Siné et Val se battent... et tout le gotha médiathique s'en mêle...
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Quand "Charlie Hebdo" ne fait plus rire
LE MONDE | 29.07.08 | 14h30 • Mis à jour le 29.07.08 | 14h34
'un côté "Bob" Siné, de l'autre Philippe Val. Le premier est dessinateur à l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo ; le second en est le directeur et l'éditorialiste. Depuis trois semaines, l'affrontement de ces deux ego a donné naissance à l'"affaire Siné".
Elle déchire le petit monde de la presse et se nourrit d'elle-même. Analyses et points de vue, dans les journaux et sur la Toile, succèdent aux "précisions" et aux droits de réponse. L'"affaire" donne lieu à un déluge d'articles et de tribunes. Le philosophe Bernard-Henri Lévy dans Le Monde, l'essayiste Alexandre Adler dans Le Figaro, les directeurs de Libération et du Nouvel Observateur, Laurent Joffrin et Denis Olivennes, dans leurs journaux, mais aussi Philippe Cohen sur l'écran du site d'information Marianne2, ou Edwy Plenel sur Mediapart, l'ont tous commentée, sans oublier Rue89, en pointe sur le sujet. Lecteurs et internautes, pas toujours d'accord, s'en saisissent. La presse étrangère (de la FAZ allemande au Quotidien d'Oran) et les dessinateurs - Plantu dans L'Express ou Killoffer dans La Vie - ne sont pas en reste.
Une chronique de Siné parue le 2 juillet dans Charlie, a tout déclenché. Vétéran du dessin de presse qu'il pratique depuis plus de cinquante ans et qu'il a contribué à "déniaiser" en brocardant toutes les religions et les pouvoirs et en parlant ouvertement "cul", Maurice Siné, "Bob" pour ses proches, est un provocateur-né. Anticlérical, antimilitariste, anti-tout - à part le jazz et les chats. A 79 ans, ce libertaire, ce surdoué du trait, qui fut porteur de valises pour le FLN, adora la révolution cubaine et publia le journal L'Enragé en 1968 avec Jean-Jacques Pauvert, milite toujours. Pour la cause palestinienne cette fois.
Depuis sa reparution il y a seize ans, en juillet 1992, Charlie Hebdo publie, comme chaque semaine, la chronique de Siné, la bien nommée "Siné sème sa zone", un mélange de textes d'actualité, de coupures de presse et de dessins parfois salaces. Trois paragraphes, cette fois, attirent l'oeil. Un espace blanc, étiqueté "autocensuré", en réaction à une diatribe de son "patron", Philippe Val, contre le journaliste Denis Robert, un des "découvreurs" de l'affaire Clearstream, société dont l'avocat est aussi celui de... Charlie Hebdo.
"UNE TOURNURE IMBÉCILE"
La chronique se poursuit, et c'est là où le bât commence à blesser : "Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général UMP, est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle pour délit de fuite en scooter. Le parquet (encore lui !) a même demandé sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n'est pas tout : (Jean Sarkozy) vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d'épouser sa fiancée, juive et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie ce petit !" Enfin, tout à la fin, à propos d'un article de Christophe Barbier dans L'Express qui, selon lui, enjoint "brutalement les musulmans d'abandonner leurs traditions", Siné s'interroge : aurait-il écrit la même chose s'agissant de juifs ? Et il clôt ainsi sa chronique : "Moi, honnêtement, entre une musulmane en tchador et une juive rasée, mon choix est fait !"
A Charlie, personne sur le coup ne relève l'outrance, personne ne parle d'antisémitisme. "Cela fait longtemps que je ne lis plus la chronique de Siné. On a commis une faute de relecture, reconnaît aujourd'hui Philippe Val. Ce texte méritait au moins une mise au point afin de lever l'ambiguïté. Le lien judaïsme-argent, ce n'est pas rien".
"L'affaire" éclate le 8 juillet, quand Claude Askolovitch, journaliste au Nouvel Observateur, évoque sur RTL la chronique de Siné : "C'est un article antisémite dans un journal qui ne l'est pas, qui s'appelle Charlie Hebdo."
Des bruits commencent à courir. Philippe Val aurait été appelé par un conseiller de Jean Sarkozy l'informant d'une plainte à venir. Version contestée par un proche de ce dernier pour qui "ni lui ni Jessica, sa fiancée, n'ont jamais eu l'intention de déposer plainte, même si cette dernière était écoeurée". Au passage, ajoute-t-il, Jean Sarkozy n'a jamais pensé se convertir. Cette rumeur est colportée par la presse people depuis un an.
Désireux de ne pas voir Charlie traîné devant les tribunaux pour antisémitisme - un comble alors que l'antiracisme est un point essentiel de sa charte ! -, Val convainc Siné de s'excuser. Le dessinateur obtempère puis se ravise en apprenant que le directeur de Charlie a mobilisé sa rédaction, assurant qu'elle était "unanime" à le désavouer, alors que les dessinateurs Tignous et Willem, ainsi que le chroniqueur Michel Polac manquaient à l'appel. Après un entretien orageux, Val explique à Siné qu'il n'a plus sa place au journal. "Cela fait deux ans que Val veut me virer", assure Siné, qui réfute tout antisémitisme et porte plainte pour diffamation contre Claude Askolovitch.
Val et Siné se détestent cordialement. Ils coexistent depuis seize ans dans les pages du journal. S'ils ne font que se croiser, l'éditorial de Philippe Val et la chronique de Siné jouent au ping-pong, parfois avec violence. Tous deux autodidactes athées, ils ne sont pourtant d'accord sur rien : l'Europe, la seconde Intifada, Israël, les frappes de l'OTAN au Kosovo, l'affaire Clearstream...
Philippe Val, 55 ans, a d'abord formé un duo de chansonniers avec Patrick Font, puis est devenu journaliste et écrivain... Brillant touche-à-tout, pourfendeur de tous les intégrismes, il se définit lui-même comme "social-démocrate". Ses détracteurs rigolent de son besoin de reconnaissance médiatique et de ses liens avec des patrons de presse en vue. Lui-même patron et actionnaire de Charlie, Val abhorre le gauchisme à la Siné.
Dans cet affrontement, la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) et SOS Racisme défendent la position de Val. Dans l'autre camp, une pétition de soutien à Siné dénonçant un "procès en sorcellerie" réunit 3 000 signatures, dont celles des philosophes Daniel Bensaïd et Edgar Morin, d'Olivier Besancenot, de Rony Brauman, du DAL (Droit au logement), de l'avocate Gisèle Halimi, de l'écrivain Gilles Perrault...
La messagerie de Philippe Val explose de ragots, d'injures et de jugements à l'emporte-pièce. Siné, lui, est accusé d'avoir hué les noms de personnalités juives à un meeting il y a quatre ans, et se voit rappeler avoir été condamné pour antisémitisme, il y a vingt-trois ans. Mais il s'en était excusé.
Qu'en pense François Cavanna, la figure tutélaire, celui qui fonda avec le professeur Choron, Gébé, Reiser, Cabu et Wolinski le premier Charlie des années 1970, héritier de Hara Kiri "journal bête et méchant" ? "Siné, écrit-il dans sa chronique du 30 juillet, a fait le con" et Val "a choisi la mauvaise voie" en le licenciant. Mais surtout, dit-il, l'affaire a pris "une tournure imbécile".
Yves-Marie Labé