).
Non, il n'y a plus qu'une cause à la chute : le manque d'innovation. Dans le capitalisme d'aujourd'hui, on ne meurt plus que d'immobilisme, comme dans le froid.
En conséquence, et c'est là le côté réjouissant, nous sommes tous devenus des artistes. Notre entreprise plongée dans les temps difficiles de la concurrence mondialisée exige de nous créativité, réactivité, flexibilité, dévouement à 300 % et automotivation, pour un salaire bien entendu inchangé. Elle ne fait plus appel à notre force, comme au XIXe siècle, ni même à notre intelligence, comme au XXe, mais, en lutte pour l'innovation et l'industrie de la connaissance, elle exige notre talent, notre imagination, notre part de folie. Travailleurs du XXIe : soyez indisciplinés, soyez poètes !
MASSES SÉDITIEUSES
La victoire est belle. Car on revient de loin. Il y a un siècle et demi, lors de l'essor industriel et de la mise au travail des masses, l'ambiance était moins drôle. L'ouvrier des filatures vosgiennes est "languissant et énervé", celui de la métallurgie parisienne "usé, déformé", à Castres il est "chétif et malingre", le canut lyonnais est "un petit homme rabougri, les jambes cagneuses", à Lille il est "pâle, maigre, à la chair molle et estropié de toutes les manières" (G. Duveau, La Vie ouvrière sous le Second Empire, Gallimard, 1946). "Le capital est en pleine orgie, décrit Marx. Une cupidité aveugle attaquait jusqu'à sa racine la force vitale de la nation." Le patronat fait "travailler à mort, tel est l'ordre du jour", décrit le grand Karl. Les paysans sortis des campagnes et plongés dans les faubourgs pestilentiels sont de "la chair à mécanique" qui ne doivent qu'obéissance à des ordres de "brutes". La littérature réaliste nous peint leur triste sort. Ce qu'elle dira moins est le souci qui monte parmi les dirigeants pour, conjointement, régénérer et discipliner ces masses dangereuses, séditieuses et sales. L'hygiène ! Voilà la solution patronale qui consiste à parquer les ouvriers dans des cités rationnellement pensées, avec un jardinet à cultiver pour détourner les hommes du bistrot. Le rêve de ville-dortoir s'effondrera mais, des boîtes à habiter, restera pour le "petit travailleur infatigable" (La Recherche,novembre 1976) le gain d'un peu de droit à l'intimité.
A cette petite conquête s'en ajouteront d'autres, accordées au fur et à mesure que le patronat prend conscience qu'il n'a pas intérêt à tuer sa main-d'œuvre mais doit "l'attirer, la sélectionner et la retenir". Le manque de bras lui fait chercher des Italiens, des Espagnols et des Allemands. Mais, peu à peu, le travail se qualifie et se diversifie, cela ne suffit pas. Il faut capter les savoir-faire et les développer.
LE SALARIAT ÉMIETTÉ
Puis, sautons la Grande Crise de 1929, la rupture keynésienne gonfle enfin la paie : la macroéconomie a besoin de demande pour surmonter les crises, le salarié devient consommateur, le commercial prend sa voiture, les cols blancs prennent le pouvoir. Le cadre, figure emblématique de l'après-guerre. L'entreprise cherche des organisateurs, des managers.
La crise des années 1970 provoque une nouvelle rupture : le salariat continue de se développer et de se diversifier mais il s'émiette. L'entreprise se concentre sur son "cœur business"et sous-traite un nombre toujours plus grand de fonctions. Le CDD (contrat à durée déterminée), l'intérim, les contrats de stage ou d'apprentissage fleurissent. Le CDI (contrat à durée indéterminée) recule de 72 % en 1970 à 56 % aujourd'hui en France. S'ensuit un mélange des situations d'indemnisation partielle et d'activité, une multiplication des formes contractuelles, une hybridation des statuts. Le cadre CDD laisse sa place de modèle au "professionnel" autonome, plein d'initiatives, engagé, autocontrôlé et supermotivé. La figure emblématique des temps modernes est l'intermittent du spectacle, explique le sociologue Pierre-Michel Menger dans un riche petit livre (Portrait de l'artiste en travailleur,La République des idées, Seuil). L'artiste qui se croit un petit révolutionnaire se trompe lourdement, il est devenu le bon petit élève du capitalisme.
LOTERIE EXPLOSIVE
Tout n'est pas si rose, avouons-le, dans notre vie d'artiste. Notre extrême envie de nous impliquer donne au patron un motif de nous payer mal. Ou plutôt de réserver ses euros aux meilleurs talents dans un marché du travail où "the winner takes all" (la prime au leader), comme dans le sport professionnel ou le cinéma. Cette très forte montée des inégalités sociales suscite la "défonce" des motivés mais, socialement, on peut comprendre que cette loterie soit légèrement explosive.
Il faut donc l'accompagner de tout un système de légitimation qui va de l'admiration des stars à la promotion à grand spectacle de l'individualisme. Autre petit souci : la volatilité de l'emploi qui peut user les nerfs, à la longue. Le malin capitalisme y pourvoit en laissant au travailleur de la marge pour constituer son équipe au cas par cas, cooptation gratifiante, plaisir des coteries. "Rien de plus solidement inégalitaire que la logique d'appariement par niveau de qualité ou de réputation", note Pierre-Michel Menger. En outre, l'Etat social s'occupe des périodes interstitielles de non-emploi.
Tout le salariat ne se coule pas dans cette forme moderne. Reste des managers d'hier, survie du taylorisme d'avant-hier. Mais le petit artiste infatigable, c'est très tendance.
Eric le Boucher