Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 22 Août 2017, 11:44

Un roman magnifique et attachant, qui nous retrace l'histoire de la Grèce au XXè siècle à travers la vie de plusieurs familles à Thessalonique, et laisse un souvenir inoubliable de cette période.

La rencontre d'un jeune homme avec ses grands-parents en 2007 sert de prétexte pour nous raconter les souvenirs de ces derniers, Katerina et Dimitris. L'histoire commence par la naissance de Dimitris en 1917 dans une famille aisée, le jour du terrible incendie qui a dévasté la ville. Cet incendie conduit Olga, la mère de Dimitris à s'installer provisoirement avec son fils et sa servante Pavlina dans la "rue Irini", une rue populaire de la vieille ville, tandis que son mari riche commerçant de prêt-à-porter (et très réac) s'installe ailleurs en attendant de se faire reconstruire une riche demeure. Cela prendra plusieurs années, pendant lesquelles Olga mènera une vie heureuse, entourée de ses voisins musulmans, la famille Ekrem, et juifs, la famille Moreno.

Puis, survient la "Grande Catastrophe" lors de la guerre gréco-turque (le roman décrit à la fois les exactions commises par les troupes grecques contre les turcs en Asie mineure, puis les représailles turques) qui se traduit par l'évacuation de Smyrne par les Grecs : on y suit l'histoire de Katerina, petite fille de Smyrne accidentellement séparée de sa mère embarquée pour Athènes, qui est prise en charge par une autre femme, Eugenia, mère de deux jumelles ; elles atterrissent dans un camp de réfugiés sur l'île de Mytilène où elles vivent dans des conditions effroyables, avant d'être évacuées vers Thessalonique.

Lorsqu'elles débarquent à Thessalonique, un grand échange de populations entre la Grèce et la Turquie a été décidé, et elles aboutissent rue Irini dans la maison de la famille Ekrem, elle-même expulsée vers la Turquie au grand dam d'Olga et des Moreno. Les Ekrem ont d'ailleurs laissé une lettre pour les futurs occupants du logement, mais on ne les reverra plus.

Eugenia et ses trois filles (Katerina devient sa fille adoptive et ne reverra pas sa mère) vivent à leur tour dans cette formidable rue Irini marquée par l'amitié et la solidarité entre voisins. Katerina montre bientôt d'exceptionnels talents de couturière et brodeuse et complète sa formation dans la famille Moreno, une famille de tailleurs. Les enfants des Moreno, Isaac et Elias, ainsi que Katerina, les deux jumelles et Dimitris, grandissent ensemble.

Puis, Konstantinos, le père de Dimitris, achève la construction de sa nouvelle maison et Olga et Dimitris doivent à contrecoeur quitter la rue Irini pour s'installer dans un palace froid dont Olga ne sortira plus jamais : elle servira essentiellement de mannequin et de faire-valoir lors de dîners pour les robes vendues par son mari, et confectionnées en sous-traitance par l'atelier des Moreno.

On voit peu à peu Dimitri devenir jeune homme et se politiser au contact d'étudiants communistes durant les années 30, pour devenir radicalement opposé à son père, en choisissant de devenir médecin et en refusant de reprendre son empire textile qui ne cesse de s'accroître, tout en étant témoin de la répression sous la dictature de Metaxas. C'est aussi l'époque de l'essor du rebetiko dans les tavernes, mal vues du régime, qui y déclenche de régulières descentes de police.

Survient la 2ème guerre mondiale et Dimitris, avec Elias, s'engage dans les troupes grecques pour résister à l'invasion italienne de Mussolini ; l'armée italienne est repoussée, mais l'armée grecque ne fait pas le poids face à l'armée allemande d'Hitler qui déferle sur le pays. Dimitris et Elias choisissent de continuer à se battre avec les communistes grecs dans les montagnes du centre-nord de la Grèce. Pendant ce temps, les hommes juifs de Thessalonique dont Isaac sont exploités par les nazis dans un vaste camp de travail à l'ouest de la ville, où beaucoup meurent. Suite à des négociations entre les rabbins et les nouveaux maîtres, les travailleurs forcés sont "rachetés" en échange de la livraison d'un cimetière juif aux appétits immobiliers de la ville. Mais bientôt les choses s'accélèrent, et toute la famille Moreno (sauf Elias dans le maquis) se retrouvera déportée en Pologne où elle disparaîtra dans un camp d'extermination.

Sans les Moreno, la rue Irini est devenue bien triste, mais ses occupants ne savent pas encore quel sort a attendu les Moreno en Pologne, ils les croient simplement installés là-bas. Thessalonique, après avoir perdu ses musulmans, a perdu ses juifs et ne compte plus que des chrétiens orthodoxes. Des milliers de personnes sont parties, des milliers de logements sont vacants, la ville est lugubre et les pillards se déchaînent sur les maisons juives abandonnées. Konstantinos, lui, est au faîte de sa gloire, faisant des affaires en vendant des vêtements féminins de luxe pour les femmes des chefs nazis, et aidant l'un de ses fournisseurs à récupérer l'atelier des Moreno.

De son côté, Dimitris mène une vie terrible dans les montagnes grecques et choisit de soigner les victimes de la guerre (puis, ensuite, de la guerre civile grecque) sans se préoccuper de leur camp. L'auteur parle d'exactions "des deux côtés" sans pour autant mettre sur le même plan les maquis plus ou moins liés au KKE (le PC grec), dont fait partie Dimitris "héros" de l'histoire, et la répression féroce organisée par ce qui reste de l'armée grecque avec l'appui de l'Angleterre, puis des Etats-Unis.

Konstantinos qui renie son fils et hait les communistes fait cyniquement croire à sa femme Olga, et donc à tous ses amis dont Katerina (amoureuse de Dimitris), que Dimitris est mort. La mort dans l'âme, et pour pouvoir simplement ne plus vivre dans la misère, Katerina qui travaillait dans l'ancien atelier des Moreno accaparé par un certain Gourgouris accepte d'épouser ce dernier, jusqu'à ce qu'elle découvre ses manigances et dénonciations aux nazis pour déposséder les Moreno. Elle n'en hait que davantage son mari, qui ne tardera pas à mourir d'ailleurs.

Puis, Dimitris revient et retrouve sa mère Olga ainsi que Katerina, avant d'être fait prisonnier et déporté sur la sinistre île de Makronissos, où on l'obligera à renier ses convictions pour pouvoir sortir, tandis que Katerina accouche de son fils.

Elias, lui, était déjà revenu, avait appris la disparition de sa famille et choisi d'émigrer en Palestine pour refaire sa vie.

Le roman décrit ensuite la période de la dictature des colonels, où Dimitris et Katerina, enfin réunis et parents de deux enfants (un garçon, une fille), décident d'envoyer ces derniers faire leurs études à l'étranger plutôt que de leur laisser subir le lavage de cerveau de l'école grecque et les brimades liées au passé communiste du père.


Victoria Hislop, "Le Fil des souvenirs", est disponible en livre de poche.


Allez, on ne peut pas se quitter sans quelques chansons grecques !

Le roman fait référence à une chanson de 1946, "To minore tis avgis", qui plaît beaucoup à Katerina car elle correspond bien à la tristesse de l'époque ("Réveille-toi, mon petit, et tu entendras le jour qui se lève en mode mineur). En voici une interprétation par la chanteuse Sotiria Bellou dans les années 70. La mélodie dira peut-être quelque chose à certains d'entre vous. Le clip est extrait d'un vieux film grec (je ne sais pas lequel) et se déroule à Athènes.

https://www.youtube.com/watch?v=UipfIQ2f5f4

Une chanson plus récente, "Mana mou ellas" (Ma mère la Grèce), de Stavros Xarchakos, est devenue très populaire. C'est une sorte de chanson "d'amertume nationale" qui fait a priori référence à l'époque de la Grande Catastrophe, et où la Grèce, en gros, abreuve ses enfants de mensonges en guise de lait maternel. Elle est ici interprétée par Nikos Gatsos et la chanteuse Poli Panou. Le clip est un montage qui élargit le propos à toute l'histoire récente de la Grèce, avec des images d'un peu toutes les époques, jusqu'à la récente crise grecque.

https://www.youtube.com/watch?v=skPjBa9k6A0

Une chanson "Yerakinas Yios" (le fils du faucon) qui décrit la vie d'un prisonnier, ce pourrait être à Makronissos ou ailleurs, mais sous un régime de dictature. Musique de Vassilis Tsitsanis (un auteur important et prolifique de l'après-guerre). Chanson interprétée par le remarquable Stelios Kazantzidis (dont le clip ne fait que montrer la photo).

https://www.youtube.com/watch?v=a-xDLAM847o

Une chanson "ena deilino" (un soir) de Mikis Theodorakis, interprétée par Grigoris Bithikotsis (un chanteur majeur de l'après-guerre, qui a privilégié la "bagatelle" ce qui l'a rendu très populaire, mais n'a pas dédaigné de temps en temps des chansons plus politiques). Avec un clip dont les images retracent, a priori, la guerre civile grecque et les maquis du PC.

https://www.youtube.com/watch?v=C5Swmhd2dGU

Et pour terminer, une autre chanson, "fevgo makria patrida mou" (je pars de ma ville natale), encore chantée par Grigoris Bithikotsis, sur un ton badin, mais judicieusement accompagnée d'un clip où l'on voit des images de réfugiés d'hier (grecs) et d'aujourd'hui (africains, asiatiques...) Avec des images dramatiques de bateaux surchargés de réfugiés.

https://www.youtube.com/watch?v=bpPjlpIkKps
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 23 Août 2017, 08:50

Pour illustrer, voici aussi 5 chansons grecques dans le style d'Asie mineure (qui représente toujours un poids assez considérable dans la musique traditionnelle du pays ; les 1 ou 1,5 millions de réfugiés arrivant dans une Grèce peuplée alors de 4,5 millions d'habitants ont pesé lourd !) La plupart sont des chansons d'amour dont le texte a peu d'intérêt, mais elles sont souvent interprétées avec un sentiment de nostalgie de l'Asie mineure, et sont très connues et très populaires en Grèce.

Bournovalia (fait référence au nom d'un quartier de Smyrne, en Français "Bournabat"), interprétée ici par la chanteuse Glykeria. Le clip a l'intérêt de montrer d'anciennes cartes postales de Smyrne (et pas seulement du quartier Bournabat), avec des secteurs aisés et des secteurs populaires ou des vues d'ensemble.

https://www.youtube.com/watch?v=vHNYERoVbuI

Gkioulbakhar / Gülbahar, un classique, interprété ici par le groupe Café Aman Istanbul (en grec, avec un passage en turc). Avec ici aussi quelques vieilles cartes postales d'Istanbul / Constantinople dans les images. Le titre fait référence au nom d'un homme et c'est une chanson d'amour.

https://www.youtube.com/watch?v=Y-CqlJtRVlE

Certaines émissions de la télé grecque spécialisées sur la musique jouent un rôle important dans le maintien de la popularité des chansons traditionnelles, notamment celles d'Asie mineure. En voici trois exemples :

Prigkipessa mou ("ma princesse"), interprétée par Zacharias Karounis, un chanteur qui s'est fait une spécialité de reprendre des chansons grecques d'Asie mineure.

https://www.youtube.com/watch?v=wlZRtcdUzO8

Barba Giannakakis ("tonton Jean"), une histoire de mariage où le chanteur/la chanteuse cherche à convaincre sa soeur de ne pas avoir peur de l'homme qu'elle aime, et son oncle de bien vouloir accueillir le prétendant autrement qu'à coups de pistolet... En gros, laisse tomber les poissons que tu fais frire dans la cuisine, et viens te marier ! Interprétée par la chanteuse Yiota Nega. Un mélange de couplets lents et de refrains stimulants...

https://www.youtube.com/watch?v=5ZdfsfpTPQo

Enfin, Elenitsa ("Petite Hélène"), une histoire pas tellement différente, du genre "ma petite poupée tu me rends fou", interprétée par la chanteuse Eleni Vitali (en présence de deux autres chanteurs très populaires en Grèce, Georges Dalaras et la Glykeria). Il faut écouter la chanson mais aussi, regarder l'orchestre - totalement oriental - et la chanteuse - d'ascendance grecque et tzigane, avec sa croix orthodoxe autour du cou, elle effectue des mouvements qui pourraient aussi bien être indiens - pour ruiner définitivement l'idée d'une Europe qui aurait des limites nettes !

https://www.youtube.com/watch?v=F9oBjC0eXHE
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Zorglub » 23 Août 2017, 20:49

Merci Plestin pour ce partage littéraire et musical.
Je continue dans la lancée musicale avec Angélique Ionatos. Son dernier album (Reste la lumière) a quelques redites, mais il y a des bijoux : extraits sur son site.

Je l'ai vue récemment au Triton, avec Katerina Fotinaki puis une deuxième fois avec Henri Agnel qui l'accompagna souvent, et son fils (concert visible en intégralité ici, je suis le 3ème à gauche, 2ème rang :mrgreen: ). Elle se perd un peu parfois, qu'elle pousse, mais quand elle est bien partie, sublime. Elle reprend d'anciens titres dont le splendide threne (lamento) Tou Manoli (à 18:40).
Elle a chanté une chanson en hommage à Rosa Luxembourg, s'inspire/interprète des poètes grecs, notamment Odysseas Elytis (donc elle a sorti une traduction - Le soleil Sait).
Accordez vos bouzoukis !
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 24 Août 2017, 10:00

Merci Zorglub, de mon côté ça faisait longtemps que je ne l'avais pas écoutée et elle a toujours bon pied bon oeil... Elle occupe une place à part dans la musique grecque, dont elle a écrit une nouvelle page belle et originale, qui s'apparente presque à un travail de recherche. Elle fait partie des rares qui puisent leur inspiration jusque dans l'antiquité grecque (époque la plus prisée en occident, alors que la Grèce d'aujourd'hui est plutôt l'héritière de l'empire byzantin puis ottoman...) Cette orientation "antiquité" ainsi que son style pas vraiment "grand public" font peut-être partie des raisons qui font qu'Angélique Ionatos semble plus populaire en France qu'en Grèce. Mais son concert a aussi des références à certaines chansons populaires traditionnelles, et j'y ai retrouvé avec plaisir To tavernaki (la petite taverne) à 28:45 ! Dans l'ensemble, un concert bien sympathique (par ailleurs, le "jeune" Idriss est un percussionniste hors pair, dont le tour de chant qui n'a plus rien à voir avec la Grèce n'en est pas moins émouvant et prometteur...)
Plestin
 
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 24 Août 2017, 10:53

Voici (approximativement) les paroles en français de la chanson "Tis Yerakinas Yios" (le fils du faucon) que j'ai mise dans mon premier message, elle fait référence à la dictature et à la répression, c'est dommage de passer à côté :

Ni matelas où je puisse m'étendre,
ni lumière pour pouvoir lire
ta douce lettre, oh ma petite maman !
C'est l'été et il fait froid,
Un mètre sur deux, telle est ma cellule


Refrain :

Mais je ne vivrai pas à genoux
Je suis le fils d'un faucon (x2)
Et si l'on rouvre mes plaies
je supporterai le feu (x2)
Mère, ne sois pas désolée, mère, ne pleure pas !

Un vêtement ensanglanté
pour m'allonger
sur le ciment humide, oh ma petite maman
Dans la cellule d'à côté
ils ont amené quelqu'un, mon frère,
Comment s'en sortir ?


Refrain :

Mais je ne vivrai pas à genoux (...)
Plestin
 
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Zorglub » 24 Août 2017, 19:16

Pertinente ton explication sur sa popularité moindre en Grèce. Outre qu'elle en est partie tôt, en Belgique d'abord puis en France où elle a enregistré tous ses disques solo. Son premier est avec son frère, Photis.
Ses accompagnements impeccables, avec Agnel notamment, où les instruments ont de bons passages font peut-être aussi qu'elle soit à part.
Elle était venue une fois ou deux à la Fête. Je regrette ne pas l'y avoir vue, occupé ou je ne connaissais pas à l'époque, je ne sais plus.
J'avais moins aimé le morceau d'Idriss.
Zorglub
 
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 24 Août 2017, 20:28

Oui dans mes souvenirs aussi, elle était venue à la Fête mais je n'avais pas pu me libérer pour la voir... J'avais acheté un CD plus tard, Chansons nomades, et je viens de voir que c'était déjà avec Henri Agnel !
Plestin
 
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 25 Août 2017, 05:09

Et en plus, dans ce CD, je redécouvre qu'il y avait... To minore tis avgis, la toute première chanson que j'ai mentionnée, celle que l'héroïne du roman affectionne ! Traduit par "Mineur de l'aube" ("mineur" dans le sens "mode mineur").
Plestin
 
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 25 Août 2017, 12:25

Le roman parle des maquis et du PC grec (le KKE, un PC stalinien, qui s'est battu les armes à la main pendant la guerre civile, mais pour des objectifs très modérés - prendre sa place au gouvernement d'un régime démocratique - et qui est même resté complaisant avec l'église orthodoxe). Le PC grec a fortement influencé les artistes et intellectuels avant, pendant et après la deuxième guerre mondiale, et malgré la violence de la guerre civile et la volonté d'extermination du PC par le régime, prolongée ensuite sous la dictature des colonels débutée en 1967, ou au contraire grâce à cela, il a conservé une certaine influence jusqu'à nos jours dans ces milieux. Du fait de sa politique, une partie des milieux social-démocrates ou de droite n'a pas eu trop de mal à l'accepter ensuite. Bien des chanteurs et compositeurs l'ont approché, voire en ont fait partie, y compris parmi les plus grosses "vedettes" grecques, déjà dans les années 1930, puis après guerre et jusque dans les années 1970-80.

Le compositeur Mikis Theodorakis par exemple, qui a lui-même été victime de tortures abominables, a été très proche du PC à certains moments tout en marquant ses distances à d'autres. Politiquement, sa position est un gloubiboulga social-démocrate pas possible et il a défendu, sous les derniers gouvernements du PS/PASOK Papandréou, l'idée d'un gouvernement d'union nationale allant du PC à la droite ; il a d'ailleurs été ministre dans un gouvernement dirigé par la droite... Musicalement, c'est un génie qui a réussi la synthèse entre la tradition musicale grecque et un apport original. Certains de ses morceaux mettent par exemple en avant le triste état des quartiers populaires.

Par exemple, dans "Drapetsona". Drapetsona (et sa voisine plus petite Keratsini avec laquelle elle a fusionné depuis) est une banlieue ouvrière d'Athènes, juste à l'Ouest du Pirée, qui s'est développée dans les années 1930 autour d'une usine d'engrais et où de nombreux réfugiés d'Asie mineure se sont entassés dans de petites masures pour aller y travailler. (L'usine a fermé dans les années 1990 je crois ; quand j'y suis allé en 2008, sa carcasse était encore debout). Voici les paroles de cette chanson extrêmement populaire en Grèce (traduction approchante) :

Chaque pierre (était) bâtie avec du sang et du chagrin
chaque clou (était) fait d'amertume et de sanglots
Mais le soir, lorsque nous rentrions du travail
(c'était) rêves et baisers pour nous deux.

(Elle était) Battue par le vent et la pluie
mais c'était un port, un refuge, une douce protection
Ah notre petite maison, elle aussi avait une âme.

Refrain

Prends notre couronne (de mariage) et notre géranium,
à Drapetsona, désormais, nous n'avons plus de vie
Accroche-toi à ma main et partons, mon étoile,
et nous, nous vivrons, même si nous sommes pauvres.

Un lit et un berceau dans le coin,
Par le trou du toit, les étoiles et les oiseaux
A chaque porte la sueur et les soupirs
A chaque fenêtre le ciel.

Et quand le soir arrivait
Dans la ruelle étroite, les enfants disparaissaient (s'amusaient à disparaître)
Ah ! Notre petite maison, elle aussi avait un coeur.

Refrain :

Prends notre couronne (...)


En voici une interprétation par le chanteur Dimitris Basis (l'une des plus belles voix masculines actuelles), qui chante Drapetsona et une autre chanson, "Mana mou kai panagia" (Ma mère et la sainte Vierge), dans un style différent... Mais cette seconde chanson permet d'apprécier encore mieux la voix du chanteur ! Il s'agissait d'une émission dédiée à Mikis Theodorakis, et d'ailleurs, on le voit partout en photo sur les murs... et en vrai parmi les spectateurs. (C'est l'homme âgé avec d'abondants cheveux gris et une veste couleur crème). A noter que le danseur pendant la chanson Drapetsona est l'animateur de l'émission musicale.

https://www.youtube.com/watch?v=_X1b_hgKzaU

Et voici un autre morceau musical dans la même veine, "Vrekhi sto ftokhoyitonia" (il pleut sur les quartiers pauvres) [on écrit habituellement plutôt vrexei sto ftoxogeitonia, mais ici comme ailleurs j'ai choisi une orthographe qui se rapproche plus de la prononciation], accompagné d'extraits d'un vieux film où l'on voit une représentation de ces quartiers pauvres (cela fait penser au cinéma italien de la même époque). Le chanteur est Grigoris Bithikotsis... qui joue précisément le rôle du chanteur dans le film ! (léger décalage entre le film et la bande-son) La scène la plus émouvante sans doute est celle de la femme qui se réjouit de sa future maison avant de réaliser que son mari n'aura jamais les moyens de la construire.

https://www.youtube.com/watch?v=Xo-u--7p4L8


Autre grand compositeur grec qui, lui, a appartenu au PC jusqu'à sa mort précoce (à Moscou) en 1982, à l'âge de 44 ans : Manos Loïzos. Il a été notamment un farouche opposant du régime grec sous la dictature des colonels. Mais en 1985, le gouvernement grec lui a rendu hommage, et l'année 2007 a été décrétée "année de Manos Loïzos", donnant lieu à d'importants concerts de Yiorgos (George) Dalaras ou encore Kharis (on écrit Xaris) Alexiou, c'est-à-dire deux des plus grosses vedettes de la chanson grecque des années 1970 à aujourd'hui.

Le magnifique concert de 2007 donné principalement par la chanteuse Kharis Alexiou (et quelques autres chanteurs moins connus) à l'odéon d'Hérode Atticus (théâtre antique au pied de l'acropole d'Athènes) en l'honneur de Manos Loïzos, compte de très nombreuses chansons. Parmi les plus politiques :

"Akh chelidoni mou" (Ah, mon hirondelle) est une très belle chanson qui fait référence au régime de dictature et au "pays fermé" qu'était la Grèce à l'époque :

Paroles (de Manolis Rassoulis) :

Ah, mon hirondelle, comment peux-tu voler dans ce ciel si noir ?
Dans les gouttes de sang du soir, comment pourras-tu pleurer, comment pourras-tu pleurer ?

Ah, mon gars, les trains sont partis
Plus aucune route ne permet de quitter (le pays)
Et ceux qui parlaient de libération, dis-moi où sont-ils passés, où sont-ils passés ?

Ah, mon petit coeur emprisonné,
le soleil que tu attends ne sort pas
Il n'y a que le vacarme des crieurs sur le marché
Ah, mon petit coeur


https://www.youtube.com/watch?v=XDiIu6tnQ5g

Et aussi : "O fantaros" (Le soldat), d'un antimilitarisme seulement sous-entendu :

Paroles :

Ce soir il est en permission,
les poches vides, il se dirige vers la ville,
Il lance un bonjour à la garde, saute dans un camion
Et la mort reste présente (dans son esprit)

Refrain :

Viens nous rejoindre soldat, t'asseoir et prendre un verre
Oublie la caserne et les tours de garde
et buvons au vin sec de nos coeurs

La ville est comme une magicienne,
comme une vieille dame dont les colliers s'allument
Mais quand elle l'emmène dans ses allées
avec ses bavardages et sa solitude,
elle le prend par le bras

Refrain :

Viens nous rejoindre soldat (...)

Les routes l'ont fatigué,
les plaintes l'ont saisi
A la petite taverne il est arrivé
pour trouver quelqu'un avec qui boire,
partager le même chagrin
et voir ensemble qui vient

Refrain

Viens nous rejoindre soldat (...)


https://www.youtube.com/watch?v=ixwzPlEd0x0


A propos de soldat, justement, en voilà un ! Dans "To zebekiko tis Evdokias" (le zebekiko d'Evdokias : le zebekiko est une danse, Evdokias est un personnage féminin), un danseur en tenue de soldat rejoint la chanteuse sur la scène. Ce très célèbre morceau en Grèce (uniquement instrumental) a servi pour le film Evdokias où les relations tumultueuses entre une prostituée et un soldat illustreraient la relation entre la Grèce et les militaires qui l'écrasent... En attendant, dans le concert de Kharis Alexiou, voici ce que ça donne :

https://www.youtube.com/watch?v=ytdtmxrF8lw


De la lecture, de la musique, de la danse et même un peu de cinéma... Malgré l'élargissement du sujet, on reste dans les thèmes de la rubrique :)
Plestin
 
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Re: Grèce : Victoria Hislop, Le Fil des souvenirs

Message par Plestin » 28 Août 2017, 09:46

L'exil, l'éloignement, sont des thèmes récurrents dans la musique grecque. Chacun peut y voir ce qu'il veut, juste un éloignement dû aux circonstances ordinaires de la vie, mais dans un pays qui a vécu autant de guerres et de dictatures, autant de déportations, ou simplement autant d'exils politiques et économiques, cela peut évidemment prendre un tout autre sens.

Dans cette belle chanson par exemple, "Mi mou thimonis matia mou" (Ne te fâche pas, ma douce), si on prend les paroles au premier degré, c'est une histoire d'amour toute bête. Si on réfléchit à la violence et aux séparations innombrables que les Grecs ont vécu, cela devient une chanson bouleversante. "Je pars sur des terres étrangères", "souhaite-moi une bonne nuit" et "te dire adieu", prennent un sens tout particulier. Ce n'est pas pour rien que cette chanson a été l'un des grands succès de Georges Dalaras. Ce chanteur, que l'on avait seulement croisé jusqu'à présent, chante enfin ici, lors d'un concert donné en Israël en 1999 ; il a, pour l'accompagner, l'orchestre philharmonique d'Israël, et, au public d'Israël, les paroles parlent aussi (comme elles pourraient parler aux Palestiniens et à tant d'autres peuples !) (chanson sous-titrée en français)

https://www.youtube.com/watch?v=nEUdQVpGgzI


Idem pour cette autre chanson "Sto pa kai sto xanaleo" ("Je te le dis et le redis"), qui est émouvante même prise au premier degré (c'est une femme qui veut empêcher son homme de partir en mer...) comme au second degré (partir à la guerre ?) (traduction approximative)

"- Je te le dis et le redis,
ne descend pas sur le rivage,
sur le rivage c'est la tempête
et elle va te prendre et te faire traverser (te perdre)

Et si elle te prend, c'est pour aller
au fond des eaux profondes
- Je ferai de mon corps un bateau
et de mes mains, des rames ;
de mon mouchoir en tissu (en guise de voile),
je vais aller et revenir à terre.

- Je te le dis et le redis,
ne m'écris pas de lettres,
parce que je ne peux pas lire les lettres
et ça me fait pleurer."


Elle est chantée ici aussi, dans un style sombre et épuré, par Georges Dalaras.

https://www.youtube.com/watch?v=w9Bp6G2b_S0


Dans "ekho ena kafené" ("J'ai un petit café"), c'est aussi le point de vue de ceux qui restent là et ont vu d'autres partir, ou voudraient eux-mêmes partir. Musique de Manos Loïzos.

"J'ai un petit café
sur le port, tout au bout du port,
construit avec les larmes
de ceux qui restent vivre ici
et attendent.

J'ai un petit café
qui écoute tout de même
les histoires de bateaux et de voyages
de ceux qui restent vivre ici
et attendent.

J'ai un petit café
une vieille, vieille ruine
Ah ! S'il y avait un navire
pour ceux qui restent vivre ici
et attendent."


Ce morceau (dont G. Dalaras a été l'un des principaux interprètes) est chanté ici par Dimitris Basis.

https://www.youtube.com/watch?v=oPQWmdXjH_Y


Mais l'une des deux chansons les plus largement connues et reprises parlant d'exil est "San apokliros yirizo" (Je me promène comme en exil) alias "To parapono tou xenitemenou" (la plainte de l'émigrant), musique de Vassilis Tsitsanis que nous avons déjà croisé (petite rectification : cet auteur-compositeur fertile n'est pas "d'après guerre" mais d'avant, pendant et après ; il était déjà très actif dans les années 1930, où il a notamment vécu... à Thessalonique).

Traduction approximative :

"Je me promène comme en exil
dans cette méchante terre étrangère
Errant, malheureux, loin de l'étreinte de ma mère (x 2)

Crient les oiseaux pour (avoir de) l'air
et les arbres pour (avoir de) l'eau
Je pleure, ma petite mère, aussi pour toi, pour toutes ces années sans te voir (x 2)

Prenez, prenez mon âme
pour que je puisse trouver la paix
Depuis que le noir destin m'a voulu pour que je ne puisse jamais ressentir la joie dans ma vie (x 2)."



Chanson interprétée ici par Stelios Kazantzidis (on peut voir des images de la vie du chanteur, jusqu'à sa mort, et un peu avant la fin une photo de lui avec Vassilis Tsitsanis). (Il en existe encore bien d'autres interprétations, dont une par Sotiria Bellou).

https://www.youtube.com/watch?v=zue1b0ZgCqg


L'autre chanson aussi célèbre est "To tragoudi tis xenitias" (la chanson de l'exil), ou plus simplement "tis xenitias" (de l'exil), sur une musique de Mikis Theodorakis. Il en existe d'innombrables interprétations, dont celle par Grigoris Bithikotsis est l'une des plus connues, mais j'ai choisi celle (un peu modernisée) de Dimitris Mitropanos, l'un des plus grands chanteurs de laïka (la chanson populaire) que je n'avais pas encore eu l'occasion de vous faire entendre. (Je ne vous traduis pas, mais pour les paroles c'est vraiment le même style que la chanson précédente). Mitropanos, mort en 2012, s'est jusqu'au bout dit sympathisant communiste. Il est lui-même fils d'un combattant de la guerre civile dont on lui a longtemps laissé croire qu'il était mort (comme dans le roman de Victoria Hislop !)

https://www.youtube.com/watch?v=3KDQGUf179o
Plestin
 
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