Et ce n'est pas une position nouvelle. Témoin ce texte qui, s'il se trouve un peu dépassé, ce n'est que par l'approfondissement du processus décrit :
extrait du clt de sept. 1988 a écrit :...Le fascisme d'un côté, le stalinisme de l'autre, l'un de l'extérieur du mouvement ouvrier, l'autre plus efficacement encore de l'intérieur du mouvement ouvrier, plus la vague exterminatrice de la deuxième guerre impérialiste mondiale, auront en grande partie réussi à remplir leur fonction historique : placer entre les générations un no-man's land à travers lequel les vieilles expériences ne pourraient plus passer.
Aujourd'hui, la génération qui mène les différents combats politiques et sociaux du Chili à l'Afrique du Sud, de l'Argentine aux Philippines ou de la Pologne à l'Azerbaïdjan et l'Arménie... a beau être composée en grande partie de prolétaires, elle a perdu jusqu'au souvenir de ce que pouvait être l'internationalisme prolétarien, même à titre de référence abstraite !
Pratiquement, toute une expérience historique révolutionnaire a disparu de son univers mental. De ce point de vue, le mouvement ouvrier mondial actuel a reculé à un stade politique bien antérieur à celui d'il y a cinquante ans.
En réalité, le nationalisme de la génération militante actuelle n'est pas plus naturel ni spontané que ne peut l'être la prise de conscience prolétarienne. Le nationalisme ne devient le drapeau de tous ces militants que dans la mesure où les intellectuels nationalistes sont les seuls à leur en proposer un. Et dans la mesure aussi où, quand ils existent, les intellectuels qui se réclament de l'internationalisme prolétarien renoncent à défendre leurs idées en disant qu'on peut faire confiance à ces gens-là.
C'est ainsi, soit dit en passant, que quelqu'un comme Djibaou a pu conclure un accord avec l'impérialisme français sur un référendum en France trahissant la cause kanake, derrière le dos des Kanaks, parce que personne en Nouvelle Calédonie n'a jamais averti ouvertement le peuple kanak qu'il devait se méfier d'un nationaliste comme Djibaou, même pas les trotskystes de la LCR qui pourtant, à une époque, disaient avoir des relations privilégiées avec les militants du FLNKS
Ce ne sont pas les conditions d'existence dans les ghettos ou les bidonvilles qui prédisposent particulièrement les jeunes révoltés à se tourner vers des revendications nationalistes limitant leur univers aux frontières du pays où ils sont nés, eux-mêmes ou leurs parents.
Il y a 25 ans, Malcom X disait : « le Noir le plus redoutable de l'Amérique est celui des ghettos, parce qu'il n'a pas de religion, pas de notion de morale, pas de sens civique. Il n'a peur de rien. Eternellement frustré, c'est un être fébrile, impatient de passer aux « actes ». Et quoi qu'il entreprenne, il s'engage à fond » .
Malcom X, qui était un militant nationaliste noir, ne se doutait peut-être pas que sa description du Noir des ghettos recoupait largement la définition que Marx donnait du prolétaire.
Car justement, ces prolétaires des bidonvilles et des ghettos, prolétaires au sens propre du terme, à qui on a tout enlevé y compris la religion, la morale et les illusions sur la vie civique, et qui s'engagent à fond, pourquoi n'embrasseraient-ils pas la cause internationaliste, eux qui n'ont pas de patrie, que des chaînes à perdre, et un monde à gagner ?
Pourquoi seraient-ils moins réceptifs à l'éducation internationaliste qu'à l'éducation nationaliste ?
Pourquoi faudrait-il obligatoirement que les Noirs d'Afrique du Sud parqués dans les townships, croient que leur émancipation se réalisera à l'intérieur des frontières de la seule Azania (le nom africain que donnent les nationalistes à l'Afrique du Sud), comme si la transformation de l'Afrique du Sud en Azania pouvait résoudre les problèmes de la pauvreté, de la misère, et même de la domination blanche. Et ces mêmes Noirs Sud-africains voient bien que tout près d'eux les nationalistes noirs de l'ex-Rhodésie, après une longue lutte armée, n'ont pas réussi à résoudre tous ces problèmes, même s'ils ont réussi à transformer la Rhodésie en Zimbabwe.
En 1903, quand un jeune prolétaire juif à moitié illettré (et le plus souvent au chômage la moitié de son temps) d'un quartier misérable de Varsovie était remarqué pour ses qualités de courage et de dévouement révolutionnaire par le Bund, ou les Bolchéviks, ou le Parti Socialiste Polonais, ou tout autre tendance du mouvement socialiste de l'époque (et à la base, les jeunes ouvriers ne faisaient pas toujours la distinction...), on commençait naturellement à le faire assister aux cours ou aux conférences d'éducation politique que chaque groupe politique tenait à donner au sein du ou des syndicats qu'il influençait. Et la concurrence pour l'influence sur les syndicats était acharnée.
Là, on attachait une certaine importance à vous y apprendre la vie des autres organisations socialistes des autres pays. On y parlait beaucoup d'internationalisme. Ça faisait en somme partie de la morale militante de l'époque, à laquelle tout ouvrier conscient devait d'emblée être éduqué. Soupçonner un militant de n'être pas internationaliste frisait l'injure. S'en revendiquer, c'était faire acte de fierté.
Le reste de son éducation, généralement le jeune ouvrier socialiste la faisait en prison dans des conditions très variables. C'était là qu'on suivait ses universités révolutionnaires, comme on disait alors.
Et puis, quand on sortait de prison, et qu'il était difficile de reprendre le travail clandestin, il arrivait si on jugeait que ça en valait la peine, que le parti vous aide à passer dans l'émigration.
On vous faisait passer en France, en Angleterre, en Allemagne ou en Suisse, selon les opportunités, les filières et les contacts qu'on y avait. Là, c'était un peu à la bonne fortune de chacun. Mais l'ouvrier révolutionnaire pour peu qu'il en eût envie, avait l'occasion de terminer son apprentissage politique et de se lier aux organisations légales du reste de l'Europe de l'époque. Après avoir connu la pauvreté absolue, il était parfois déconcerté, avec des sentiments divers, quand il voyait pour la première fois des réunions de militants allemands, habillés comme des bourgeois (du moins comme les voyaient les militants-vagabonds polonais).
Puis, la surprise passée, on en profitait pour acquérir le maximum de savoir-faire au travers des réunions publiques, des campagnes électorales et de bien d'autres choses.
Il y avait bien des périodes de démoralisation, d'isolement, comme au sein de toutes les émigrations politiques. Mais globalement, de retour en Pologne et en Russie, son propre capital politique s'était considérablement enrichi.
Et comme disait Trotsky, l'internationalisme devenait la force motrice de sa vie...
Mais aujourd'hui, comment les choses se passent-elles pour les jeunes révolutionnaires des organisations nationalistes ?
Aujourd'hui aussi il arrive, même en Afrique du Sud, que les séjours en prison fassent office d'universités révolutionnaires. On n'y apprend pas les mêmes choses que les sociaux-démocrates révolutionnaires du début du siècle. Voilà tout. Mais le mouvement noir américain des années 70 a même en partie recruté de cette façon-là, dans les prisons, en donnant une culture politique aux jeunes Noirs incarcérés pour des délits de droit commun.
La vraie différence commence ailleurs. Quand un jeune Noir, militant syndicaliste dans un quartier pauvre de Johannesburg, surveillé par la police et contraint à une semi-clandestinité, échappe à la police à la suite d'une manifestation qui se termine mal, son parcours dans l'émigration ne ressemble plus du tout à celui des révolutionnaires du début du siècle.
Son seul recours le plus souvent, après avoir bénéficié de l'aide du réseau clandestin d'une organisation politique pour s'enfuir, c'est d'aller au Bostwana, en Angola ou au Zimbabwe, suivre un entraînement militaire dans l'un des camps de l'ANC ou d'une autre organisation, dont les moyens militaires et financiers sont fournis par l'URSS, la Chine, la Tchécoslovaquie ou les Cubains... Et ce qui se passe en Afrique du Sud pour les militants noirs, se passe à peu près de la même façon au Moyen Orient pour les militants palestiniens.
Même les jeunes Kanaks, en 1984, dont les cadres s'étaient pour leur part familiarisés aux idées gauchistes à la Sorbonne en 1968, n'eurent pour seule école de la révolution internationale que les camps d'entraînement de chez Kadhafi, avec Machoro. Il est vrai qu'en prime, certains d'entre eux bénéficièrent de conseils supplémentaires de la LCR, qui enseigna sans doute des tas de choses aux militants du FLNKS qu'elle avait en contact, y compris des discours sur l'autonomie culturelle kanake, sauf la meilleure façon de se défier de Djibaou et ses pareils...
Cette expérience-là de l'émigration politique, dans les camps d'entraînement militaire nationalistes, n'est certainement pas ce qui a la moindre chance de faire de l'internationalisme « la force motrice de la vie militante » de ces jeunes venus pourtant de tous les coins du monde.
Mais là n'est pas non plus l'objectif de ceux qui les entraînent. Car 1988 connaît les bureaucrates et les militaires professionnels internationaux de la lutte armée, mais la révolution internationale, elle, a disparu des idéaux révolutionnaires.
C'est à nous, trotskystes, tels que nous sommes, autant que nous sommes aujourd'hui, que revient la tâche de faire retraverser aux vieilles expériences révolutionnaires, c'est-à-dire au savoir-faire prolétarien et internationaliste, le no-man's land entre les générations militantes, pour permettre enfin au mouvement ouvrier mondial de redémarrer sur des bases politiques supérieures à celles des années 30.
Une gageure ? Oui, sans doute. Comme toutes les entreprises humaines qui valent la peine qu'on se batte pour elles. Mais une gageure en effet. Car cet héritage politique que nous a légué Trotsky avant son assassinat et dans lequel les différents groupes trotskystes ont puisé plus ou moins partiellement, n'est pas simplement une doctrine ou un programme de formules toutes faites à adapter au goût du jour.
Le bolchévisme, disait Trotsky pour son propre compte, « n'est pas une doctrine, mais un système d'éducation révolutionnaire pour l'accomplissement de la révolution prolétarienne » . Nous pouvons en dire tout autant du trotskysme...