To psy or not to psy

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Message par luc marchauciel » 13 Fév 2012, 12:55

Sur le blog de Frank Ramus, chercheur en sciences cognitives :

http://franck-ramus.blogspot.com/2012/02/l...ictimes-de.html

a écrit :
Les enfants "dys" aussi sont victimes de la psychanalyse

Le documentaire "Le Mur ou la psychanalyse à l'épreuve de l'autisme" met crûment en lumière la persistance de théories et de pratiques psychanalytiques totalement dépassées, réfutées scientifiquement, et inefficaces, dans la prise en charge des enfants avec autisme en France. Grâce à ce documentaire, du fait de la tentative de censure dont il fait l'objet, et de l'exposition médiatique et de la prise de conscience politique qui ont suivi, la prise en charge de l'autisme en France est sur le point de progresser autant en 2012 qu'au cours des trente années qui ont précédé.

On ne peut que s'en féliciter pour les enfants autistes et leurs familles. Et les autres? Les enfants autistes ne sont pas les seules victimes de la psychanalyse. Il ne faudrait pas qu'ils soient les seuls bénéficiaires de la prise de conscience qui est en train de s'opérer.

Les enfants avec troubles spécifiques du langage ou des apprentissages (dyslexie, dyscalculie, dysphasie, dyspraxie, et autres troubles dits "dys") et leurs familles ont été victimes des mêmes théories et des mêmes pratiques que les enfants autistes: mère trop distante ou trop fusionnelle, père pas assez présent, complexe d'Œdipe mal résolu, "secret familial", absence de "désir de parler", manifestation d'une souffrance, dysharmonie, psychose[1]… Ces hypothèses ont été les seules considérées par beaucoup de psychanalystes qui ont pris en charge des enfants dys, alors même qu'elles n'ont jamais été étayées par des données scientifiques, et alors qu'en parallèle les données s'accumulaient en faveur de l'hypothèse de troubles neurodéveloppementaux d'origine en partie génétique[2].

Les  troubles spécifiques du langage et des apprentissages, dont la prévalence est dix fois celle de l'autisme, ont largement bénéficié du rapport Ringard sur l’enfant dysphasique et l’enfant dyslexique (2000), qui a débouché sur la circulaire pour la « Mise en œuvre d'un plan d'action pour les enfants atteints d'un trouble spécifique du langage oral et écrit » (7 février 2002). Ces mesures ont permis la création des centres référents pour les troubles du langage, ont conduit à mettre à jour la formation de nombreux professionnels, et ont incontestablement apporté au cours des dix dernières années une amélioration significative du diagnostic et de la prise en charge des enfants avec troubles du langage ou des apprentissages.

Pourtant, aujourd'hui encore, on compte de nombreux enfants "dys" en situation d'errance diagnostique et/ou thérapeutique, notamment dans les Centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP). Ces enfants sont souvent pris en charge suivant une grille de lecture exclusivement psychanalytique, sans diagnostic pluridisciplinaire, sans rééducation adaptée, à l'encontre de toutes les recommandations scientifiques et médicales, françaises et internationales. Lorsqu'ils sont finalement diagnostiqués et pris en charge d'une manière adéquate, il est souvent bien tard, beaucoup d'années de scolarité ont été perdues, et au fil des années de nombreuses difficultés se sont superposées au trouble initial: échec scolaire, perte d'estime de soi, troubles psychologiques, conflits familiaux… Il est temps que cesse cet immense gâchis.

Il ne s'agit pas pour autant de rejeter tout apport de la psychologie ou de la psychiatrie aux troubles dys. Une partie des enfants dys ont également des troubles psychologiques voire psychiatriques, souvent consécutifs à la situation d'échec et de détresse dans laquelle ils sont plongés. Ces troubles, même s'ils ne constituent pas la cause primaire des troubles du langage ou des apprentissages, nécessitent aussi une prise en charge, et celle-ci doit être efficace, donc évaluée.

En résumé, les enfants "dys" ont besoin d'une part, d'un diagnostic pluridisciplinaire, basé sur les classifications médicales internationales, incluant typiquement au moins un bilan de langage et un bilan neuropsychologique. Une grille de lecture exclusivement psychanalytique est inadéquate pour un diagnostic correct. D'autre part, ils ont besoin d'une prise en charge globale, incluant une rééducation adaptée au profil cognitif spécifique de l'enfant, et, si les symptômes le justifient, d'une prise en charge psychologique. Mais cette dernière ne doit pas se faire en lieu et place d'une rééducation. De plus, les méthodes de rééducation et de psychothérapie doivent être évaluées et faire la preuve de leur efficacité, ce qui fait cruellement défaut actuellement. Enfin, les retards d'apprentissage s'accumulent vite et se rattrapent difficilement, et les prises en charge offrent un pronostic d'autant meilleur qu'elles interviennent tôt, d'où l'importance d'un diagnostic précoce, sans attendre un quelconque "désir" et sans passer par une longue phase d'observation informelle. Pour permettre la mise en œuvre effective de ces mesures, une mise à jour de la formation de tous les professionnels concernés paraît impérative.

Franck Ramus, directeur de recherches au CNRS
Christine Auché-Le Magny, ergothérapeute
Valérie Barray, ergothérapeute
Pierre-André Dupire, directeur d’Institut médico-pédagogique
Michel Habib, neurologue
Vincent Lochmann, président de la Fédération Française des Dys
Michèle Mazeau, médecin de rééducation


--------------------------------------------------------------------------------

[1] Un bel exemple de discours psychanalytique sur les dys peut se lire ici: http://www.lacan-universite.fr/wp-content/..._psy-dys-ie.pdf
[2] Expertise collective de l'Inserm. (2007). Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie: Bilan des données scientifiques. Paris: Editions INSERM. Téléchargeable sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rap...190/index.shtml.
luc marchauciel
 
Message(s) : 73
Inscription : 12 Avr 2008, 18:37

Message par Jacquemart » 13 Fév 2012, 16:11

Granit tempête, crie, et accuse sans cesse les autres de refuser de discuter du fond. Mais on peut relire toutes les pages qui précèdent : pas une seule fois il ne répond aux questions qu'on lui pose, pas une seule fois il ne développe, justement, des arguments sur le fond.

Donc, oui, je le répète, je pense que Totem et tabou ne vaut absolument rien en anthropologie. Si tu penses le contraire, tu dis quoi, et on en discute. Si tu penses que d'autres ouvrages psychanalytiques, écrits par Freud ou par quiconque, apportent quelque chose à l'anthropologie, tu dis lesquels et quoi, et promis, je tâcherai de les lire et d'en discuter. Encore une fois, voyons de près qui veut discuter du fond et qui se dérobe.
Avatar de l’utilisateur
Jacquemart
 
Message(s) : 203
Inscription : 16 Déc 2003, 23:06

Message par canardos » 13 Fév 2012, 16:47

je n'avais pas lu Totem et Tabou de Freud...

alors Jacquemard m'a donné envie de faire un petit tour sur Wikipedia.

voila un extrait de l'article:

a écrit :

Parallèle entre « société primitive » et psychopathologie[modifier]

Freud compare donc l'évolution des croyances humaines et les pathologies mentales, partant du présupposé psychanalytique usuel que l'étiologie psychopathologique prend place dans l'enfance et la première enfance.

Ainsi, dans l'exercice de la pensée magique et des rites totémistes et animistes, Freud repère une similitude avec les rites obsessionnels destinés à écarter l'angoisse ou à empêcher l'explosion de sa haine inconsciente (en raison d'une fixation au stade anal à l'abord d'un complexe d'Œdipe problématique).

Si les « sauvages » totémistes décrits par Freud sont culturellement au stade anal, les occidentaux seraient au stade phallique, développant la problématique de la castration.
Une théorie de la culture[modifier]
Le repas totémique comme fondement de la culture[modifier]

La culture est donc née sous les auspices du meurtre et de l'inceste.

Les deux tabous universels de l'inceste et du meurtre proviendraient donc de cet assassinat originel, suivi de remords, cet acte que l'enfant se contente de fantasmer avant de le refouler, et de lui aussi intégrer sous forme d'instance morale (ultérieurement appelée Surmoi) les deux interdits principaux.

Afin d'expliquer cette transmission psychique d'interdits culturels, Freud utilise ici la théorie de Lamarck de conservation et transmission des caractères acquis (réfutée depuis par la communauté scientifique) : le festin primitif resterait donc en quelque sorte une sorte de mémoire phylogénétique, expliquant l'universalité du complexe d'Œdipe.

La culture selon Freud

Pour Freud, culture et psychique sont en interaction : s'il n'y avait pas de culture (relayée par les interdits parentaux) nous vivrions dans le domaine de la jouissance (concept interprétatif lacanien: référence freudienne exacte à rechercher) immédiate.
La culture serait donc ce qui nous pousse à nous défendre contre nos pulsions, à y renoncer, en échange de dédommagements que Freud expose dans L'Avenir d'une illusion.

L'idée de Freud est que les sociétés humaines parcourent un chemin linéaire et similaire, comportant un départ et donc une fin : il suppose ainsi que les sociétés totémiques et animistes sont des "enfants", des sociétés enfants par rapport aux civilisations monothéistes, plus avancées sur l'échelle des cultures.
Freud présume donc que le passage du totémisme et du polythéisme au monothéisme de type judéo-chrétien, avec cette nouvelle figure paternelle toute-puissante et unifiée résulte de ce développement linéaire de la culture, et constitue donc un pas de plus vers l'âge adulte culturel.



les société animistes et totemistes seraient donc des enfants au stade anal et nos sociétés seraient le stade adulte avec la nouvelle figure paternelle toute puissante que représente Dieu...

Guéant a donc du lire Totem et Tabou, il faut croire
canardos
 
Message(s) : 18
Inscription : 23 Déc 2005, 16:16

Message par canardos » 13 Fév 2012, 18:47

Dans son livre "cette leçon de la vie" le dernier des dix volumes de " réflexions sur l'histoire naturelle " sorti à la fin de 2001 Stephen J Gould consacre quelques pages à la vision anthropologique et evolutionniste de Freud. Il y cite notamment outre Totem et tabou "la fantaisie phylogenetique" publiée par Freud en 1915.

voila la critique de Gould:

a écrit :

La fantaisie évolutionniste de Freud

© Stephen J. Gould - Cette vision de la vie.

En 1897 les écoles publiques de Détroit testèrent à grande échelle un nouveau programme scolaire censé être idéal. En première année, les élèves liraient Le Chant de Hiawatha (1) parce qu'à cet âge les enfants revivent les états "nomades" et "sauvages" de leur passé évolutif et devraient donc apprécier ce héros dont ils partagent la sensibilité. Deux années plus tard, Rudyard Kipling écrivit le plus grand hymne poétique adressé à l'impérialisme, Le Fardeau de l'homme blanc, dans lequel il exhortait ses concitoyens à assumer la dure responsabilité de ces "peuples nouvellement conquis, maussades, mi-diables mi-enfants". Teddy Roosevelt, qui avait le sens de la formule, écrivit à Henry Cabot Lodge (2) que cette oeuvre était "très pauvre poétiquement mais très sensée d'un point de vue expansionniste".

Ces événements disparates reflètent l'énorme influence sur la culture populaire d'une théorie évolutionniste dont l'impact, au-delà de la biologie, venait immédiatement après celui de la sélection naturelle. Cette théorie affirmait, en un aphorisme peut-être légèrement obscur mais non dénué de mélodie, que "l'ontogénie récapitule la phylogénie", autrement dit qu'au cours de son embryogenèse, un organisme traverse une succession de stades qui représentent les ancêtres adultes tels qu'ils sont chronologiquement apparus dans l'histoire. Les fentes branchiales de l'embryon humain renvoient à notre lointain passé de poissons, tandis que sa queue (qui se résorbe ultérieurement) représente notre stade reptilien ancestral.

Si la biologie a abandonné cette théorie il y a quelque cinquante ans, pour diverses raisons exposées dans mon livre Ontogeny and Phylogeny ce ne fut pas avant - pour ne citer que trois exemples de ses multiples répercussions concrètes - d'avoir servi de fondement à une hypothèse influente disant que les "criminels nés" agissent par nécessité, infortunées victimes d'un faible brassage génétique se traduisant par la rétention de caractères primaires transcendés avec succès dans l'ontogénie des personnes normales; d'avoir conforté diverses affirmations racistes en identifiant les adultes des cultures "primitives" à des enfants caucasiens en manque de discipline et de domination; et d'avoir structuré, dans de nombreuses villes américaines, les programmes de l'enseignement primaire en assimilant les jeunes enfants aux hommes et femmes adultes d'un passé primitif.

La récapitulation joua également un rôle profond, mais presque totalement inaperçu, dans la formulation de l'une des rares théories véritablement influentes du XX° siècle: la psychanalyse. Bien que la légende entourant Freud minimise en général la continuité de ses idées avec les théories préexistantes et tend à considérer la psychanalyse comme une contribution radicalement nouvelle à la pensée humaine, on sait que Freud suivit une formation de biologiste durant l'âge d'or que fut la découverte de l'évolution, et qu'à plusieurs égards sa théorie s'inspire des idées majeures de l'univers darwinien. (Voir la biographie de Frank J. Sulloway, Freud, Biologist of the Mind ["Freud, biologiste de l'esprit"], 1979, et sa théorie selon laquelle presque tous les génies créatifs se retrouvent à un moment ou un autre auréolés d'une soi-disant originalité absolue.)

En biologie, le "triple parallélisme" de la théorie classique de la récapitulation assimilait l'enfant d'une espèce supérieure à un ancêtre adulte et aux adultes de toute lignée "primitive" encore survivante (l'embryon humain et ses fentes branchiales, par exemple, représentent à la fois le poisson ancestral qui vécut il y a quelque 300 millions d'années et tous les poissons survivants, d'une manière analogue, et sur un plan raciste cette fois, les enfants blancs pouvaient être comparés aux fossiles d'Homo erectus adulte et aux Africains adultes modernes). Freud ajouta un quatrième parallèle : l'adulte névrosé qui, sous certains aspects importants, représente un enfant normal, un ancêtre adulte ou un adulte moderne normal appartenant à une culture primitive. Ce quatrième parallèle, associé aux pathologies adultes, n'est pas une invention de Freud et figurait déjà dans de nombreuses théories de l'époque - par exemple, dans la notion d'un uomo linquente (homme criminel) de Lombroso, et dans diverses assimilations des déformations néonatales ou du retard mental à la rétention d'un stade embryonnaire autrefois normal chez les ancêtres adultes.

Freud s'est souvent exprimé sur la récapitulation. Dans son Introduction à la psychanalyse (1916), il écrit ainsi: "Chaque individu récapitule en quelque sorte, sous une forme abrégée, le développement entier de la race humaine. " Dans une note datant de 1938, il donne cette description imagée de son quatrième parallèle : " Avec les névrosés, c'est comme si nous étions dans un paysage préhistorique - par exemple, au Jurassique. Les grands sauriens sont encore abondants, et les prêles aussi hautes que les palmiers."

En outre, ces formules ne représentent pas simplement des lubies passagères ou des préoccupations secondaires. La récapitulation joua un rôle crucial et omniprésent dans le développement intellectuel de Freud. Au début de sa carrière, avant qu'il n'élabore sa théorie des stades psycho sexuels (anal, oral et génital), il écrivit à Wilhelm Fliess, son grand ami et principal collaborateur, que la répression sexuelle des stimuli olfactifs marquait le passage de notre phylum à la station debout: "La station debout acquise, le nez se trouva alors loin du sol, et dans le même temps, un certain nombre de ce qui était autrefois des sensations intéressantes liées à la terre devinrent répugnantes" (lettre de 1897). Freud fonda explicitement sa future théorie des stades psycho sexuels sur la récapitulation : les stades anal et oral de la sexualité infantile représentent notre passé de quadrupèdes, où prédominaient les sens du goût, du toucher et de l'odorat. Lorsque nous avons acquis la position debout, la vision devint notre sens principal et réorienta les stimuli sexuels vers le stade génital. Les stades oral et anal, écrivit Freud en 1905, "semblent presque ramener aux premières formes animales de la vie".

Par la suite, Freud fit de la récapitulation le fondement de deux ouvrages majeurs. Dans Totem et tabou (1913), sous-titré Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Freud infère un passé phylétique complexe à partir de l'existence du complexe d'Oedipe chez les enfants modernes et de sa persistance chez les névrosés adultes, ainsi que de l'existence, dans les cultures primitives, du tabou de l'inceste et du totémisme (identification du clan à un animal sacré qu'il faut protéger, mais qui peut être mangé une fois par an lors d'une grande fête totémique). La première société humaine, poursuit-il, eut probablement l'organisation d'une horde patriarcale, dirigée par un père dominant, qui interdisait à ses fils les relations sexuelles avec les femmes du clan. Par frustration, les fils tuèrent ce père autoritaire, puis, par culpabilité, ne purent posséder les femmes (tabou de l'inceste). Ils se repentirent en identifiant leur père mort à un animal totémique, mais célébrèrent leur triomphe par la reconstitution de leur crime lors des fêtes totémiques annuelles. Les enfants modernes revivent ce parricide primitif à travers le complexe d'Oedipe. Le dernier livre de Freud, Moise et le monothéisme (1939), reprend le même thème dans un contexte particulier. Selon Freud, Moise était un Égyptien qui lia son destin à celui des juifs et fut finalement tué par son peuple d'adoption. Écrasés par leur sentiment de culpabilité, les juifs firent de lui le prophète d'un Dieu unique tout-puissant, donnant ainsi naissance aux idéaux éthiques fondateurs de la civilisation judéo-chrétienne.

Une nouvelle découverte, que les spécialistes freudiens saluèrent comme la plus importante depuis de nombreuses années, a aujourd'hui démontré que la récapitulation joue, dans la théorie freudienne, un rôle bien plus central qu'on ne l'avait, ou qu'on ne voulait, l'imaginer - bien que, encore une fois, presque tous les commentateurs n'aient pas vu ce lien, d'une part parce que les influences de la biologie sur Freud avaient été ignorées par une taxinomie qui le situe dans une autre discipline, d'autre part parce que l'éclipse subie par la récapitulation avait relégué cette théorie autrefois dominante dans l'inconscient de la plupart des spécialistes actuels. En 1915, à l'ombre de la guerre et alors qu'il entrait dans sa soixantième année, Freud s'attela dans l'enthousiasme à un ouvrage qui devait exposer les fondements théoriques de toute son oeuvre - sa "métapsychologie", ainsi qu'il baptisa le projet. Il écrivit douze articles sur le sujet, mais abandonna par la suite son projet pour des raisons inconnues âprement discutées par les spécialistes. Cinq de ces douze articles furent finalement publiés (le plus connu étant Le Deuil et la mélancolie), tandis que les sept autres furent présumés perdus ou détruits. En 1983, Ilse Grubrich-Simitis découvrit un exemplaire autographe du douzième article, qui est aussi le plus général. Ce document était demeuré dans une malle ayant appartenu à Anna, fille de Freud (elle mourut en 1983), qui contenait également les papiers du collaborateur hongrois de Freud, Sàndor Ferenczi. Harvard University Press publia ce document en 1987, sous le titre Une fantaisie phylogénique (3).

Cette présence de Ferenczi renforce le rôle central de la récapitulation dans la théorie psychologique de Freud. Freud fut profondément peiné par le départ et l'opposition de ses principaux collaborateurs, Alfred Adler et Carl Jung. Seul Ferenczi demeura fidèle, et durant cette période de tension, Freud resserra les liens personnels et intellectuels qui l'unissaient à lui. "Vous êtes maintenant le seul qui travaille encore à mes côtés", lui écrit-il le 31 juillet 1915. Lors de la préparation du projet métapsychologique, les échanges entre les deux hommes devinrent si intenses que l'on peut presque considérer les articles qui en résultèrent comme le fruit d'une collaboration. Le douzième article, la Fantaisie phylogénique, survécut uniquement parce que Freud en adressa un brouillon à Ferenczi en lui demandant une lecture critique. De tous les collaborateurs de Freud, Ferenczi était celui qui avait la formation biologique la plus achevée, et personne dans l'histoire de la psychanalyse ne fut autant que lui attaché à la théorie de la récapitulation. Lorsque Freud lui envoya sa Fantaisie phylogénique, le 12 juillet 1915, il conclut sa lettre par ces mots : "Votre paternité dans tout ceci est évidente.

Ferenczi a écrit un ouvrage remarquable intitulé Thalassa, Esquisse d'une théorie de la génitalité (1924), peut-être mieux connu aujourd'hui pour avoir affirmé, un peu ridiculement, qu'une grande part de la psychologie humaine traduit notre désir inconscient de retrouver les limites réconfortantes de l'utérus maternel "où n'existe aucun désaccord douloureux entre le moi et l'environnement qui caractérise l'existence dans le monde extérieur". De son propre aveu, Ferenczi écrivit Thalassa "en tant que partisan de la théorie de la récapitulation de Haeckel".

Ferenczi considérait le rapport sexuel comme un retour à un passé phylétique baignant dans la tranquillité d'un océan intemporel - "une tendance régressive à l'océan [... ] s'évertuant à retrouver le mode d'existence aquatique abandonné dans les temps primitifs". Il voyait dans le repos post coïtal un symbole de la tranquillité océanique, et dans le pénis, un poisson symbolique regagnant, pour ainsi dire, la matrice de l'océan originel. En outre, ajoutait-il, le foetus résultant de cette union passe sa vie embryonnaire dans un liquide amniotique rappelant l'environnement aquatique de nos ancêtres. Ferenczi tenta en outre de localiser, dans notre vie psychique moderne, des événements encore plus anciens. Il assimila également le repos post coïtal à une tentative de remonter plus loin encore, vers la tranquillité primitive du monde précambrien, avant l'apparition de la vie. Il considérait le déroulement entier de la vie humaine - du coït parental à la mort finale des enfants - comme une récapitulation de la fresque gigantesque de la totalité de notre passé évolutif (Freud refusa d'aller aussi loin dans l'association du symbole et de la réalité). Le coït, à travers le repos qui aspire à la mort, représente la Terre primitive avant la vie, tandis que la fécondation récapitule l'aube de la vie. Le foetus, dans la matrice de son océan symbolique, traverse ensuite tous les stades ancestraux, de l'amibe primitive à l'être humain totalement formé. La naissance récapitule la colonisation de la terre ferme par les reptiles et les amphibiens, tandis que la période de latence, qui suit la sexualité infantile et précède la maturité, correspond à la torpeur induite par les époques glaciaires.

Ce souvenir de la vie humaine aux époques glaciaires permet de situer l'apport de Ferenczi à la Fantaisie phylogénique - car Freud, évitant les déductions exagérées, bien que pittoresques, de Ferenczi sur un passé plus ancien, part en effet de l'époque glaciaire pour reconstituer l'histoire humaine à partir de la vie psychique actuelle. Sa théorie repose sur une classification des névroses en fonction de leur ordre d'apparition dans le développement humain.

Les théories s'imposent inéluctablement à nos perceptions; il n'existe aucune manière exclusive, objective ou évidente de décrire la nature. Pourquoi classer les névroses en fonction de leur apparition dans le temps ? Elles pourraient aussi bien se décrire et s'ordonner de mille et une autres façons (par leurs effets sociaux, leurs structures ou leurs mécanismes communs, leurs impacts émotionnels sur le psychisme, les changements chimiques qui les génèrent ou les accompagnent). Le choix de Freud découla directement de son attachement à une explication évolutionniste - qu'il voulait en outre fondée sur la théorie de la récapitulation. Dès lors, l'apparition des névroses suit la chronologie d'événements composant l'histoire de l'humanité - car les névrosés font leurs fixations à un stade de développement transcendé par les gens normaux. Chaque stade de développement récapitulant un épisode de notre histoire évolutive, chaque névrose correspond à un stade préhistorique particulier de notre ascendance. Ces comportements peuvent avoir été alors appropriés et adaptatifs, mais aujourd'hui, dans notre monde moderne considérablement différent, ils génèrent des névroses. Ainsi, si l'on parvient à classer les névroses en fonction de leur ordre d'apparition, on obtiendra une indication sur leur signification (et leur causalité) évolutive dans la mesure où elles renvoient à une séquence d'événements majeurs de notre histoire phylétique. Le 12 juillet 1915, Freud écrit à Ferenczi: "Ce que l'on nomme aujourd'hui "névroses" fut autrefois des phases de la condition humaine." Dans la Fantaisie phylogénique, il affirme que "les névroses témoignent probablement aussi de l'histoire du développement mental de l'humanité".

Pour commencer, Freud suppose que sa propre théorie des stades psychosexuels, associée aux spéculations de Ferenczi, peut éventuellement rendre compte de quelques aspects lointains de la phylogénie à travers l'apparition de ces stades dans le développement des très jeunes enfants. Pour sa Fantaisie phylogénique, cependant, il s'en tient à des phases plus précises (et moins symboliques) de l'histoire, qui se trouvent consignées dans deux ensembles de névroses se manifestant plus tard dans la croissance - les névroses de transfert et les névroses narcissiques, dans sa terminologie. Pour fonder sa Fantaisie phylogénique, il ordonne les névroses selon six stades successifs : les trois névroses de transfert (hystérie d'angoisse, hystérie de conversion et névrose obsessionnelle), suivies des trois névroses narcissiques (démence précoce [schizophrénie], paranoïa et mélancolie-manie [dépression]).

    "Il existe une séquence à laquelle on peut associer diverses idées de portées considérables. Elle apparaît lorsqu'on range les [...] névroses [...] en fonction de leur ordre d'apparition habituel dans la vie de l'individu. [...] L'hystérie d'angoisse [...] vient en premier, suivie de l'hystérie de conversion (à partir de la quatrième année environ); quelque temps plus tard, à la puberté (9-10 ans), apparaissent chez l'enfant les névroses obsessionnelles. Les névroses narcissiques sont absentes de l'enfance : parmi elles, la démence précoce sous sa forme classique est une maladie des années de puberté, la paranoïa précède les années de maturité, et la mélancolie-manie survient plus ou moins à la même époque."

Freud interprète les névroses de transfert comme des récapitulations de comportements développés par l'homme pour affronter les difficultés de la vie durant les périodes glaciaires: "Il est extrêmement tentant d'identifier les trois dispositions que sont l'hystérie d'angoisse, l'hystérie de conversion et la névrose obsessionnelle à des régressions vers des phases que l'espèce humaine tout entière eut à traverser à un moment ou un autre, depuis son émergence jusqu'à la fin de la période glaciaire, de sorte qu'à cette époque tous les êtres humains étaient comme quelques-uns d'entre eux seulement sont aujourd'hui." L'hystérie d'angoisse représente notre première réaction à ces épreuves : "L'humanité, sous l'influence des privations que les incursions glaciaires lui imposaient, est devenue globalement anxieuse. Le monde extérieur, qui jusqu'alors était essentiellement bienveillant et satisfaisait chaque demande, se transforma en une multitude de périls menaçants."

En ces temps difficiles, les grandes populations n'étaient pas viables, et il devint nécessaire de limiter la procréation. Par adaptation, les humains apprirent alors à réorienter leurs pulsions libidinales vers d'autres objets et à limiter ainsi la reproduction. Ce même comportement, aujourd'hui, exprimé sous forme de souvenir phylétique, est devenu inapproprié et représente donc la deuxième névrose, l'hystérie de conversion: "Limiter la reproduction devint une obligation sociale. Les satisfactions perverses qui n'aboutissaient pas à la procréation contournaient cette prohibition. [...] Cette situation correspond manifestement aux conditions de l'hystérie de conversion.".

La troisième névrose, l'obsession, correspond à notre résolution des difficultés associées à l'âge glaciaire. Il nous fallut mobiliser une énergie et une réflexion énormes afin de régler notre vie pour surmonter l'hostilité de l'environnement. Aujourd'hui, cette même énergie intensément canalisée s'exprime parfois de manière névrotique par l'obsession d'obéir aux règles et de se focaliser sur les détails insignifiants. Ce comportement, autrefois si nécessaire, "ne laisse [aujourd'hui] comme compulsions que les pulsions portant sur des trivialités". Freud situe ensuite les névroses narcissiques de la vie ultérieure dans les événements postglaciaires de l'histoire humaine qu'il avait déjà identifiés dans Totem et tabou. La schizophrénie correspond à la revanche du père lorsqu'il castre ses fils rivaux :

    "On peut considérer l'effet de la castration dans ces temps primitifs comme une extinction de la libido et un arrêt du développement individuel. Un tel état semble récapitulé par la démence précoce qui [...] conduit au renoncement à chaque objet aimé, à la dégénérescence de toutes les sublimations, et à un retour à l'auto-érotisme. L'individu jeune se comporte comme s'il avait subi une castration. "

(Dans Totem et tabou, le père était seulement accusé d'avoir expulsé ses fils hors du clan; maintenant, Freud opte pour la punition plus sévère de la castration. Certains commentateurs attribuent ce changement d'attitude à la colère que Freud ressentit lorsque ses "fils" Adler et Jung rompirent avec ses théories et fondèrent des écoles rivales. En introduisant la castration, Freud pouvait leur bloquer toute chance de réussite. Je suis un peu sceptique envers ce genre de spéculations psychanalytiques. Freud n'ignorait pas, bien sûr, qu'une accusation de castration posait des difficultés à son explication évolutionniste - car les fils mutilés ne pouvaient alors laisser de descendance susceptible d'inscrire l'événement dans l'hérédité. Freud a alors imaginé une intercession des mères, qui permit d'épargner les plus jeunes fils; ceux-ci vécurent pour procréer, mais furent psychologiquement marqués par le destin qui avait frappé leurs frères.)

La névrose suivante, la paranoïa, correspond à la lutte des fils bannis contre les tendances homosexuelles qui se manifestèrent inévitablement au sein de leur groupe exilé et solidaire : "Il est fort probable que la disposition héréditaire à l'homosexualité, si longtemps recherchée, émerge dans l'hérédité de cette phase de la condition humaine. [... 1 La paranoïa tente de contrer l'homosexualité, qui fut le fondement de l'organisation des frères; ce faisant, elle doit chasser la victime de la société et détruire ses sublimations sociales." La dernière névrose, la dépression, correspond au meurtre du père par ses enfants victorieux. Les changements d'humeur extrêmes du maniaco-dépressif correspondent à l'exultation et à la culpabilité associée au parricide. " Triomphe par sa mort, puis chagrin dû au fait qu'il demeurait encore pour tous un modèle vénéré. "

Du point de vue actuel, ces spéculations semblent si extravagantes qu'on peut être tenté de les rejeter purement et simplement, même si elles émanent d'un penseur aussi éminent. Elles sont certes totalement erronées et reposent sur des connaissances acquises dans la première moitié du XXe siècle. (En particulier, elles sont centrées sur l'Europe, alors que l'évolution de l'humanité ne s'est pas façonnée près des manteaux glaciaires de l'Europe septentrionale, mais en Afrique. Il n'y a en outre aucune raison de supposer que les Néandertaliens européens, avec qui nous n'avons sans doute aucune filiation, souffrirent excessivement durant les périodes glaciaires, étant donné l'abondance de gibier à leur disposition. Enfin, rien n'indique que les organisations sociales humaines aient un jour concordé avec la vision freudienne d'un père dominateur qui castra ses fils avant de les bannir - ce qui n'est peut-être pas le meilleur moyen de s'assurer une descendance darwinienne.)

Mais la raison principale pour laquelle nous ne devons pas rejeter la théorie de Freud est qu'elle est en accord avec les idées biologiques de son époque. La science a depuis abandonné les concepts biologiques sur lesquels elle s'appuie, et la plupart des commentateurs ignorent ce que ces concepts entraînaient, voire qu'ils aient jamais existé. Dans le cadre de nos idées actuelles sur l'évolution, cette théorie apparaît donc comme une spéculation totalement insensée : elle est audacieuse, sans rapport avec les données, spéculative à l'extrême, toute personnelle... et fausse. Mais elle devient compréhensible une fois que l'on prend conscience des deux théories biologiques autrefois respectables qui la sous-tendent.
[La fantaisie évolutionniste de Freud]

La première théorie est bien sûr la récapitulation elle-même. Elle fut probablement la justification première de la fantaisie de Freud, car elle lui a permis d'identifier un trait normal de l'enfance (ou une névrose interprétée comme une fixation associée à un stade de l'enfance) à une représentation d'un stade adulte de notre passé évolutif. Mais la récapitulation ne suffit pas, car il faut en plus un mécanisme convertissant et transférant ces expériences vécues par les adultes dans le patrimoine génétique de leur progéniture. Le darwinisme classique ne pouvait en l'occurrence fournir un tel mécanisme - et Freud comprit que sa fantaisie exigeait l'adhésion à une vision différente de l'hérédité.

La fantaisie de Freud nécessite le transfert, dans le patrimoine génétique moderne, d'événements qui affectèrent nos ancêtres il y a au plus quelques dizaines de milliers d'années. Mais ces événements - l'angoisse à la descente des glaciers, la castration des fils et le meurtre du père - n'eurent aucun impact sur l'hérédité. Quelque traumatisants qu'ils aient été, ils n'affectèrent pas les ovules et le sperme des parents, et donc ne purent se transmettre génétiquement dans le cadre des lois de Mendel et de Darwin.
Freud fit alors appel à son second argument biologique: l'idée lamarckienne - alors déjà démodée mais encore défendue par quelques biologistes éminents - selon laquelle il y a transmission des caractères acquis. Dans le cadre du lamarckisme, tous les problèmes théoriques du mécanisme de Freud disparaissent. Tout comportement important et adaptatif développé par les ancêtres adultes peut passer directement dans le patrimoine génétique des enfants - et rapidement. Un parricide fondateur survenu il y a seulement dix ou vingt mille ans peut fort bien se trouver codé sous forme de complexe d'Oedipe chez les enfants actuels.

Il faut rendre hommage à Freud pour son adhésion sans faille à la logique de son argument. Ce n'est pas le cas de Ferenczi, qui, dans Thalassa, mêle de manière injustifiée symbolisme et causalité (par exemple, le placenta est une adaptation récente chez les mammifères et ne peut donc contenir un vestige phylétique de l'océan primitif). La théorie de Freud, en revanche, obéissait à une stricte logique biologique, fondée sur deux idées aujourd'hui discréditées - la récapitulation et l'hérédité lamarckienne.
Freud savait que sa théorie dépendait de la validité de la conception lamarckienne de l'hérédité. Il écrit dans sa Fantaisie phylogénique: "On peut légitimement affirmer que les dispositions héritées sont des vestiges d'acquis génétiques de nos ancêtres." Il reconnaissait également que le lamarckisme était passé de mode depuis la redécouverte des lois de Mendel en 1900. Au cours de leur collaboration, Freud et Ferenczi insistèrent de plus en plus sur le rôle nécessaire du lamarckisme en psychanalyse. Ils décidèrent d'écrire ensemble un livre sur le sujet. Freud se documenta avec enthousiasme, lisant les oeuvres de Lamarck à la fin de 1916 et rédigeant un article (malheureusement non publié et apparemment non conservé) qu'il envoya à Ferenczi au début de 1917. Mais le projet avorta, car les privations liées à la Première Guerre mondiale rendirent les recherches et les communications de plus en plus difficiles. Lorsque Ferenczi relança Freud une dernière fois, en 1918, celui-ci répondit: "Pas d'humeur à travailler [...] trop intéressé par la fin du drame mondial."

L'illogisme se laisse difficilement cerner et analyser (la thèse de Thalassa ne pourra jamais être démontrée ou infirmée, le livre est donc simplement tombé dans l'oubli). Avec un argument logique, en revanche, tout est clairement tranché par la validité des prémisses. Le lamarckisme a été définitivement rejeté, et la théorie évolutionniste freudienne des névroses a fait long feu avec la validation des lois de Mendel. Freud lui-même assista avec grand regret à la déchéance du lamarckisme. Dans Moise et le monothéisme, il continue d'admettre son besoin du lamarckisme, tout en reconnaissant le jugement négatif porté généralement sur cette théorie :

    " Cette situation est certes rendue encore plus difficile par l'attitude actuelle de la science biologique, qui rejette l'idée que les caractères acquis se transmettent aux descendants. J'admets, en toute modestie, que malgré cela, je ne peux imaginer que le développement biologique puisse s'effectuer sans tenir compte de ce facteur. "

La plupart des commentateurs ne saisissent pas la logique qui sous-tend la théorie de Freud parce qu'ils ne perçoivent pas les rôles qu'y jouent le lamarckisme et la récapitulation. Ils se trouvent alors confrontés à un dilemme, en particulier lorsqu'ils approuvent globalement les idées de Freud. Sans ces deux soutiens que sont la récapitulation et le lamarckisme, la fantaisie de Freud semble une absurdité.
Freud pouvait-il vraiment affirmer que ces événements de l'histoire récente s'étaient fixés dans le patrimoine génétique des enfants modernes et intervenaient dans le comportement des névrosés ? De nouvelles interprétations sont alors apparues, qui rangent tacitement ou complaisamment les affirmations de Freud dans le domaine purement symbolique. En vérité, disent-elles, il ne voulait pas réellement dire que les fils bannis avaient effectivement tué leur père et que le complexe d'Oedipe reproduisait un événement réel de notre passé. Il faut donc regarder sa fantaisie avec bienveillance et n'y voir qu'une métaphore pittoresque visant à faire progresser l'interprétation psychologique des névroses. Dans The New York Times du 10 février 1987, Daniel Goleman écrit à propos de la découverte de la Fantaisie phylogénique :

"Selon de nombreux spécialistes, Freud semble recourir dans ce manuscrit à un procédé littéraire qu'il utilisa souvent pour expliquer ses idées; il présente une histoire, éventuellement fondée sur la réalité, mais dont le contenu mythologique révèle sa perception des conflits humains fondamentaux."

Je rejette fermement ces interprétations "bienveillantes" qui édulcorent le mécanisme clairement formulé par Freud pour le reléguer dans le domaine du mythe ou de la métaphore. En fait, elles ne m'apparaissent pas du tout bienveillantes, car, afin de rendre Freud convaincant dans le contexte décalé des idées modernes, elles sacrifient la pure logique et la cohérence de son argument. Rien dans les écrits de Freud n'indique qu'il voyait dans sa Fantaisie phylogénique autre chose qu'un récit potentiellement véridique d'événements réels. Si Freud a seulement émis ces idées à titre métaphorique, pourquoi alors s'est-il tant soucié de leur cohérence avec la théorie biologique fondée sur le lamarckisme et la récapitulation? Et pourquoi s'est-il tant ému de la déchéance du lamarckisme ?

Freud était bien sûr conscient du caractère spéculatif de sa fantaisie, mais il accordait à chacun de ses mots une réalité potentielle. En fait, la fin de Totem et tabou contient sur ce point une discussion pénétrante qui nie fermement toute intention métaphorique. Freud écrit:

    "Il n'est pas exact de dire que les névrosés obsessionnels, écrasés par le poids d'une morale excessive, se défendent seulement contre la réalité psychique et se punissent pour des pulsions qui ont été simplement ressenties. La réalité historique a également sa part dans le processus. "

La dernière ligne de Totem et tabou reprend le même argument avec un petit clin d'oeil littéraire. Freud cite la célèbre parodie du premier vers de l'Évangile de Jean ("Au commencement était le verbe") faite par Faust dans la première partie de l'oeuvre de Goethe : Im Anfang war die Tat ("Au commencement était l'Action").

Pour conclure, je voudrais préciser que si j'ai décrit un Freud convaincu de la réalité de son histoire et si je reconnais la logique solide de son argument, je n'en défends pas pour autant ses spéculations dénuées de tout fondement historique ou archéologique. Je crois que ces reconstructions purement spéculatives de l'histoire sont plus néfastes que bénéfiques, car elles font une mauvaise publicité à cette discipline. Elles amènent souvent les étudiants des sciences expérimentales "dures" à voir dans la recherche historique une entreprise "molle" indigne du nom de science. Or la recherche historique, conduite selon d'autres voies, a le même souci de minutie et de rigueur que l'on observe dans les travaux les plus achevés de physique ou de chimie. Je regrette également l'hypothèse excessivement adaptationniste qui affirme que tout trait évolutif dépourvu d'intérêt dans notre vie actuelle est probablement apparu autrefois pour de bonnes raisons, liées à des conditions passées qui ont depuis évolué. Dans notre monde impitoyable, complexe et partiellement aléatoire, nombre de traits n'ont tout simplement aucun sens fonctionnel. Point final.

La schizophrénie, la paranoïa et la dépression ne sont pas des adaptations postglaciaires qui ont mal tourné, peut-être ces maladies sont-elles purement et simplement des pathologies immédiates, susceptibles d'être analysées et soignées par la médecine.
Je l'ai dit, Freud était conscient du caractère spéculatif de sa théorie. S'il l'appela "fantaisie" phylogénique et finalement en abandonna toute idée de publication, la raison en est peut-être qu'il la jugeait outrée et insuffisamment fondée. l évoqua d'ailleurs avec humour cet aspect spéculatif lorsqu'il exhorta ses lecteurs "à la patience [s'ils voyaient] de temps en temps la critique s'effacer devant la fantaisie, et si apparaissaient des affirmations non confirmées, présentées simplement parce qu'elles ouvrent de lointaines et stimulantes perspectives". Par la suite, il écrivit à Ferenczi que la créativité scientifique se définissait comme une "succession d'idées audacieusement enjouées et de critiques implacablement réalistes". Peut-être la critique implacable est-elle apparue avant que Freud n'ose publier sa Fantaisie phylogénique.

Nous nous retrouvons donc face à un paradoxe pour le moins troublant. Cette théorie de Freud, spéculation totalement délirante, reposant sur une biologie erronée et ne s'appuyant sur aucune donnée directe issue de l'histoire phylogénique, a malgré tout été publiée et analysée avec un soin minutieux plus d'un demi-siècle après sa conception. Chaque jour des centaines de visionnaires inconnus élaborent des spéculations pareillement extravagantes, mais intéressantes et cohérentes. Nous les ignorons ou, au mieux, nous les tournons en ridicule. Récrivez la Fantaisie phylogénique pour masquer le style maîtrisé de Freud et inscrivez Jean Dupont sous le titre, personne ne lui accordera la moindre attention. Nous vivons dans un monde de privilèges, où seuls de grands penseurs ont publiquement le droit d'échouer lamentablement.





canardos
 
Message(s) : 18
Inscription : 23 Déc 2005, 16:16

Message par luc marchauciel » 13 Fév 2012, 21:08

Vous voyez ces pauvres clodos bourrés qui soliloquent des trucs incohérents sur les quais du métro ?
Lacan les imite très bien dans cette vidéo :

http://www.dailymotion.com/video/xrd03_television-3_creation

Dire que cet escroc a pu fasciner...
luc marchauciel
 
Message(s) : 73
Inscription : 12 Avr 2008, 18:37

Message par abounouwas » 13 Fév 2012, 21:27

tu aurais pu t'épargner ce trait d'esprit,
à quand des railleries sur le physique, ou que sais-je encore...
abounouwas
 
Message(s) : 0
Inscription : 10 Jan 2007, 00:47

Message par Sterd » 13 Fév 2012, 21:27

(luc marchauciel @ lundi 13 février 2012 à 21:08 a écrit : Vous voyez ces pauvres clodos bourrés qui soliloquent des trucs incohérents sur les quais du métro ?
Lacan les imite très bien dans cette vidéo :

http://www.dailymotion.com/video/xrd03_television-3_creation

Dire que cet escroc a pu fasciner...



Du pur délire, incroyable que des gens sensés aient pu ajouter fois à ces élucubrations délirantes


Sterd
 
Message(s) : 0
Inscription : 27 Nov 2005, 20:51

Message par quijote » 13 Fév 2012, 21:29

la haute autorité de santé vient de proscrire l 'usage de la psychanalyse dans le traitement de l 'autisme. Enfin !
quijote
 
Message(s) : 0
Inscription : 25 Mars 2003, 17:11

Message par canardos » 13 Fév 2012, 21:31

Lacan en 1977 à Bruxelles:

a écrit :

Notre pratique est une escroquerie, du moins considérée à partir du moment où nous partons de ce point de fuite. Notre pratique est une escroquerie : bluffer faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c’est quand même ce qu’on appelle d’habitude du chiqué – à savoir ce que Joyce désignait par ces mots plus ou moins gonflés – d’où nous vient tout le mal.



la psychanalyse ce sont les psychanalystes qui en parlent le mieux
canardos
 
Message(s) : 18
Inscription : 23 Déc 2005, 16:16

PrécédentSuivant

Retour vers Sciences

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 2 invité(s)

cron