un document qui date de 2002 ce n'est pas à travers les lunettes de christophe nick ou jean françois revel que l'on peut comprendre ce qu'aurait dit ou écrit Trotsky.
Jean-Jacques Marie, LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 17 a écrit :Quelques falsifications concernant Trotsky dans quelques ouvrages récents :
La dizaine d’ouvrages sur les trotskystes publiés depuis janvier 2002 comprennent une pluie d’erreurs et de falsifications en tout genre. Nous voudrions, dans cette chronique, relever certaines déformations et caricatures grossières, qui concernent Trotsky lui-même et son activité. Christophe Nick, auteur des Trotskistes, présente d’emblée Trotsky comme un faussaire. Ainsi, Trotsky “truque, falsifie” (p. 143), un tueur “évidemment, quiconque ne croit pas Trotski est un traître qu’il faut éliminer” (p. 145) et un fou “Trotsky endosse des lunettes hallucinogènes” (p. 144) (1) “délire” (idem), fait une “analyse individuelle paranoïaque” (p. 153). La “révolution permanente” est un mythe... dangereux “Tant que ce mythe reste le fait d’une secte ou d’un groupuscule, il ne fait de mal à personne. Mais lorsqu’il inspire ceux qui tiennent les commandes de l’Etat, la folie n’a plus de limite” (p. 145). Trotsky est, sous la plume de Guillaume Chérel, auteur du Fils caché de Trotsky, un tueur sanglant. Il écrit :
« Peu importe les morts, les dégâts, la folie. Léon est un extrémiste, un psychopathe, comme l’est resté pour l’histoire le seul monstre vraiment reconnu de l’Union soviétique, Staline (...). Léon a toujours pris la “trahison de Staline” pour l’une des causes de la faillite révolutionnaire et non la conséquence. Ce discours fallacieux lui a permis de nier sa responsabilité, d’effacer son rôle dans l’édification de cette dictature sanguinaire, depuis la mise sur pied de la glorieuse Armée rouge jusqu’à l’ouverture des sinistres Goulags, dont Staline fera un usage immodéré. Trotsky appelle constamment à la violence, réclame un Etat fort et impitoyable” (pp. 94-95). Chérel cite à l’appui de ces propos Jean-François Revel, membre de l’Académie française, admirateur de Georges Bush, qui a écrit “Trotsky, aussi longtemps qu’il a participé au pouvoir soviétique, a été un tyran tout aussi implacable que Staline”, et qui dénonce “la conception sanguinaire du pouvoir” de Trotsky (p. 32). Les citations de Jean- François Revel ne contiennent par ailleurs aucun fait, aucun argument, aucune preuve. Le titre de membre de l’Académie française ne saurait suffire à les remplacer, même si Jean-François Revel fut en son temps, c’est-à-dire dans sa lointaine jeunesse, membre de la société des Amis de Benjamin Péret, le poète surréaliste qui fut un moment trotskyste et ne renia jamais, lui, ses engagements, malgré les divergences politiques sérieuses qu’il eut avec la IVe Internationale. Evoquant la guerre civile et la responsabilité de Trotsky à la tête de l’Armée rouge, Chérel fait une citation de Trotsky, dont, il coupe la seconde partie, comme l’avait fait avant lui l’ancien chef des services politiques de l’armée soviétique, le général Volkogonov, afin de présenter Trotsky comme un fanatique de la Terreur. Trotsky, après avoir affirmé “On ne peut mener à la mort des masses d’hommes si le commandement ne dispose pas dans son arsenal de la peine de mort”, ajoute, ce que Chérel supprime “Pourtant, ce n’est pas par la terreur que l’on fait des armées (...). Pour notre armée, le ciment le plus fort, ce furent les idées d’Octobre.” Un vieux dissident soviétique, Grigori Pomerantz, raconte dans la revue russe Novy Mir d’août 2001 l’épisode suivant, très révélateur. En 1950, il avait comme voisin au Goulag un paysan “devenu antisoviétique”, mais, dit-il, “en 1920, après avoir entendu un discours de Trotsky ou de Zinoviev, il était prêt à partir à l’assaut du ciel. Et pas seulement lui, son régiment tout entier (...). Les rouges étaient prêts à donner leur vie pour le monde des soviets, pour un monde sans mendiants et sans infirmes”. La principale responsabilité de Léon Trotsky ayant été la formation et la direction de l’Armée rouge, regardons-y d’un peu plus près... L’Armée rouge fut péniblement constituée à partir de la fin février 1918, pour répondre à une guerre civile engagée dès l’exécution à la mitrailleuse de près de 300 gardes rouges au Kremlin, à Moscou, à la fin d’octobre 1917, puis le 5 novembre 1917, lorsque l’ataman Doutov, premier chef contre-révolutionnaire, prit la décision de fermer le journal bolchevik d’Orenbourg et constitua le premier détachement de Cosaques contre-révolutionnaires. Elle fut constituée pour répondre à des adversaires soutenus par l’Allemagne (jusqu’à sa défaite), la France, l’Angleterre, le Japon, les Etats- Unis, etc., et dont le général Kornilov résumait ainsi le programme : “Même s’il faut brûler la moitié de la Russie et verser le sang des trois quarts de la population, nous le ferons si c’est nécessaire pour sauver la Russie.” Dans cette situation désespérée, Trotsky, soumettant au comité exécutif central des Soviets, le 22 avril 1918, un décret sur l’instruction militaire obligatoire pour constituer l’Armée rouge, fait adopter neuf articles additionnels. Le
premier stipule : “Les hommes dont les convictions religieuses ne tolèrent pas l’usage des armes sont appelés à ne s’instruire que dans les fonctions qui ne nécessitent pas l’emploi des armes.” Plus d’un an plus tard, en plein soulèvement de Cosaques, Trotsky, dans un article du bulletin de l’Armée rouge, affirme : “Le communisme ne sera instauré que par la persuasion et par l’exemple.” Mais la guerre contre les blancs soutenus par des détachements français, anglais, italiens, grecs, roumains — minés par la haine de la guerre et la solidarité avec la révolution russe —, américains, japonais, sans parler de l’armée polonaise organisée par le général Weygand et le capitaine de Gaulle, oblige à ne pas se contenter de l’exemple et de la persuasion... Le 22 octobre 1919, alors que Petrograd est soumise à l’offensive de l’armée blanche de Ioudenitch, soutenu par le gouvernement britannique, et risque de tomber, Trotsky publie l’ordre du jour n° 158 exigeant le respect de la vie des prisonniers : “Camarades soldats de l’Armée rouge ! Epargnez les prisonniers ! Recevez amicalement les transfuges. Dans l’armée blanche, les ennemis vénaux, corrompus, sans honneur, les ennemis du peuple travailleur sont une insignifiante minorité. La majorité écrasante est faite d’hommes dupés ou mobilisés de force. Une part importante même des officiers de la Garde blanche combat contre la Russie soviétique sous la menace de la trique, ou parce qu’elle a été trompée par les agents des financiers russes et anglo-français et des propriétaires.” Et il souligne plus loin que son appel “ne s’adresse pas seulement aux simples soldats, mais aussi aux officiers”. Trotsky sanguinaire, c’est une légende forgée par la propagande monarchiste russe... Trotsky a joué le rôle qui fut le sien dans la guerre civile non par goût, mais par nécessité. Dans Leur morale et la nôtre, il évoque “la guerre civile avec son cortège d’horreurs et de crimes” et souligne : “La guerre civile est la plus cruelle de guerres. Elle ne se conçoit pas sans violences exercées sur des tiers et, tenant compte de la technique moderne, sans meurtre de vieillards et d’enfants” (il pense à l’artillerie et aux bombardements— J.-J. M.). Mais fallait-il donc décider de ne pas défendre la révolution et ses mesures démocratiques (la terre aux paysans, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le droit au divorce et au mariage civil, qui mirent l’Eglise orthodoxe et les blancs en fureur, l’instruction obligatoire et gratuite pour tous, etc.), de ne pas défendre les premières mesures socialistes (collectivisation de la grande industrie), de ne pas défendre les soviets, fallait-il laisser Kornilov et ses amis appliquer le programme exposé par ce dernier, qui passait entre autres par le dépeçage de la Russie et... les pogromes massifs de Juifs ? Faut-il rappeler ce que chantaient les armées du général blanc Denikine en entrant dans les villes ?
“Nous irons au combat hardiment
Pour la Sainte Russie
Et nous massacrerons
Toute la racaille des youpins.”
Fallait-il donc laisser les armées blanches exterminer les Juifs, comme elles le chantaient ainsi ? Le dépeçage de la Russie que l’Armée rouge a interdit en 1918-1921 s’est produit en 1991. Les mesures prises par les dépeceurs, anciens nomenklaturistes, ont abouti à ce que le journaliste américain Paul Klebnikov qualifie de “catastrophe sans précédent dans l’histoire moderne, la seule comparaison possible étant avec des pays détruits par la guerre, le génocide ou la famine”. Fallait-il donc accepter cette catastrophe dès 1918 ou rassembler jusqu’à la dernière extrémité toutes les forces pour préserver la Russie soviétique du dépeçage ? Présenter Trotsky sous les jours d’un psychopathe sanguinaire ne vise bien entendu pas le seul Trotsky comme personnage historique, mais tout le bolchevisme et, au-delà de la grotesque caricature journalistique digne des procédés de Goebbels, son héritage présent.
Jean-Jacques Marie