Manuel Valls en spectre du recours social-national
Médiapart, 10 novembre 2017 Par Antoine Perraud
L’éconduit Manuel Valls ne s’avoue pas vaincu. Guerrier de la politique, il entame une Reconquista démagogique, labourant de vieilles ornières et soufflant sur les braises.
Manuel Valls tente, sous nos yeux, un passage en force qui lui ferait gagner la seconde manche d’une bataille perdue dans les années 1930 par ses ancêtres idéologiques, les néo-socialistes. Marcel Déat, Adrien Marquet et quelques autres entendaient alors renouveler l’offre politique (comme on ne disait pas encore), avec pour slogan : « Ordre, autorité, nation ». Ivres du pouvoir pour le pouvoir, ces « néos » promettaient aux classes moyennes, déboussolées dans une Europe naufragée, la force plutôt que la justice sociale, la sécurité davantage que l’égalité, la haine d’ennemis intérieurs à poursuivre en meute au lieu d’un idéal de fraternité.
Mais ces butors nerveux, haineux, périlleux, tombent sur un os subtil en la personne du chef de leur parti : Léon Blum. Celui-ci, lors d’un congrès de la SFIO au palais de la Mutualité à Paris, en juillet 1933, fait preuve d’une lucidité visionnaire. La clique des « néos » se pare d’un discours de gauche pour camoufler ses pulsions carnassières. Marquet prétend instituer un ordre contre le désordre du capitalisme effréné, « impuissant à diriger les forces aveugles qu’il a déchaînées ».
Pas dupe pour un sou, Léon Blum se déclare « épouvanté », avant de faire tomber les masques : « Il y a eu un moment, Marquet, où je me suis demandé si ce n’était pas le programme d’un parti social-national de dictature. » Et le successeur de Jaurès d’asséner une vérité qui nous parle encore huit décennies plus tard, nonobstant les subjonctifs imparfaits alignés comme à la parade : « Ce que je redoutais, c’est qu’en voulant barrer la route du pouvoir au fascisme, on ne se jetât plus ou moins consciemment à sa suite. C’est qu’en voulant détourner du fascisme sa clientèle possible, on en vînt à offrir au même public, par les mêmes moyens de publicité, un produit à peu près analogue. Je redoutais qu’on transformât ainsi le socialisme, parti de classe, en un parti de déclassés. Je redoutais qu’en procédant comme le fascisme, en faisant appel, comme lui, à toutes les catégories d’impatiences, de souffrance, d’avidité, on ne noyât l’action du parti socialiste sous ce flot d’aventuriers – aventuriers bien souvent par misère et par désespérance – qui a porté tour à tour toutes les dictatures de l’Histoire. On ne détruit pas l’idéologie fasciste en la plagiant ou en l’adoptant. »
Enfonçant le clou, en direction de Déat cette fois, Léon Blum fustige une « conception du socialisme dans le cadre national » : « Eh bien, quand je vois cela, je me demande ce qui reste de la doctrine du socialisme international qui a été le nôtre. »
En 2017, le PS a disparu corps et âme et aucune autorité morale ou politique n’y peut endiguer la dynamique rageuse du « néo » Manuel Valls. Léon Blum n’est plus là pour lui écrire, comme à l’adresse de ses fâcheux précurseurs : « On ne sauve pas les libertés par l’autorité, ou bien on les sauve selon la manière bien connue d’Ugolin qui dévorait ses enfants pour leur conserver un père. » (« Parti de classe et non pas parti de déclassés », Le Populaire, 19 juillet 1933) (1)
Ces alarmes d’hier sont nos signaux de détresse d’aujourd’hui. En septembre 2016, un successeur lointain et détérioré du grand leader socialiste, François Hollande, devenu président de la République – et s’étant exercé cinq ans durant au pouvoir au lieu de l’exercer –, vend la mèche d’une façon confondante. Dans un entretien pour la revue Le Débat, fondée par l’historien Pierre Nora qui a défendu et illustré la notion de « lieu de mémoire », François Hollande tombe dans le piège jadis signalé par Léon Blum : « Je n’écarte pas la question de l’identité au prétexte que d’autres s’en seraient emparés. S’ils s’en sont saisis, c’est parce qu’elle avait été délaissée. »
La tentation du plagiat et de l’adoption de l’idéologie propre à l’extrême droite, écartée par Blum, revient donc sous Hollande. Celui-ci n’a pas le courage de rompre avec les « néos » du jour, mais les prend sous son aile : croyant les étouffer, il est contaminé.
Jean-Marie Le Guen, poisson pilote de Manuel Valls, enterre du reste le PS, précisément en ce même mois de septembre 2016 : « Il est déjà mort, si vous voulez. Bon. Il faut donc recréer une nouvelle structure, d’un parti progressiste, républicain, qui soit en phase avec les besoins du pays. » Pour lui, l’essentiel s'avère d’être désormais de plain-pied avec le débat dominant, c’est-à-dire « la civilisation » : « Je préfère parler de civilisation plutôt que d’identité », précise-t-il.
Voilà un écho assourdissant aux propos tenus en juillet 1933, à la Mutualité, par Adrien Marquet : « Ah ! Si la grande force que représente le socialisme était capable d’apparaître, dans le désordre actuel, comme un îlot d’ordre et un pôle d’autorité, quelle influence serait la sienne, quelles possibilités d’actions véritables s’offriraient alors à lui ! La dominante, dans l’opinion publique, c’est la sensation du désordre et de l’incohérence. Ordre et autorité sont les bases nouvelles de l’action que nous devons entreprendre pour attirer à nous les masses populaires. »
Cependant, au lieu de répondre « je suis épouvanté », comme jadis Léon Blum, François Hollande donne quitus en septembre 2016 : « Ce qu’il faut arracher au nationalisme, c’est la patrie. » Bref, au lieu de prendre la Bastille – fonction et même mission de la gauche –, le PS et son plus haut représentant se retrouvent réduits à jouer du clairon – fonction et même mission de la droite depuis Paul Déroulède.
L’instigateur d’hier et le bénéficiaire d’aujourd’hui d’un tel changement d’optique, d’une telle trahison des valeurs, d’une si terrible ptôse d’idéal, n’est autre que Manuel Valls. Qui va jusqu’au bout de l’entreprise « néo » : l’ultra-droite. Avec toujours la même logique en forme de garantie politique : la gauche n’existe plus mais j’en viens, donc le discours d’extrême droite que je tiens ne saurait être d’extrême droite. Nous voilà bien parés !
En adoptant le coup de menton national et tout ce qui s’ensuit, Manuel Valls pulvérise la synthèse, aussi fragile qu’artificielle, bricolée de Mitterrand à Hollande. Parce que c’est bien depuis 1981 que le spectre de « l’identité nationale » hante la politique – et non depuis que Nicolas Sarkozy a joué avec ce feu en 2007, comme nous le croyons trop souvent. C’est ce qu’a démontré de façon magistrale Vincent Martigny dans Dire la France. Culture(s) et identités nationales, 1981-1995 (Presse de Sciences Po, 2016 – lire ici son entretien dans Mediapart).
Le terrain idéologique était labouré : territorialisation à outrance (« Qu’est-ce que Fellini sans Rimini ? » dixit Jack Lang), qui en est venue, de fil en aiguille, à minorer puis à nier le droit à la différence, à se méfier du cosmopolitisme, à se défier des immigrés – dont le droit de vote fut repoussé aux calendes grecques. « Vous avez raison, c’est une revendication juste, mais l’opinion publique n’est pas prête et c’est à vous en particulier de préparer cette opinion publique », répond en 1985 François Mitterrand au président de la Ligue des droits de l’homme, Yves Jouffa.
Celui-ci allait s’insurger, en 1989, lors d’un colloque organisé après le (trop) bon score de Jean-Marie Le Pen à la présidentielle de 1988 : « Est-ce que, lorsqu’on a supprimé la peine de mort, en 1981, l’opinion publique était prête ? Est-elle prête encore aujourd’hui ? » Et ce vieil adhérent du parti socialiste de poursuivre, voilà 28 ans, un discours inenvisageable aujourd’hui et même violemment banni par Manuel Valls et les « néos » : « Je considère comme essentiel, à la charnière de la démocratie locale et de la construction européenne, le droit de vote pour les immigrés. […] Ce qui est essentiel, c’est de ne pas laisser plus longtemps les immigrés absents de nos débats et de nos médias. Sur ce point, je pense que nous ne sommes pas assez offensifs. Il est temps de répondre à ceux qui, non seulement à l’extrême droite, mais aussi à la droite classique, nous rebattent les oreilles avec la notion d’identité nationale. »
Mais le ver était donc dans le fruit : l’identité nationale taraudait le PS. Or ce mot « identité » remplace, dans l’inconscient collectif, le mot « race », du fait d’un travail de longue haleine mené par une extrême droite française habile à supplanter l’hégémonie culturelle de la gauche – patente de 1945 à 1975 : feu les trente glorieuses dogmatiques…
Manuel Valls est aujourd’hui, volens nolens, le petit télégraphiste de Jean-Yves Le Gallou, Henry de Lesquen ou Bruno Mégret. Ce dernier se félicitait ainsi, voilà une trentaine d’années : « Sur le plan des idées, nous avons réussi à imprégner la société, y compris dans son vocabulaire, avec les notions d’identité et d’établissement. »
La « lepénisation des esprits » a mené à une « zemmourisation », qui conduit au troisième temps de cette valse : la « vallsisation ». Elle s’opère en ce moment, telle une sinistre leçon de choses politique. Avec cette crainte toujours recommencée à l’égard d’une minorité nationale montrée du doigt – et plus si affinité scélérate. Ce sont aujourd’hui les musulmans, tant il est facile de jouer sur le glissement sémantique islam-islamisme. Manuel Valls use d’une telle suspicion, prompte à se transformer en aversion, tout en l'enrobant dans un discours au fumet encore et parfois de gauche.
Une semblable rhétorique, quand elle commença de viser les juifs au nom d’un discours anticapitaliste, fit énoncer au social-démocrate révolutionnaire allemand August Bebel (1840-1913) cette sentence fameuse : « L’antisémitisme, c’est le socialisme des imbéciles. » Qui donc, aujourd’hui en France, fera comprendre à ceux que Manuel Valls et consorts voudraient enrôler dans leur croisade, que l’islamophobie, c’est le socialisme des imbéciles ?…
(1) Signalons l’incroyable confiance de Léon Blum en la curiosité intellectuelle des lecteurs du Populaire. Non seulement il se réfère à la figure d’Ugolin se repaissant de ses fils qu’évoque Dante dans L’Enfer, mais le leader socialiste fait de surcroît allusion à un poème satirique de Jules Laforgue : « Ugolin mangea ses enfants,/ Afin d’leur conserver un père… »