(...) L'erreur de ceux qui pensent qu'il suffit à un groupe révolutionnaire, surtout lorsque celui-ci a une composition sociale non-ouvrière, de mener une action dure pour gagner à lui le prolétariat révolutionnaire, est au fond, bien que dans un autre contexte et sous d'autres formes, semblable à celle des terroristes russes du siècle dernier. En s'attaquant physiquement, par la bombe ou le revolver, aux représentants de l'autocratisme russe, ils pensaient entraîner les masses paysannes ou ouvrières à lutter à leur tour contre l'État qui les opprimait. Cette contestation radicale d'une société manifestement rétrograde, pensaient-ils, devait faire tâche d'huile. Les masses russes demeurèrent pourtant indifférentes. Lorsqu'elles « contestèrent » à leur tour cette société, en 1905, puis en 1917, ce fut pour de toutes autres raisons que parce que des individus ou des groupes, dont le courage ne fait aucun doute, s'étaient eux-mêmes attaqués physiquement aux défenseurs de cette société, et avaient fait sauter le tsar ou ses ministres.
En fait, il n'est pas question que les révolutionnaires, quels qu'ils soient, gagnent à eux l'ensemble ou même une fraction très importante de la classe ouvrière en dehors des époques révolutionnaires. En temps « normal », leur rôle se borne nécessairement à un travail de propagande, d'agitation pour la propagation de leurs idées, de participation aux luttes concrètes de la classe ouvrière, pour gagner à eux son avant-garde, pour construire le parti révolutionnaire : c'est une tâche dont la longueur dépend autant, sinon plus, des événements que des révolutionnaires eux-mêmes. C'est ce qui a suscité, à toutes les époques et dans tous les pays, l'impatience de certains d'entre eux et les a amenés à rechercher un chemin de traverse, une méthode artificielle, qui permettraient de raccourcir les délais. Le terrorisme pour certains militants russes fut une tentative de ce genre.
Pourtant, le calcul des étudiants allemands, des étudiants japonais et de ceux qui brûlent de les imiter en France reste le même. S'ils ne mettent pas de bombes, ils espèrent eux aussi réveiller les masses, leur donner l'exemple, en allant affronter les matraques des policiers dans la rue.
C'est ce qu'expliquait récemment Karl Dietrich Wolff, président du SDS, dans une interview accordée au Journal « Le Monde ». À la question du journaliste « quels moyens d'action préconisez-vous ? », il répondait : « Dans l'immédiat, l'agitation, la contestation permanente, la provocation pour dévoiler, pour démystifier les rouages véritables du système capitaliste dans lequel nous vivons... » Et à l'autre question : « Comment résumeriez-vous vos intentions ? » : « Renforcer nos bases dans les universités, mettre en évidence les forces de répressions du capitalisme avancé. Les révoltes étudiantes ont un rôle à jouer dans la lutte des classes ».
Certes, aucun marxiste ne nie à priori que l'emploi de la violence soit nécessaire aux révolutionnaires.
Mais il ne s'agit pas pour nous d'une technique propre à mobiliser des couches sociales qui ne le sont pas, encore moins à montrer à ces couches sociales une oppression qu'elles subiraient sans s'en apercevoir. Cette idée, un peu aberrante, ne peut guère naître que dans un milieu petit-bourgeois coupé de la classe ouvrière et pour qui les réactions ou le manque de réactions de celle-ci sont vus et expliqués de l'extérieur.
Le sentiment, confus peut-être mais bien vivant, de son exploitation, de l'injustice qu'il subit quotidiennement, existe chez tout ouvrier. Il n'est pas besoin de « provocations » quelconques pour lui dévoiler une condition « aliénée » (même s'il n'emploie évidemment pas ce mot). Les aspects de sa vie quotidienne et de sa condition de salarié suffisent amplement à le lui montrer. Mais ce n'est pas ce sentiment permanent qui peut expliquer ni les réactions, ni l'absence de réaction de la classe ouvrière. Car, pour réagir, il ne suffit pas de se sentir opprimé, il faut aussi ou bien penser que l'on n'a plus rien à perdre - ce qui est rarement le cas - ou bien avoir l'espoir, même infime, que quelque chose peut tout de même être changé. C'est cet espoir, ou cette absence d'espoir qui fait depuis 100 ans l'histoire du mouvement ouvrier, ses hauts et ses bas.
La violence n'est pour les marxistes qu'une nécessité, imposée par une situation historique ; c'est son emploi permanent par les classes dirigeantes contre les classes opprimées qui l'impose en retour à celles-ci. Mais l'emploi de la violence ne peut être compris, approuvé et accepté par le prolétariat ou une fraction de celui-ci que s'il s'insère dans sa lutte, s'il s'impose pour mener à bien celle-ci. (...)
Les travailleurs français ne comprendraient certainement pas que des étudiants français - même s'ils se réclament de la classe ouvrière - déclenchent des bagarres dans le simple but d'imiter les étudiants allemands. Et dans ce cas, ceux qui en prendraient la responsabilité non seulement manqueraient à coup sûr leur but - si du moins leur but est bien la révolution prolétarienne et pour cela la constitution d'un parti ouvrier révolutionnaire mais risqueraient d'aller à l'encontre de celui-ci, de couper de la classe ouvrière les militants et les groupes d'extrême-gauche, en se livrant à des « provocations » incompréhensibles pour elle. Aujourd'hui, comme hier, le problème essentiel qui se pose, reste pourtant celui de la liaison de cette extrême-gauche avec la seule classe qui peut lui donner sa dimension et son rôle historique, le prolétariat. (...)
Extraits de l'article "Le rôle de la violence hors de l'Histoire", in
Lutte de classe n°15, mai 1968.
https://mensuel.lutte-ouvriere.org/docu ... -hors-de-lArticle qui n'a rien perdu de son actualité, à ceci près que les groupes anarchoïdes qui parasitent les manifestations du mouvement ouvrier se foutent éperdument de se couper ou pas de la grande masse des travailleurs ; ça ne les intéresse pas, et ils n'ont souvent que mépris pour celle-ci, confits qu'ils sont dans une posture individualiste et élitiste. Les Black Blocks sont tout à fait "postmodernes", comme on dit : ils sont même "post-prolétariat".