Dans le "Canard Enchaîné" de mercredi 11 septembre 2019 :
Ces 77 minutes qui accablent la police des polices après la noyade de Steve
L'enquête judiciaire contredit l'IGPN. Le téléphone du jeune homme bornait toujours quand les flics ont chargé !
Au mieux, c'est une erreur ; au pire, un mensonge... Dans son "rapport de synthèse", rendu public le 30 juillet par Edouard Philippe et Christophe Castaner, l'IGPN, la police des polices, écrit, au sujet de Steve Maia Caniço, disparu la nuit de la Fête de la musique et retrouvé le 29 juillet noyé dans la Loire : "Le téléphone de la personne disparue déclenchait un dernier relais téléphonique à 3h16 le 22 juin 2019". Sous-entendu : soit le téléphone n'avait plus de batterie, soit le jeune homme était tombé à l'eau avec son mobile, qui avait alors cessé d'émettre.
Dans cette hypothèse, sa chute se serait donc produite plus d'une heure avant l'intervention musclée des forces de l'ordre sur le quai Wilson, à Nantes - manœuvre destinée à faire cesser la musique. L'un des principaux arguments permettant aux "bœuf-carottes" de l'IGPN de conclure, dans leur synthèse : "Il ne peut être établi de lien entre l'intervention des forces de police de la DDSP44 (...) et la disparition de M. Steve Maia Caniço." Un sacré ouf de soulagement pour l'exécutif. Présentant le rapport depuis le perron de Matignon, le Premier ministre, flanqué de son ministre de l'Intérieur, reprend à son compte le 30 juillet les conclusions des bœuf-carottes : "Il n'y a pas de lien entre l'intervention de la police et la disparition" de Steve. Mais Edouard a dégainé trop vite.
Le téléphone parle
Selon les informations du "Canard", l'enquête judiciaire établit - et le fait est consigné noir sur blanc dans le dossier - que le portable de Steve a continué d'émettre jusqu'à 4h33... soit treize minutes après le début de l'intervention policière ! Plus de temps qu'il n'en faut pour tomber à l'eau, donc. Ce détail horaire a été obtenu par la police judiciaire auprès de l'opérateur téléphonique. L'IGPN, pour sa part, s'était contentée de retranscrire l'heure du dernier SMS envoyé par Steve. La PJ, de son côté, a récupéré l'ultime "ping" (les techniciens des télécoms désignent ainsi le signal qu'envoie régulièrement tout appareil, en mode veille, à la borne téléphonique la plus proche).
En découvrant cet écart de 77 minutes (...), les deux magistrats nantais chargés du dossier l'ont eu tellement mauvaise qu'ils ont demandé, et obtenu, leur propre dessaisissement. Une décision officiellement prise, a déclaré le procureur général de Nantes, pour "garantir la sérénité de l'information judiciaire et l'impartialité objective de la juridiction saisie." Désormais, ce sont deux juges de Rennes qui mènent l'enquête.
Le ping de 4h33 localise le jeune homme sur le quai Wilson, en bord de Loire. Depuis la publication du rapport de l'IGPN, la PJ a entendu un témoin clé. Ludovic affirme avoir laissé allongé en bordure de quai son ami Steve, avec la promesse de le retrouver plus tard. Peu de temps après, à 3h16, il a reçu le dernier SMS envoyé par son pote : "Je suis trop fatigué (...). On peut se retrouver ou quoi ?" Après la charge policière, Ludovic cherchera Steve, en vain.
Les placards s'entrouvrent
"Il y a peu de chances que l'on sache comment et pourquoi Steve est tombé à l'eau, reconnaît un enquêteur. On ne peut formuler que des hypothèses : a-t-il été pris de panique après un réveil en sursaut ? A-t-il été victime d'un mouvement de foule provoqué par le grenadage des forces de l'ordre ? Seule certitude : il dormait tout près du fleuve au moment de l'intervention."
(...)
Au moment du bouclage du "Canard", l'Intérieur, tenaillé entre l'opinion publique et les syndicats de police, hésitait encore sur la manière de sanctionner le commissaire commandant la troupe ce soir-là. Le sort du préfet de région, lui, était scellé : "remercié" à court ou moyen terme. Bienvenue au placard !
En coupant des têtes, le gouvernement pensait éteindre définitivement la polémique qui couve depuis fin juin. Il va devoir assumer ses commentaires précipités et composer avec la très encombrante découverte de la PJ, désormais "cotée" au dossier d'instruction. Avec, en prime, un nouveau coup porté à la crédibilité de l'IGPN, dont le manque de zèle dans l'enquête sur les violences policières en marge des manifs de gilets jaunes, déjà, n'était pas passé inaperçu. (...)
Didier Hassoux et Christophe Labbé