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Byrrh, je me rends compte que j'ai très insuffisamment argumenté face à ce que tu disais :
De fait, j'aurais tendance à penser que l'orientation sexuelle est innée, et ne saurait certainement pas s'expliquer par telle ou telle façon d'éduquer les enfants, tel ou tel "traumatisme", etc.
J'ai donné mon point de vue et expliqué que dans mon cas j'étais persuadé du contraire et que c'était bien
de l'acquis, pas de l'inné. Mais être persuadé ce n'est pas une preuve.
Si je passe ma jeunesse au crible, (on va dire "pour la science"), je trouve, non pas des preuves, mais de forts indices en faveur de l'hypothèse de "l'acquis" :
- Entre 5 et 10 ans : pas sûr qu'on puisse parler de sexualité, mais attirance évidente pour les filles. En maternelle, premier bisou sur la bouche avec une fille et, pour tous les autres gamins pendant longtemps (CP, CE1, CE2) on sera les "amoureux". On restera toujours proches, mais la vie nous éloignera (elle passe dans une autre école, puis déménage dans une autre ville du 93). Une autre "amoureuse" pendant deux ans (CM1, CM2). A cet âge-là, je dis aussi que je veux me marier avec la petite japonaise vue à la télé et qui m'a subjugué. Malgré tout, je suis un gamin un peu à part, souvent le nez dans des bouquins d'animaux, pas mal rêveur, timide. J'ai quelques bons copains d'école, plutôt dans le registre des non sportifs, des trop gros, des asthmatiques, et je déteste le foot. Je ne crains pas non plus de jouer avec les filles qui m'incluent sans problème dans leur groupe, dont bien sûr ma seconde "amoureuse". L'homosexualité, c'est juste un truc jamais vu, qui fait rire tout le monde, et dont je me moque volontiers comme la plupart de mes petits camarades. Par contre, à partir du CM1, je commence à subir des persécutions et agressions physiques de la part de gamins plus forts et plus âgés. Cela a commencé parce que dès la rentrée du CM1 j'ai volé au secours d'un copain qui se faisait emmerder, du coup pour la suite j'ai tout pris sur moi.
- A 10 ans : qui dit gamin un peu à part, rêveur, timide, dit proie facile. Mon agression sexuelle, dans un cadre périscolaire, une première fois des attouchements, quelques jours plus tard un viol sans violence (!), par un homme sans doute d'une trentaine d'années, d'une apparente grande gentillesse et qui me laissera d'abord tétanisé, puis complètement décontenancé. Plus jamais revu ensuite. Premier vrai contact avec quelque chose relevant clairement de la sexualité, sujet très tabou par ailleurs dans la famille, pas moyen d'en parler à quiconque. Gamin, débrouille-toi avec cette bombe à retardement !
- De 10 à 13 ans : l'imagination dérive : la nuit je revis des scènes heureuses avec mon amie d'enfance (qu'il m'arrive encore de croiser mais c'est rare), et je revis l'agression sans pouvoir l'expliquer, comme une poule qui aurait trouvé un couteau. Désagréable, agréable ? Impossible à dire. Les deux à la fois. Cela dépend. Tantôt des larmes, tantôt du fantasme qui se construit.
- 13 ans, tout d'un coup la puberté : mon premier fantasme va à mon amie d'enfance, mon second va à mon agresseur. La bombe fait tic-tac.
- De 13 à 17 ans : la traversée du désert sexuelle, l'impatience de l'ado, je réorganise mes fantasmes, l'attirance pour les filles prend le dessus, l'autre je l'enfouis et je me dis que ça passera tout seul en grandissant. Mais voilà : les années ado difficiles, les persécutions qui continuent au collège, jamais redoublé / trop jeune pour la classe, pas moyen de concrétiser avec une fille, les plus costauds-plus machos-plus vieux affirment leur "virilité" en cherchant à démolir celle des autres, dont la mienne, et les filles ne regardent qu'eux. Le lycée, là enfin je me rétame une année, je redouble mon année de seconde, et moi le timide je me pousse en avant, je m'oblige à devenir délégué de classe, je veux défendre les autres, et accessoirement désormais je fais partie de ceux que les filles regardent, je bombe un peu le torse. Débuts aux JC aussi, de 15 à 17 ans, puis LO un peu avant 18 ans.
- 17 à 18 ans : première expérience sexuelle volontaire, avec D., une fille de ma classe de lycée. Fantastique. J'ai trouvé du premier coup quelqu'un avec qui ça colle parfaitement. Je pourrais faire ma vie avec. Elle-même est folle de moi.
Et là, la bombe à retardement m'éclate à la gueule. Mon attirance pour les hommes, bâtie autour du fantasme de mon agresseur, surgit. Elle devient irrépressible, précisément au moment où j'accède enfin à la sexualité pratique avec une fille. J'en suis conscient. Je veux la vivre mais je me refuse à le faire en trompant D. Je romps avec elle sans oser lui donner l'explication, je me contente de lui dire que je n'ai plus envie, ce qui n'est pas vrai. Elle ne s'en remettra jamais. Revue 20 ans plus tard, mariée avec des enfants, elle m'en voulait encore et visiblement elle n'était pas heureuse.
- 18 à 23 ans : je passe principalement aux hommes, avec juste deux expériences femmes mais toujours sur un mode qui n'implique pas d'engagement, je ne veux plus faire souffrir de femme. Fantastique découverte, les hommes. Je côtoie un tout petit peu le milieu "gay" qui ne me plaît pas du tout, ce n'est pas ça que je cherche, je cherche... des hétérosexuels. Je prends conscience de mon pouvoir de séduction très efficace sur les hommes, dans la rue, dans le métro (vive Paris !) Une sorte d'avantage concurrentiel, j'occupe une "niche écologique" : bien plus facile qu'avec les femmes où la concurrence est plus rude. Je deviens "téméraire", me heurte à quelques déconvenues évidemment, mais on ne m'agresse pas, pas physiquement en tout cas, j'ai intériorisé un mode "neutralisation de l'agresseur" assez efficace même face à des hétérosexuels hostiles. Je découvre que les bisexuels sont bien plus nombreux que ce que j'imaginais et ce, dans toutes les couleurs, toutes les origines, toutes les religions. J'en profite : une vie sexuelle riche, explosive, papillonnante, insouciante malgré l'arrivée du virus VIH. Mais toujours, une sexualité altruiste sous réserve d'absence d'engagement : j'aime faire plaisir, y compris à des hommes qui ne me plaisent pas vraiment, pas beaux, vieux, pour un soir ou deux, me disant que ça serait sympa si dans cette société tous les moches ou vieux étaient traités comme ça.
Je fais connaissance d'un postier. J'annonce tout à mes parents, "entre la poire et le fromage" : j'aime les hommes. Stupeur pour eux qui, peu de temps auparavant, me trouvaient au lit avec ma copine. La mère en colère et en larmes : "mon fils est un monstre". Sacrée maman... Le père, blessé dans son amour-propre, mais ne dit rien. Sacré papa... Le frangin, hétéro, me soutient d'emblée. Sacré frangin... Je fais une brève expérience de vie de couple avec le postier, à l'occasion d'une fugue après embrouille avec mes parents : cinq jours sans nouvelles de leur fils, ça les calme. Le postier s'avère être un con macho : comment, je rentre du boulot et t'as pas fait le ménage ? Il veut me battre ! Je riposte à coup d'assiettes lancées dans la gueule et je me tire. (En parallèle, j'ai aussi dû m'imposer en tant que LO dans une famille PCF. Les petits matins pour aller faire des difs de boîte, en partant en catimini avec le frangin en finissant de s'habiller sur le palier pour pas réveiller les parents...)
Je tombe par hasard sur mon amie d'enfance, gare du Nord ; je suis bouleversé. Je l'aime, c'est évident. Elle me reconnaît. Heureuse, elle me donne... une invitation à son mariage. J'ai perdu le carton, oublié son nouveau nom.
- 23 à 29 ans : je fais la connaissance de G. Un homme vraiment gentil, employé commercial dans l'industrie et que tous ses collègues aiment. Honnête, aussi : dès le premier soir, "tu sais, il faut se protéger, je suis séropositif". Choc. Je le prends dans mes bras. J'ai compris que maintenant les choses devenaient sérieuses. Il colle peu à mon fantasme, mais j'apprends à l'aimer. On vivra plus de 7 ans ensemble. Il viendra à quelques meetings d'Arlette. Je l'accompagnerai jusqu'à sa mort. Toute sa famille ouvrière calaisienne était au courant de sa vie et m'avait adopté spontanément, chaleureusement, sans rien demander, parents, frères, soeurs, beaux-frères, belles-soeurs, cousins, cousines. Sa dernière nuit à l'hôpital, je l'ai passée avec lui. Emporté par la toxoplasmose cérébrale. Son incinération, comme il le souhaitait, "pour tuer la bestiole", s'est déroulée un jour de novembre avec une chute de neige précoce et inattendue. La famille de Calais arrive trop tard à cause d'un poids lourd en travers sur l'autoroute. Je suis sur les marches, l'urne encore toute chaude serrée contre mon ventre, et le visage plein de larmes, quand la famille arrive : "c'est comme ça, on n'y peut rien, tu étais là toi, c'est l'essentiel". Je leur ai donné l'urne, elle est à Calais. Dans ma tête, mon compagnon est toujours vivant. Et la blessure de mes 10 ans, n'en est plus vraiment une, elle a tellement été relativisée, j'ai surmonté bien pire, regardé la mort de près, acquis une force inouïe. Effet collatéral, mes parents, qui avaient appris à apprécier G., se retournent et me soutiennent, j'ai gagné du respect à leurs yeux.
A partir de là, CDI trouvé à Lyon, différentes phases de ma vie, quelques femmes et pas mal d'hommes, deux fois en couple stable pendant quelques années, mais je n'entrerai plus dans les détails. Jusqu'à ce que mon amie d'enfance me retrouve grâce au miracle d'internet, après une vie fracassée dont les détails lui appartiennent. Divorcée, 4 enfants. Venus habiter avec moi à Lyon. Me revoilà strictement hétéro en pratique, et j'ai bouclé - ou résolu ? - mon histoire, comme si j'avais vécu une diversion en l'attendant. Les plus perplexes sont mes parents, qui avaient trouvé le courage d'annoncer mon homosexualité à toute la famille et qui ont dû presque à regret expliquer que finalement, j'étais avec une femme... Les pauvres !
Si on regarde tout ça avec un peu de recul, cela suggère qu'un même comportement sexuel à l'instant t peut avoir une genèse très différente d'un individu à l'autre. Dans mon cas,
je ne crois pas que ça ait été inné, le rôle de l'agression catalysé par le machisme ambiant à l'école (sacré reflet de la société !) m'a poussé dans une direction inattendue, difficile à vivre ; un
acquis, mais que j'ai rapidement retourné à mon avantage.
Le côté "neutralisation de l'agresseur" ou "attirance pour l'agresseur" est aussi étonnant, cela semble être un point commun avec l'histoire de Zelda, qu'elle a décrite, malgré les énormes différences.