Non.
Ce n'est tout simplement pas Trotsky qui parle, mais Broué, dans sa biographie de Trotsky de 1988.
La phrase complète (de Broué) :
Des commentateurs plus avisés s'attacheront cependant à une idée exprimée par Trotsky au cours du débat de 1939-1940 contre Burnham et Shachtman, et citée plus haut : il y affirme en effet que l'absence de révolution à la fin de la Seconde Guerre mondiale serait la preuve de l'incapacité historique du prolétariat à assumer le destin de la société tout entière, et qu'elle obligerait à revoir les perspectives marxistes et à envisager un processus de décadence de la civilisation humaine, dans laquelle il n'y aurait plus de place pour la révolution socialiste.
(Voir plus bas pour "l'idée exprimée par Trotsky et citée plus haut" par Broué).
Et Broué toujours, dans le paragraphe suivant immédiatement le précédent :
En chercheurs consciencieux, mes amis et moi avons pris l'hypothèse au sérieux et cherché dans ses papiers un développement ou au moins un brouillon, des notes, qu'il n'aurait pas manqué de rédiger si cette phrase avait exprimé pour lui une hypothèse sérieuse et non un procédé pour démontrer que ses adversaires manquaient de « l'optimisme révolutionnaire » le plus élémentaire. Nous n'avons rien trouvé. Nous le reprochera-t-on ? Notre ami Van pensait, lui, que cette phrase pouvait bien refléter le fond de la pensée de Trotsky et que ce dernier, à cette date, était prêt à « retailler la barbe de Marx », selon son expression. Il a vainement cherché avec nous et finalement renoncé, faute de documents, à faire le travail qu'il avait envisagé sur cette question. Je laisse à d'autres la responsabilité de tirer des conclusions définitives et profondes de ce passage.
Ce que dit Trotsky, cité par Broué (je mets la citation complète, celle faite par Broué est tronquée de telle façon qu'une phrase n'a absolument plus aucun sens, et qu'une autre perd une partie de son sens) :
Si cette guerre provoque, comme nous le croyons, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la bureaucratie en U.R.S.S. et la résurrection de la démocratie soviétique sur des bases économiques et culturelles infiniment plus élevées qu'en 1918. Dans ce cas, la question de savoir si la bureaucratie stalinienne est une "classe" ou une excroissance sur l'Etat ouvrier se résoudra d'elle-même. Il sera clair alors que, dans le processus du développement de la révolution internationale, la bureaucratie soviétique ne représentait qu'une rechute épisodique.
Si l'on considère, au contraire, que la guerre actuelle provoquera non point la révolution mais la déchéance du prolétariat, il n'existe alors qu'une autre issue à l'alternative : la décomposition ultérieure du capitalisme monopoliste, sa fusion ultérieure avec l'Etat et la disparition de la démocratie, là où elle s'est encore maintenue, au profit d'un régime totalitaire. L'incapacité du prolétariat à prendre en main la direction de la société pourrait effectivement dans ces conditions mener au développement d'une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence qui signifierait le crépuscule de la civilisation.
Et, du même article (des paragraphes que ne cite pas du tout Broué) :
L'orientation vers la révolution internationale et la régénération de l'U.R.S.S.
Un délai d'un quart de siècle s'est révélé trop court pour le réarmement révolutionnaire de l'avant-garde prolétarienne internationale et trop long pour préserver le système soviétique dans un pays arriéré isolé. L'humanité en paie le prix aujourd'hui par une nouvelle guerre impérialiste. Mais la tâche essentielle de notre époque n'a pas changé pour cette simple raison qu'elle n'est pas résolue. Un acquis colossal dans le dernier quart de siècle et un gage inappréciable pour l'avenir voilà ce que représente le fait que l'un des détachements du prolétariat mondial à été capable de démontrer dans l'action comment la tâche peut être résolue.
La deuxième guerre impérialiste place la tâche encore non résolue à une étape historique encore plus haute. Elle met à l'épreuve une fois de plus non seulement la stabilité des régimes existants mais aussi la capacité du prolétariat de les remplacer. Les résultats de cette épreuve auront sans aucun doute une signification décisive pour notre appréciation de l'époque contemporaine en tant qu'époque de la révolution prolétarienne. Si, contrairement à toutes les probabilités, la Révolution d'Octobre ne trouve pas, au cours de la présente guerre, ou immédiatement après, son prolongement dans l'un ou l'autre des pays avancés ; et si, au contraire, le prolétariat est rejeté en arrière partout et sur tous les fronts, alors nous aurions à coup sûr à poser la question d'une révision de notre conception de la présente époque et de ses forces motrices, il ne s'agirait pas de savoir quelle étiquette coller sur l'U.R.S.S. ou la clique stalinienne mais d'une réévaluation des perspectives historiques mondiales pour les décennies, si ce n'est les siècles, à venir : sommes-nous entrés dans l'époque de la révolution sociale et de là société socialiste, ou au contraire dans l'époque de la société décadente de la bureaucratie totalitaire ?
Les schématiques dans le genre d'Hugo Urbahns et de Bruno R. commettent une double erreur : premièrement ils proclament que ce régime est déjà définitivement en place ; ensuite ils le définissent comme un long état transitoire de la société entre le capitalisme et le socialisme. Cependant il est tout à fait évident que si le bilan à tirer de l'expérience de notre époque entière et de là nouvelle guerre en cours c'était que le prolétariat se révèle incapable de devenir le maître de la société, cela signifierait l'effondrement de tous les espoirs en la révolution socialiste car on ne saurait certainement attendre des conditions plus favorables pour la révolution ; en tout état de cause personne ne peut ni les prévoir ni les définir.
Les marxistes n'ont pas le moindre droit (à moins de considérer le désenchantement et la lassitude comme un "droit") de tirer la conclusion que le prolétariat a épuisé ses possibilités révolutionnaires et doit abandonner ses prétentions à parvenir au pouvoir dans la toute prochaine période. Sur les balances de l'histoire vingt-cinq années correspondent à une heure de la vie d'une homme quand de très profonds changements des systèmes économiques et culturels sont en jeu. A quoi est bon un homme qui, pour quelques échecs empiriques qu'il subit pendant une heure ou une journée, abandonne le but qu'il s'était fixé à partir de l'expérience et de l'étude de toute sa vie antérieure? Dans les années sombres de la réaction russe (1907-1917) nous partions des possibilités qu'avait révélées le prolétariat russe en 1905. En ces années de réaction mondiale nous devons aussi partir des possibilités qu'a révélées le prolétariat russe en 1917. La Quatrième Internationale ne s'est pas désignée par hasard comme le parti mondial de la révolution socialiste. Notre voie est immuable. Notre orientation c'est celle qui mène à la révolution internationale et, par là-même, à la régénération de l'U.R.S.S. comme Etat ouvrier.
C'est dans
Défense du marxisme, "L'URSS dans la guerre" (septembre 1939).
Bref, chacun en pensera ce qu'il veut, mais une chose certaine, c'est que ce que dit Broué de "l'idée exprimée par Trotsky" ne correspond pas à ce qu'a écrit, vraiment, Trotsky (qui ne parle pas "d'incapacité historique du prolétariat", pas plus que de "processus de décadence de la civilisation humaine, dans laquelle il n'y aurait plus de place pour la révolution socialiste" ; cela Broué l'invente, "en chercheur consciencieux" qu'il est, comme il dit). Par ailleurs, même tout ce dernier bout de texte cité est tout simplement incompréhensible sans le remettre dans le débat sur la nature de l'URSS et la guerre. Alors chacun peut constater qu'il n'y a pas eu de révolutions prolétariennes avec la Seconde guerre mondiale, mais en tirer des conclusions sur Trotsky qui aurait alors été prêt à abandonner le socialisme scientifique, la classe ouvrière et la révolution d'un coup, d'un seul, c'est délirant.