Un roman magnifique et attachant, qui nous retrace l'histoire de la Grèce au XXè siècle à travers la vie de plusieurs familles à Thessalonique, et laisse un souvenir inoubliable de cette période.
La rencontre d'un jeune homme avec ses grands-parents en 2007 sert de prétexte pour nous raconter les souvenirs de ces derniers, Katerina et Dimitris. L'histoire commence par la naissance de Dimitris en 1917 dans une famille aisée, le jour du terrible incendie qui a dévasté la ville. Cet incendie conduit Olga, la mère de Dimitris à s'installer provisoirement avec son fils et sa servante Pavlina dans la "rue Irini", une rue populaire de la vieille ville, tandis que son mari riche commerçant de prêt-à-porter (et très réac) s'installe ailleurs en attendant de se faire reconstruire une riche demeure. Cela prendra plusieurs années, pendant lesquelles Olga mènera une vie heureuse, entourée de ses voisins musulmans, la famille Ekrem, et juifs, la famille Moreno.
Puis, survient la "Grande Catastrophe" lors de la guerre gréco-turque (le roman décrit à la fois les exactions commises par les troupes grecques contre les turcs en Asie mineure, puis les représailles turques) qui se traduit par l'évacuation de Smyrne par les Grecs : on y suit l'histoire de Katerina, petite fille de Smyrne accidentellement séparée de sa mère embarquée pour Athènes, qui est prise en charge par une autre femme, Eugenia, mère de deux jumelles ; elles atterrissent dans un camp de réfugiés sur l'île de Mytilène où elles vivent dans des conditions effroyables, avant d'être évacuées vers Thessalonique.
Lorsqu'elles débarquent à Thessalonique, un grand échange de populations entre la Grèce et la Turquie a été décidé, et elles aboutissent rue Irini dans la maison de la famille Ekrem, elle-même expulsée vers la Turquie au grand dam d'Olga et des Moreno. Les Ekrem ont d'ailleurs laissé une lettre pour les futurs occupants du logement, mais on ne les reverra plus.
Eugenia et ses trois filles (Katerina devient sa fille adoptive et ne reverra pas sa mère) vivent à leur tour dans cette formidable rue Irini marquée par l'amitié et la solidarité entre voisins. Katerina montre bientôt d'exceptionnels talents de couturière et brodeuse et complète sa formation dans la famille Moreno, une famille de tailleurs. Les enfants des Moreno, Isaac et Elias, ainsi que Katerina, les deux jumelles et Dimitris, grandissent ensemble.
Puis, Konstantinos, le père de Dimitris, achève la construction de sa nouvelle maison et Olga et Dimitris doivent à contrecoeur quitter la rue Irini pour s'installer dans un palace froid dont Olga ne sortira plus jamais : elle servira essentiellement de mannequin et de faire-valoir lors de dîners pour les robes vendues par son mari, et confectionnées en sous-traitance par l'atelier des Moreno.
On voit peu à peu Dimitri devenir jeune homme et se politiser au contact d'étudiants communistes durant les années 30, pour devenir radicalement opposé à son père, en choisissant de devenir médecin et en refusant de reprendre son empire textile qui ne cesse de s'accroître, tout en étant témoin de la répression sous la dictature de Metaxas. C'est aussi l'époque de l'essor du rebetiko dans les tavernes, mal vues du régime, qui y déclenche de régulières descentes de police.
Survient la 2ème guerre mondiale et Dimitris, avec Elias, s'engage dans les troupes grecques pour résister à l'invasion italienne de Mussolini ; l'armée italienne est repoussée, mais l'armée grecque ne fait pas le poids face à l'armée allemande d'Hitler qui déferle sur le pays. Dimitris et Elias choisissent de continuer à se battre avec les communistes grecs dans les montagnes du centre-nord de la Grèce. Pendant ce temps, les hommes juifs de Thessalonique dont Isaac sont exploités par les nazis dans un vaste camp de travail à l'ouest de la ville, où beaucoup meurent. Suite à des négociations entre les rabbins et les nouveaux maîtres, les travailleurs forcés sont "rachetés" en échange de la livraison d'un cimetière juif aux appétits immobiliers de la ville. Mais bientôt les choses s'accélèrent, et toute la famille Moreno (sauf Elias dans le maquis) se retrouvera déportée en Pologne où elle disparaîtra dans un camp d'extermination.
Sans les Moreno, la rue Irini est devenue bien triste, mais ses occupants ne savent pas encore quel sort a attendu les Moreno en Pologne, ils les croient simplement installés là-bas. Thessalonique, après avoir perdu ses musulmans, a perdu ses juifs et ne compte plus que des chrétiens orthodoxes. Des milliers de personnes sont parties, des milliers de logements sont vacants, la ville est lugubre et les pillards se déchaînent sur les maisons juives abandonnées. Konstantinos, lui, est au faîte de sa gloire, faisant des affaires en vendant des vêtements féminins de luxe pour les femmes des chefs nazis, et aidant l'un de ses fournisseurs à récupérer l'atelier des Moreno.
De son côté, Dimitris mène une vie terrible dans les montagnes grecques et choisit de soigner les victimes de la guerre (puis, ensuite, de la guerre civile grecque) sans se préoccuper de leur camp. L'auteur parle d'exactions "des deux côtés" sans pour autant mettre sur le même plan les maquis plus ou moins liés au KKE (le PC grec), dont fait partie Dimitris "héros" de l'histoire, et la répression féroce organisée par ce qui reste de l'armée grecque avec l'appui de l'Angleterre, puis des Etats-Unis.
Konstantinos qui renie son fils et hait les communistes fait cyniquement croire à sa femme Olga, et donc à tous ses amis dont Katerina (amoureuse de Dimitris), que Dimitris est mort. La mort dans l'âme, et pour pouvoir simplement ne plus vivre dans la misère, Katerina qui travaillait dans l'ancien atelier des Moreno accaparé par un certain Gourgouris accepte d'épouser ce dernier, jusqu'à ce qu'elle découvre ses manigances et dénonciations aux nazis pour déposséder les Moreno. Elle n'en hait que davantage son mari, qui ne tardera pas à mourir d'ailleurs.
Puis, Dimitris revient et retrouve sa mère Olga ainsi que Katerina, avant d'être fait prisonnier et déporté sur la sinistre île de Makronissos, où on l'obligera à renier ses convictions pour pouvoir sortir, tandis que Katerina accouche de son fils.
Elias, lui, était déjà revenu, avait appris la disparition de sa famille et choisi d'émigrer en Palestine pour refaire sa vie.
Le roman décrit ensuite la période de la dictature des colonels, où Dimitris et Katerina, enfin réunis et parents de deux enfants (un garçon, une fille), décident d'envoyer ces derniers faire leurs études à l'étranger plutôt que de leur laisser subir le lavage de cerveau de l'école grecque et les brimades liées au passé communiste du père.
Victoria Hislop, "Le Fil des souvenirs", est disponible en livre de poche.
Allez, on ne peut pas se quitter sans quelques chansons grecques !
Le roman fait référence à une chanson de 1946, "To minore tis avgis", qui plaît beaucoup à Katerina car elle correspond bien à la tristesse de l'époque ("Réveille-toi, mon petit, et tu entendras le jour qui se lève en mode mineur). En voici une interprétation par la chanteuse Sotiria Bellou dans les années 70. La mélodie dira peut-être quelque chose à certains d'entre vous. Le clip est extrait d'un vieux film grec (je ne sais pas lequel) et se déroule à Athènes.
https://www.youtube.com/watch?v=UipfIQ2f5f4
Une chanson plus récente, "Mana mou ellas" (Ma mère la Grèce), de Stavros Xarchakos, est devenue très populaire. C'est une sorte de chanson "d'amertume nationale" qui fait a priori référence à l'époque de la Grande Catastrophe, et où la Grèce, en gros, abreuve ses enfants de mensonges en guise de lait maternel. Elle est ici interprétée par Nikos Gatsos et la chanteuse Poli Panou. Le clip est un montage qui élargit le propos à toute l'histoire récente de la Grèce, avec des images d'un peu toutes les époques, jusqu'à la récente crise grecque.
https://www.youtube.com/watch?v=skPjBa9k6A0
Une chanson "Yerakinas Yios" (le fils du faucon) qui décrit la vie d'un prisonnier, ce pourrait être à Makronissos ou ailleurs, mais sous un régime de dictature. Musique de Vassilis Tsitsanis (un auteur important et prolifique de l'après-guerre). Chanson interprétée par le remarquable Stelios Kazantzidis (dont le clip ne fait que montrer la photo).
https://www.youtube.com/watch?v=a-xDLAM847o
Une chanson "ena deilino" (un soir) de Mikis Theodorakis, interprétée par Grigoris Bithikotsis (un chanteur majeur de l'après-guerre, qui a privilégié la "bagatelle" ce qui l'a rendu très populaire, mais n'a pas dédaigné de temps en temps des chansons plus politiques). Avec un clip dont les images retracent, a priori, la guerre civile grecque et les maquis du PC.
https://www.youtube.com/watch?v=C5Swmhd2dGU
Et pour terminer, une autre chanson, "fevgo makria patrida mou" (je pars de ma ville natale), encore chantée par Grigoris Bithikotsis, sur un ton badin, mais judicieusement accompagnée d'un clip où l'on voit des images de réfugiés d'hier (grecs) et d'aujourd'hui (africains, asiatiques...) Avec des images dramatiques de bateaux surchargés de réfugiés.
https://www.youtube.com/watch?v=bpPjlpIkKps