Cavanna, Les Russkoffs a écrit :[...] On nous fait remonter le boulevard Magenta, puis le Rochechouart jusqu'à la place Clichy. Paris est comme s'il n'y avait jamais eu la guerre. Pigalle fonctionne à tout va. Du troufion américain partout. Bourré, cela va sans dire. Beaucoup de négros. Dans de drôles de petites bagnoles à nez de bulldog ouvertes à tout vent comme des autos tamponneuses, des malabars en casque blanc marqué M.P. se faufilent, balançant des gourdins. De Barbés à Clichy, c'est une nouba pas croyable. Revues nues, strip-tease, plumes dans le cul, cinoches, bistrots, ça usine, on marche entre deux haies delumière, clignant des yeux comme des chouettes au soleil. Beaucoup se laissent happer par l'un ou l'autre troquet. Moi, hébété, je suis le troupeau.
On nous fait entrer dans un cinéma géant, le Gaumont-Palace. Je connaissais le Rex, mais pas le Gaumont. Je m'affale sur une marche d'escalier, tout en haut. Le cinoche est bourré à craquer. Il y a de tout : du prisonnier, du déporté, du S.T.O. L'ambiance est orageuse. On se sent un peu traité comme du bétail, c'est pas exactement les bras grands ouverts, les larmes à l'œil et les « Marseillaises » qu'on aurait cru.
Des jeunes filles d'excellente famille se faufilent avec des seaux et des quarts d'aluminium. Dans les seaux clapote du vin rouge. Elles plongent le quart dans la vinasse, te le tendent avec un grand franc sourire : « Un coup de rouge, mon brave? » Je jure qu'elles disent ça, comme ça! Il y a des bons cons de prisonniers pour accepter le pinard, les yeux humides du chien qui remue la queue, mais la plupart des mecs, quand même, se rendent compte. Trois ou quatre seaux sont envoyés d'un coup de pied par-dessus la rampe du balcon. Une demoiselle de bonne famille se voit en moins de deux déculotter et asseoir dans le seau, le cul dans la vinasse. L'émeute gagne, il y a du viol dans l'air, une voix aiguë appelle les flics. Les flics... Ils seraient bien en peine de pénétrer dans le pudding humain. Des officiers fringants viennent au secours de ces jeunes filles au grand cœur qui pourraient être leurs sœurs, ou leurs fiancées.
« Allons, les gars, quoi, nous sommes entre Français ! Nous n'allons pas nous conduire comme des Boches ou des Mongols ! » Les Mongols, ils te pissent au cul, les Mongols, Ducon. Les Boches aussi, d'ailleurs. Enfin, bon, ça se tasse. Un type, en douce, hume une petite culotte conquise de haute lutte. Pour apaiser la tension, on va nous faire du cinéma.
Immense hurlement d'enthousiasme. Le rideau s'escamote, l'écran s'illumine. « La Libération de Paris », documentaire vécu. On aurait préféré Laurel et Hardy, mais on n'est pas fâchés de voir un peu ce qui s'est passé ici pendant qu'on était là-bas.
Dès les premières images, on est soufflés : il n'y en a que pour les flics! C'est eux qui ont tout fait. Combats autour de la Préfecture de Police, de l'Hôtel de Ville. Flics à plat ventre faisant le coup de feu. Flics poussant des prisonniers chleuhs, mains sur la nuque... La plupart des gars entassés là ont été embarqués par des flics, de braves flics français. Il y en a qui croient reconnaître parmi les héros ceux qui les ont arrêtés, tabassés et livrés aux Chleuhs. Ça commence à houler. « Fumiers! » « Salopes! » « Toujours du côté du manche! » Le chahut devient grandiose. Les bras de fauteuils se mettent à voler, puis les fauteuils.
Un « politique » saute sur la scène et hurle : « Camarades, c'est une honte! Une insulte à notre martyre! Tous les flics qui ont été flics sous Pétain auraient dû être fusillés ! Même ceux qui ont rendu des services à la Résistance, parce que ceux-là jouaient simplement sur les deux tableaux ! »
La salle hurle « Ouais! » « Mort aux flics! » « Mort aux vaches! ». Clameur énorme. J'en profite pas bien, la tête me tourne, je suis sur le point de tomber dans les pommes. La chiasse s'est arrêtée, mais je grelotte de fièvre. De toute façon, le chahut ne va pas bien loin, un autre gars monte sur la scène pour expliquer que l'épuration est en cours, qu'elle ne peut pas se faire en un jour, que tous les traîtres, les délateurs et les collabos seront châtiés comme ils le méritent, qu'une bonne part ont déjà été collés au poteau et que ça ne fait que commencer, mais cela doit s'opérer dans l'ordre et la dignité parce que si le peuple de Paris s'est libéré lui-même (ricanements dans la salle), ce n'est pas pour offrir à nos alliés le triste spectacle de l'anarchie et du règlement de comptes mesquin... Tous unis pour la reconstruction... Je sais pas comment il a fini, je roupille. Et sans doute que les autres aussi se sont endormis, crevés qu'ils étaient, et que c'était justement ça le but du discours de l'autre pomme : nous avoir à la fatigue.
Mon premier métro. Aucun choc au cœur. Comme si je l'avais pris tous les jours depuis trois ans. Je me fous de tout. Tout a un goût de merde. Tout a un goût de mort.[...]