Les nouveaux réactionnaires

Tout ce qui touche de près ou de loin à l'actualité politique en France

Message par Louis » 12 Jan 2003, 20:34

La publication de l'ouvrage de Daniel Lindenberg, "Les Nouveaux Réactionnaires", a provoqué une polémique qui élude les causes de la dérive de certains intellectuels.

"Nouveaux réactionnaires" ? Réaction-naires, sans doute. Nouveaux, pas tellement. En la matière, on fait un peu de neuf avec beaucoup de vieux. Dans la galerie des "nouveaux réactionnaires", on retrouve en effet au grand complet les ex-nouveaux philosophes, fourbus d'avoir fidèlement servi, un quart de siècle durant, le nouvel ordre libéral. Par exemple, Revel, la voix chevrotante de l'Occident impérial. Entrent en plus dans ce hit parade le tandem Houellebeq-Dantec, authentiques réacs de notre temps, dont une presse branchée fait, hélas, les héros littéraires d'une nouvelle génération.

Faillite intellectuelle

Rien de très nouveau, si ce n'est que la réaction se porte désormais en bandoulière. Le rapprochement fusionnel entre la droite du centre et la gauche du centre a rendu les frontières si poreuses qu'un Luc Ferry pourrait passer d'un ministère Raffarin à un ministère Fabius sans avoir même l'air de retourner sa veste. Ainsi, en pleine négociation sur le Pare, Blandine Kriegel, Alain Finkielkraut et quelques autres notables du concept banquetaient au siège du Medef. On a pu voir Alain Finkielkraut (de tous les mauvais coups), Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff et Shmuel Trigano témoigner à charge dans des procès contre Daniel Mermet. L'accusation ignoble (d'antisémitisme !) fut bien sûr déboutée, mais la calomnie laisse toujours des traces. Nos Pieds Nickelés y auront honteusement contribué en plaidant pour la censure contre un journaliste de radio soucieux d'exercer son métier sans perdre son sens critique. C'est à ces petits rien qu'on mesure l'étendue de leur faillite intellectuelle et morale.
La querelle des "nouveaux réactionnaires" (et, par ricochet, des "nouveaux progressistes") fait partie de ces guerres pichrocolines dans lesquelles le microcosme médiatique s'étripe à coups d'épées de bois et de pistolets à eau. Ces flatulences polémiques sont inversement proportionnelles à l'importance des enjeux, comme s'il fallait s'inventer à tout prix de bonnes causes domestiques pour mieux se détourner des grandes causes qui ébranlent le monde.
Lindenberg se livre ainsi à une cueillette de citations permettant d'en stigmatiser les auteurs. Restant dans le registre pamphlétaire qui esquive le débat d'idées, son pamphlet est symétrique, dans son procédé, à celui d'un Pierre-André Taguieff (La Nouvelle Judéophobie). Il tombe dans les mêmes travers de l'amalgame. Il manie avec autant de désinvolture le délit de mauvaise fréquentation : commenter Carl Schmitt suffit à être suspecté. On n'a pas tardé à le vérifier, avec le mauvais procès intenté par Jean-Charles Zarka à Etienne Balibar (préfacier critique de Schmitt) : la police de la pensée n'est pas loin derrière le "rappel à l'ordre".

Perte des repères

En revanche, Lindenberg ne s'interroge guère sur la conjoncture politique dans laquelle s'inscrit cette lamentable dérive de certains intellectuels. Cette déchéance intellectuelle et morale, c'est ce qui arrive quand on commence à considérer qu'il n'y a plus de repères, plus de lignes de partage, que droite et gauche, c'est du pareil au même. Le terme même de réactionnaire devient alors problématique. Le leitmotiv dominant de la droite est aujourd'hui celui de la mondialisation béate : "tout ce qui est ouvert, tout ce qui bouge, est bon à prendre". Cette apologie du mouvement est au demeurant parfaitement compatible avec le discours conservateur sur les valeurs traditionnelles en matière de famille ou de sécurité. Le théâtre d'ombres, où de nouveaux progressistes fantomatiques ferraillent contre l'esprit de la nouvelle réaction, est une mise en scène de leurres. On y évite les questions majeures qui permettraient de redessiner les lignes de front : la refondation sociale du Medef, les nouvelles guerres impériales, la crise générale de la loi de la valeur, la marchandisation du vivant, la construction européenne (laquelle ?), l'indifférence assourdissante face à l'écrasement du peuple palestinien. Gageons que la zizanie entre les idéologues d'Esprit et ceux du Débat, s'apaisera demain devant un nouveau plan Juppé sur la réforme des retraites et qu'ils se retrouveraient alors comme un seul homme, ainsi qu'en hiver 1995, derrière Nicole Notat.

Union sacrée

La trahison des clercs est une histoire ancienne. Les intellectuels ne sont pas faits d'une autre étoffe que le citoyen lambda. Ils ont majoritairement tendance à se ranger du côté du manche, plutôt que du côté qui prend les coups. Pour un Zola, un Sartre, un François Maspéro, un Vidal-Naquet, combien d'intelligences serviles ? Travailler sur les idées ou sur les mots n'est pas une garantie de clairvoyance politique ou de sainteté éthique.
Ce qui est réellement nouveau, c'est la situation elle-même. Après les tours de Manhattan, l'année écoulée aura vu la chute de la maison Enron, symbole de la nouvelle économie, et la débâcle de l'économie argentine, hier encore élève-modèle du FMI. La planète vit depuis dans l'état d'exception permanent décrété par George Bush. Sharon occupe la Cisjordanie, écrase Jénine, et parque les Palestiniens derrière un nouveau mur de la honte. Le militarisme impérial repart de plus belle. On se demande chaque jour quand la guerre de Troie (ou de Babylone) aura lieu.
Les demi-teintes, les bienséances, les connivences mondaines n'y résistent pas. Les masques tombent et les maquillages s'écaillent. Le juste milieu des moralistes qui craignent de tomber entre deux feux s'affaisse. Ils aimeraient tant que l'histoire les laisse en paix. Mais le monde se déchire. Difficile pour les gouvernants européens de concilier le soutien à la croisade antiterroriste de Bush et la défense de la cause tchétchène ? Alors, on ferme pudiquement les yeux devant les crimes de Poutine : union sacrée impériale oblige ! Difficile, pour Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann, de combattre la purification ethnique dans les Balkans et de l'ignorer quand elle s'exerce contre les Palestiniens ? Alors, on la boucle et on regarde ailleurs : union sacrée occidentale oblige !
Si nouveauté il y a, elle est entre autres dans la massification du travail intellectuel et dans son extension à toutes les sphères du travail social. A mesure que le "general intellect" se socialise, les maîtres-penseurs se font rares. Qui s'en plaindrait ? Michel Foucault avait prévu ce passage de l'intellectuel généraliste à "l'intellectuel spécifique". Il avait moins prévu l'avènement de l'intello-mégalo qui s'épanouit dans le spectacle postmoderne.
Face à ce narcissisme de caste, une figure nouvelle d'engagement prend forme, de Porto Alegre à Florence, dans les mouvements contre la guerre impériale et contre la mondialisation capitaliste. Harold Rosenberg considérait l'intellectuel militant comme un intellectuel qui ne pense pas. On pourrait lui opposer qu'un intellectuel qui ne milite pas est un intellectuel irresponsable, qui peut zapper ses errements de la veille sans jamais avoir à en rendre compte à personne.

Daniel Bensaïd.
Louis
 
Message(s) : 0
Inscription : 15 Oct 2002, 09:33

Message par pelon » 13 Jan 2003, 14:26

(discufred @ lundi 13 janvier 2003 à 11:47 a écrit :Tout ça ne concerne qu'un microcosme intellectuel de peu d'intérêt. Franchement, qui lit BHL, Glucksmann, Revel et compagnie ? Je n'ai jamais rencontré un seul lecteur de ces écrivains. Je ne fréquente pas des milieux très cultivés, mais quand même... J'ai bien l'impression que le rôle de ces baudruches est surrévalué justement par la bourgeoisie qui a besoin de se trouver des cautions intellectuelles. Autrefois, des Zola et des Sartre étaient lus, au moins. Ce qui changeait un peu les données du problème. Je me demande même si perdre du temps à publier des articles pour dénoncer ces "nouveaux réactionnaires" ne contribue pas à leur donner plus d'importance qu'ils n'en méritent.

C'est vraiment la tempête dans un verre d'eau. Tout à fait d'accord, les gens s'en contrefichent. Pas parce que les nouveaux réacs en question sont des intellectuels , mais parce qu'ils ne sont rien d'autre que des brasseurs de vent. D'ailleurs, ils sont toute une palanquée à ne pas valoir mieux par exemple dans les journaux comme Libération, Le Monde, le nouvel observateur...qui a d'ailleurs piqué ce concept à un inventeur du terme nouveau réac.
Le retour d'URSS de Gide, cela avait eu un certain retentissement y compris dans le mouvement ouvrier. BHL cela a parfois un impact qui part de la Closerie des Lilas et atteint par jour de grand vent la brasserie Lipp. On ne peut même pas parler de "poubelle de l'histoire", ce serait calomnier cette dernière.
pelon
 
Message(s) : 33
Inscription : 30 Août 2002, 10:35

Message par stef » 13 Jan 2003, 17:35

:laugh:
Je réutiliserai la formule !
stef
 
Message(s) : 0
Inscription : 15 Oct 2002, 11:50

Message par Louis » 13 Jan 2003, 18:37

Ca doit etre pour ca que le camarade bensaïd utilise l'expression "caniche de garde" (dans les années 30 c'était les "chiens de garde")

Maintenant peut on tout a fait rester indifférent a cette sorte de dillution des intelectuels (bourgeois) ? Voila ma question (meme si je me la pose déja a moi même)

Les intelectuels (meme bourgeois) sont quand meme porteur de nouvelles approches, de nouveaux "paradigmes" (tout de suite les insultes) et leur perte de substance n'est pas tout a fait indifférente pour des gens qui se revendiquent du "socialisme scientifique" Bourdieu et son "habitus", Deleuze et son analyse du capitalisme schizophrene, Derrida (tres bon livre de Derrida sur le marxisme et son héritage) sont quand meme des piliers sur lesquel batir une analyse marxiste renouvelée
Louis
 
Message(s) : 0
Inscription : 15 Oct 2002, 09:33

Message par Barnabé » 14 Jan 2003, 00:30

(lcr @ . a écrit :Les intelectuels (meme bourgeois) sont quand meme porteur de nouvelles approches, de nouveaux "paradigmes" (tout de suite les insultes) et leur perte de substance n'est pas tout a fait indifférente pour des gens qui se revendiquent du "socialisme scientifique" Bourdieu et son "habitus", Deleuze et son analyse du capitalisme schizophrene, Derrida (tres bon livre de Derrida sur le marxisme et son héritage) sont quand meme des piliers sur lesquel batir une analyse marxiste renouvelée


Si on discute en terme de théorie politique (parceque sur l'histoire de l'art, par exemple, je ne doute pas que des intellectuels puissent apporter de nouvelles approches) je ne suis pas d'accord avec toi.
Le problème de ces intellectuels, c'est que quoique tout ce qu'ils disent puisse être fort intéressant, cela ne batira jamais un analyse marxiste (renouvelée ou pas). Une analyse marxiste n'est pas quelquechose qui s'élabore avec un stylo et un papier, mais reflete la préoccupation de comprendre le monde en vu de le transformer; la théorie marxiste ne peut pas être coupée d'une pratique militante révolutionnaire.
Pour l'anecdote, à la fac de Nanterre j'ai eu des cours avec Balibar ou Jacques Bidet, qui passent pour des spécialistes de Marx (qui sont par ailleurs d'anciens intellectuels du PC). Et bien ces bons "marxologues" (ou peut-être "marxologistes"?) racontaient tout un tas de choses fort intérressantes sur Marx (la filiation des grundrisse et de Capital, tout ça...), mais ils étaielnt incapables d'apréhender la classe ouvrière comme autre chose qu'un "concept", en tout cas comme la classe sociale porteuse d'un projet historique pour l'humanité à travers la lutte révolutionnaire (mais peut-être que là je ne renouvelle pas assez le marxisme?). Et le résultat, c'est que dès qu'ils parlaient du monde réel, ils avaient des prises de positions plutôt sympa (contre la guerre, solidaire du peuple palestinien...) mais ils étaient profondément réformistes (Bidet est élu gauche plurielle au conseil municipal de Nanterre). Et oui, les conditions sociales d'existence déterminent la conscience...
Barnabé
 
Message(s) : 0
Inscription : 11 Oct 2002, 20:54

Message par com_71 » 14 Jan 2003, 00:39

(lcr @ . a écrit :analyse marxiste renouvelée
Ce n'est pas parce que une analyse marxiste se doit d'être énergique qu'il faut aussi qu'elle soit renouvelée... Oui, je sais, VIVENT LES ENERGIES RENOUVELABLES ! Ah, la mode...
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
Avatar de l’utilisateur
com_71
 
Message(s) : 6002
Inscription : 12 Oct 2002, 00:14

Message par pelon » 17 Jan 2003, 14:46

(com_71 @ mardi 14 janvier 2003 à 00:39 a écrit :
(lcr @ . a écrit :analyse marxiste renouvelée
Ce n'est pas parce que une analyse marxiste se doit d'être énergique qu'il faut aussi qu'elle soit renouvelée... Oui, je sais, VIVENT LES ENERGIES RENOUVELABLES ! Ah, la mode...

Tu essaie de m'enlever mon titre :D du meilleur jeu de mots ?
pelon
 
Message(s) : 33
Inscription : 30 Août 2002, 10:35

Message par Louis » 17 Jan 2003, 16:30

je salue aussi le jeu de mot : manquerait plus que je désigne une "visée communiste" :cry: et mon compte serait bon

Treve de plaisanterie : la question du marxisme renouvelée, c'est que oui, marx et le marxisme sont des concepts et pratiques a renouveler, d'abord parce que pour moi il s'agit d'un corpus VIVANT et que d'autre part de nouvelles questions se posent, des phénomènes sociaux et économiques d'importances etc etc Par exemple sur le processus de développement des forces productives, mais aussi sur le concept d"'industries culturelles", à la fois importante sur un plan économique et déterminantes d'un point de vue culturel mais aussi politique Je ne cite que quelques exemples mais on pourrait les multiplier a l'infini

De ce point de vue, l'analyse de bensaïd pose bien le probleme de la perte de substance desdits intellectuels en interprétant la modification profonde du mode de production intellectuelle, et les conséquences que cela peut avoir sur lesdits intelectuels

Pour balibar, que je connait contrairement a Bidet, je dirait simplement que son "dictionnaire critique du marxisme" m'a aidé dans ce renouvellement du marxisme dont je sens la nécessité Et pareil, il y a un tas de philosophes, d'économistes bourgeois etc qui peuvent te nourrir

Sinon
a écrit :les conditions sociales d'existence déterminent la conscience
est vrai, sans aucun doute. Pourtant les gens auquel on se réfère était d'une part un intellectuel petit bourgeois vivant d'une façon tout a fait traditionnelle pour le XIX siècle et engrossant la bonne, et l'autre devint directeur d'usine pour financer les travaux du premier Quels conséquences pratiques cela implique t il selon toi dans l'élaboration de leur pensée. Et la aussi alors, il faudrait renouveller le marxisme, en fonction de la conséquence que n'a pas manquée d'avoir cette origine petite bourgeoise
Louis
 
Message(s) : 0
Inscription : 15 Oct 2002, 09:33

Suivant

Retour vers Politique française

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 12 invité(s)

cron