Lorsque deux camarades qui ont travaillé ensemble en 1918, et combattu sous Kazan contre les Tchécoslovaques puis dans l’Oural ou à Samara et Tsaritsyne, se retrouvent après des années, cela ne manque jamais : l’un d’eux demande, après les premières questions, « Tu te souviens de Sviajsk ? ». Et ils se donnent une nouvelle poignée de main.
Sviajsk ? C’est aujourd’hui une légende, l’une de ces légendes révolutionnaires que personne n’a encore écrites mais que l’on se raconte déjà d’un bout à l’autre de l’immensité russe. Aucun ancien soldat de l’Armée rouge, aucun d’entre les fondateurs de l’Armée ouvrière et paysanne n’oublie Sviajsk lorsqu’il rentre chez lui une fois démobilisé et qu’il se remémore les trois années de la Guerre civile : Sviajsk, c’est le carrefour où se mit à déferler pour la première fois le flot de l’offensive révolutionnaire dans les quatre directions.
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Les blancs se croyaient en présence de troupes fraîches, bien organisées, que même leur service de renseignement n’avait pas remarquées. Leurs soldats, épuisés par un raid de 48 heures, eurent tendance à surestimer la force de l’ennemi ; ils étaient loin de soupçonner que face à eux il n’y avait qu’une poignée de combattants rassemblés à la hâte, et que derrière ceux-ci il n’y avait que Trotsky et Slavine, assis après une nuit blanche devant une carte dans une salle enfumée du quartier général déserté, au centre de Sviajsk où il n’y avait plus âme qui vive et où les balles sifflaient dans les rues.
Cette nuit-là, comme les précédentes, le train de Léon Davidovitch était resté là comme toujours, sans sa locomotive. On ne dérangea pas un seul des détachements de la Cinquième Armée qui avançaient vers Kazan ou qui s’apprêtaient à la prendre d’assaut, on n’en préleva pas un seul du front pour couvrir Sviajsk qui était pratiquement sans défense. L’armée et la flotte ne furent informées de l’attaque nocturne qu’une fois que tout était fini et que les blancs étaient déjà en train de se retirer, convaincus d’avoir affaire à toute une division.
Le lendemain, 27 déserteurs qui avaient fui sur les bateaux au moment le plus critique furent jugés et fusillés. Il y avait parmi eux plusieurs communistes. On a beaucoup parlé plus tard de l’exécution de ces 27 déserteurs, notamment à l’arrière, bien sûr, où l’on ne savait pas à quel point la route de Moscou ne tenait qu’à un fil, et avec elle toute notre offensive contre Kazan entreprise avec nos derniers moyens et nos dernières forces.
Pour commencer, on disait partout dans l’armée que les communistes s’étaient montrés lâches, que la loi n’était pas faite pour eux, qu’ils pouvaient déserter impunément alors qu’on fusillait les simples soldats comme des chiens.
Sans l’extraordinaire courage de Trotsky, du commandant de l’armée et des membres du Conseil révolutionnaire de la Guerre, la réputation des communistes travaillant dans l’armée aurait été ruinée pour longtemps.
Quand une armée subit toutes les privations possibles pendant six semaines, quand elle se bat pratiquement à mains nues, sans même des bandages, aucun beau discours ne peut faire croire que la lâcheté n’est pas de la lâcheté et que la culpabilité peut avoir des « circonstances atténuantes ».
On dit que parmi ceux qui furent fusillés il y avait beaucoup de bons communistes, certains même dont la faute était rachetée par les services qu’ils avaient déjà rendus à la révolution, par des années de prison et d’exil. C’est parfaitement vrai. Personne ne prétend qu’ils périrent au nom des préceptes du vieux code militaire qui dit qu’il faut « faire un exemple » quand au milieu des roulements de tambour on fait « œil pour œil, dent pour dent ». Bien sûr que Sviajsk était une tragédie.
Mais tous ceux qui ont vécu la vie de l’Armée rouge, qui sont nés et sont devenus forts avec elle dans les batailles de Kazan, témoigneront que l’esprit d’airain de cette armée n’aurait jamais pu se forger, que la fusion entre le parti et la masse des soldats, entre la base et le sommet du commandement, rien de tout cela n’aurait pu se faire si, à la veille de l’assaut sur Kazan où des centaines de soldats allaient perdre la vie, le parti n’avait pas montré clairement aux yeux de tous qu’il était prêt à offrir à la Révolution ce grand sacrifice sanglant ; et que pour le parti aussi les lois sévères de la discipline entre camarades s’appliquent, que le parti a le courage d’appliquer sans faiblir les lois de la République soviétique à ses propres militants aussi.
Il y eut 27 fusillés, et cela combla la brèche que les blancs avaient réussi à ouvrir dans la cohésion et la confiance en elle-même de la Cinquième Armée. Cette salve, qui punissait des communistes, des commandants et de simples soldats pour leur lâcheté et leur comportement déshonorant sur le champ de bataille, força la partie la moins consciente de la masse des soldats, les plus enclins à déserter (car il y en avait bien sûr), à se ressaisir et à se ranger avec ceux qui allaient consciemment et sans la moindre contrainte au combat.
C’est à ce moment précis que se décida le sort de Kazan, et non seulement cela mais le sort de toute l’intervention blanche. L’Armée rouge reprit confiance, elle se régénéra et se renforça pendant les longues semaines de défense et d’attaque.
C’est dans une situation de danger constant et de grandes épreuves morales qu’elle élabora ses lois, sa discipline, ses nouveaux statuts héroïques. Pour la première fois s’évanouit la panique face à la technique plus moderne de l’ennemi. On apprit comment avancer sous les tirs d’artillerie ; et, sans qu’on le recherche, par simple instinct de conservation, on inventa de nouvelles méthodes militaires, ces méthodes de combat spécifiques, les méthodes de la Guerre civile, que l’on étudie déjà dans les écoles supérieures de guerre. C’est très important qu’il y ait eu un homme justement comme Trotsky à Sviajsk à ce moment-là.
Le rôle de Trotsky
Quel que soit son titre ou son nom, il est clair que l’organisateur de l’Armée rouge, le futur Président du Conseil militaire révolutionnaire de la République, se devait d’avoir été à Sviajsk et d’avoir vécu toute l’expérience pratique de ces semaines de combat ; il dut mobiliser toutes les ressources de sa volonté et de son génie organisationnel pour défendre Sviajsk, pour défendre l’organisme de l’armée écrasé sous le feu des blancs.
De plus, il y a dans la guerre révolutionnaire encore une autre force, un autre facteur sans lequel on ne peut remporter la victoire : c’est le puissant romantisme de la Révolution, grâce auquel on peut, tout frais revenu des barricades, se mouler dans les formes rigoureuses de l’appareil militaire, sans perdre le pas rapide et léger qu’on a acquis dans les manifestations politiques, ni l’esprit indépendant et la souplesse qu’on a pu acquérir au cours des longues années de travail du parti dans la clandestinité.
Pour l’emporter en 1918 il fallait prendre tout le feu de la révolution, toute sa chaleur incandescente et l’atteler au modèle séculaire, vulgaire, repoussant, de l’armée.
Jusqu’à présent l’histoire a toujours résolu ce problème avec des effets théâtraux imposants mais éculés. Elle faisait monter sur scène un personnage en « tricorne et uniforme de campagne gris », et celui-ci, ou quelque autre général sur un cheval blanc, créait des républiques, des drapeaux, des slogans avec le sang et la moelle révolutionnaires.
La Révolution russe a suivi sa propre voie, en matière d’édification militaire comme en tant d’autres. L’insurrection et la guerre se sont fondues l’une dans l’autre, l’Armée et le Parti se sont développés ensemble, inextricablement entremêlés. L’unité de leurs objectifs mutuels était consignée sur les drapeaux des régiments avec toutes les formules les plus tranchantes de la lutte des classes. A Sviajsk tout cela était encore flou, c’était seulement dans l’air, cherchant son expression.
Il fallait que l’Armée ouvrière et paysanne trouvât son expression d’une façon ou d’une autre ; elle devait prendre sa forme extérieure, produire ses formules à elle, mais comment ? Personne ne le savait encore très bien. On ne disposait bien sûr à l’époque d’aucun précepte, d’aucun programme systématique indiquant comment cet organisme titanesque devait grandir et se développer.
Il y avait seulement un pressentiment créateur dans le parti et dans les masses : une prémonition de cette organisation révolutionnaire militaire qu’on n’avait jamais vue auparavant et dont chaque jour de combat soufflait une nouvelle caractéristique.
Ce fut là le grand mérite de Trotsky : il attrapait au vol le moindre geste des masses qui portât déjà en lui-même la marque de cette formule organisationnelle singulière tant recherchée.
Il triait et mettait en place toutes les menues formules pratiques grâce auxquelles Sviajsk assiégée simplifiait, hâtait ou organisait son travail de combat. Et cela pas seulement dans un sens technique étroit. Non. Toute nouvelle collaboration réussie entre un spécialiste et un commissaire, entre celui qui commande et celui qui exécute l’ordre et en porte la responsabilité, toute nouvelle collaboration était immédiatement transformée en ordre, circulaire ou règlement, une fois qu’elle avait subi le test de l’expérience et qu’elle avait été clairement formulée. De cette manière l’expérience révolutionnaire ne fut pas perdue, oubliée ou déformée.
La norme obligatoire pour tous n’était pas la médiocrité mais au contraire ce qu’il y avait de mieux, les idées de génie venues des masses elles-mêmes dans les moments de lutte les plus enflammés et les plus créatifs. Dans les petites choses comme dans les grandes, que ce fût des questions complexes comme la division du travail entre les membres du Conseil révolutionnaire de la Guerre ou un geste rapide, vif, amical échangé lorsque se saluaient un commandant rouge et un soldat, chacun occupé et pressé d’aller quelque part, tout cela, il fallait le tirer de la vie, l’assimiler et le rendre aux masses sous forme de norme universelle. Et quand les choses n’avançaient pas, que cela coinçait ou allait mal, il fallait comprendre pourquoi cela n’allait pas, il fallait aider, tirer comme la sage-femme tire le nouveau-né lors d’un accouchement difficile.
On peut s’exprimer avec la plus grande clarté, donner à une nouvelle armée une forme plastique impeccable et rationnelle, et malgré tout stériliser son esprit, le laisser s’évaporer sans pouvoir le garder vivant dans le dédale des formules juridiques. Pour éviter ce piège il faut être un grand révolutionnaire. Il faut posséder l’intuition d’un créateur et avoir en soi un puissant émetteur radio sans lequel on ne peut aller au contact des masses.
En dernière analyse, c’est précisément cet instinct révolutionnaire qui est le tribunal suprême ; c’est lui qui purifie sa nouvelle justice créatrice de toutes les tendances arriérées et contre-révolutionnaires cachées. Il attaque violemment la justice formelle trompeuse au nom de la justice prolétarienne supérieure, qui ne permet pas que ses lois souples s’ossifient et perdent tout rapport avec la vie, qu’elles soient un poids superflu, mesquin, irritant sur les épaules des soldats de l’Armée rouge.
Trotsky avait justement ce sens intuitif.
Jamais il ne permettait au soldat, au chef militaire, au commandant qu’il y avait en lui de supplanter le révolutionnaire. Et quand de sa voix métallique surhumaine il confrontait un déserteur, il était terrifiant, un grand rebelle qui pouvait écraser et tuer quiconque pour sa lâcheté, sa trahison, non pas d’un point de vue militaire mais du point de vue de la cause révolutionnaire mondiale.
Trotsky n’aurait pas pu faire preuve de lâcheté. Le mépris de cette armée extraordinaire l’aurait écrasé ; elle n’aurait pu pardonner à un faible d’avoir versé le sang de 27 de ses frères lors de sa première victoire.
Quelques jours avant l’occupation de Kazan par nos troupes, Léon Davidovitch avait dû quitter Sviajsk ; il avait été rappelé à Moscou à la nouvelle de la tentative d’assassinat contre Lénine. Mais ni le raid de Savinkov contre Sviajsk, organisé avec un remarquable savoir-faire par les socialistes-révolutionnaires, ni, presque au même moment, la tentative d’assassinat de ce même parti contre Lénine, ne pouvaient plus arrêter l’Armée rouge. La vague finale de l’offensive engloutit Kazan.
Les troupes embarquèrent tard dans la nuit du 9 septembre et au petit matin, vers 5 heures et demie, les lourds transporteurs de troupes à plusieurs ponts, escortés par des torpilleurs, approchèrent des quais de Kazan. C’était étrange de naviguer dans la pénombre à la lueur de la lune, de passer devant le moulin au toit vert, à moitié détruit, derrière lequel on avait repéré une batterie blanche ; puis devant le « Dauphin » à moitié calciné, pillé, échoué sur le rivage désert ; et devant tous les méandres, langues de terre, anses et bancs de sable familiers où du matin au soir la mort avait rôdé pendant de si longues semaines, où s’étaient élevées les volutes de fumée, où avaient jailli les gerbes dorées des tirs d’artillerie.
Nous naviguions tous feux éteints, dans un silence absolu, sur la Volga qui coulait, noire, froide et lisse. Derrière nous, une légère écume vibre sur le morne sillage, lavé par des vagues, oubliant tout, coulant avec indifférence vers la mer Caspienne. Et pourtant l’endroit où glissait maintenant silencieusement l’énorme bateau était hier encore un maelström déchiré et labouré par l’explosion incessante des obus. Ici, un oiseau nocturne a effleuré il y a un instant de son aile l’eau d’où montait une légère volute de brume dans l’air froid, alors qu’hier encore jaillissaient tant de fontaines blanches d’écume ; hier les ordres tonnaient sans arrêt ; les torpilleurs effilés traçaient leur chemin dans la fumée, les flammes et une pluie d’éclats d’acier, la coque tremblant sous l’impatience comprimée des moteurs et le recul des batteries doubles de canon qui tiraient un coup à la minute, émettant un son semblable à un hoquet d’acier.
On tirait, on se dispersait sous une grêle d’obus cliquetants, on épongeait le sang sur les ponts… Et maintenant tout est silence ; la Volga coule comme elle coulait il y a mille ans, comme elle coulera encore pendant des siècles.
Nous atteignîmes les quais sans tirer un seul coup de feu. Les premières lueurs de l’aube éclairaient le ciel. Dans la pénombre grise et rose commençaient à émerger de noirs fantômes bossus et calcinés. Grues, poutres de bâtiments incendiés, poteaux télégraphiques renversés, tout cela semblait avoir enduré une tristesse sans borne, perdu toute sensibilité, comme un arbre aux branches difformes et dénudées. Un royaume de la mort lavé par les roses glacées de l’aube nordique.
Et les canons abandonnés, la gueule vers le haut, ressemblaient dans la pénombre à des figures abattues, pétrifiées dans leur désespoir muet, la tête relevée par des mains froides et humides de rosée.
Brouillard. On commence à trembler de froid et de tension nerveuse ; l’air est imbibé de l’odeur de cambouis et de cordages enduits de résine. Le col bleu de l’artilleur tourne avec le mouvement du corps, regardant avec surprise la rive déserte et silencieuse reposant dans un silence de mort.
C’est cela la victoire.