Dans le livre de Victoria Hislop, le sort des femmes n'est pas plus enviable que celui des hommes, et leur oppression traverse toute l'histoire ; on aurait envie de les voir résister et se révolter davantage, mais ce n'est que rarement le cas. Olga, la femme de riche commerçant grec, qui est la plus aisée, est aussi l'une des plus malheureuses, quasiment cloîtrée dans sa belle maison où son rôle essentiel est de servir de mannequin en portant lors de dîners les robes que son mari cherche à vendre. Les autres femmes vivent entre misère et famine, et pas seulement les réfugiées. La mère de Katerina, aiguillée vers Athènes sans sa fille, s'y mariera avec un homme qui la maltraitera. Eugenia, Olga et Pavlina chercheront à convaincre l'héroïne d'épouser un homme riche qu'elle n'aime pas, parce que, malgré ses immenses talents de couturière ("Le Fil des souvenirs"), c'est le seul moyen de manger à sa faim, etc. Et les femmes juives seront déportées comme tous les Juifs.
Entre les dictateurs imposant leur morale stricte d'un côté, et les tavernes enfumées fréquentées principalement par des hommes et où les femmes présentes sont soit des prostituées, soit des chanteuses à peine mieux considérées, ce n'est pas brillant. D'ailleurs, bien de futures grandes chanteuses ont dû affronter leur famille pour exercer leur métier, particulièrement mal vu. Pourtant, les choses ont fini par évoluer pour les femmes grecques.
La musique et le cinéma grec reflètent aussi cela.
Les scènes se déroulant dans les tavernes, foyers du rebetiko, sont innombrables dans les vieux films grecs, et presque toutes sur le même modèle. Le film Rebetiko (qui date de 1983 et qui a essayé de restituer l'ambiance), de Kostas Ferris, ne pouvait pas faire autrement que de reprendre le même sujet. Ici, une scène accompagnée de la chanson "Stis pikras ta xeronissa" (l'amertume est stérile).
https://www.youtube.com/watch?v=V3yP7Akstvw
(Dans une autre scène, le père de famille tue sa femme en la battant, et sa petite fille se sauve).
Dans le film "Potè tin kyriaki" (Jamais le dimanche), de Jules Dassin (1960), Mélina Mercouri joue le rôle d'une prostituée, Ilya, exerçant dans une taverne de rebetiko. Une chanson a fait le tour du monde, "Ta pedia tou Pirea" (Les enfants du Pirée"), où Ilya caresse l'espoir de devenir mère de quatre enfants, quatre garçons qui deviendraient la fierté du Pirée. Chanson de Manos Chatzidakis (en Français on écrit généralement Hadjidakis).
https://www.youtube.com/watch?v=YCFXGanTx4A
Dans le film "Stella" (ou "Stella, une femme libre") qui, lui, date de 1955, Mélina Mercouri joue le rôle d'une chanteuse de taverne qui veut garder sa liberté et refuse le mariage, avec un premier homme riche d'abord, avec un second homme dont elle est vraiment amoureuse ensuite, en se heurtant aux pressions de la famille de ce dernier ; finissant par céder, elle lui posera un lapin le jour du mariage, et il la poignardera. Ici, une scène de taverne avec la chanson "Agapi pou yines dikopo machairi" (l'amour devient une épée à double tranchant), sur une musique de Manos Chatzidakis.
https://www.youtube.com/watch?v=FFyJ_YoE2Nk
Une toute autre image féminine véhiculée par le cinéma grec des années 1960, c'est celle de la gentille fille joyeuse et un peu naïve, incarnée par l'une des actrices les plus connues en Grèce, Aliki Vouyiouklaki. Elle parvient à résoudre plein de problèmes avec sa bonne humeur. Par exemple, dans un film à l'ambiance pagnolesque, "Madalena" (1960), elle réconciliera deux familles de pêcheurs rivales (avec l'aide du pope et surtout en tombant amoureuse d'un homme de l'autre famille). Ici, elle chante "Thalassa platia" (vaste mer), encore sur une musique de Manos Chatzidakis.
https://www.youtube.com/watch?v=Qfw0ridZdYI
(Dans un autre film de 1966, "I khori mou i sosialistria" (Ma fille la socialiste), elle sera la gentille fille d'un industriel qui licencie ses ouvriers grévistes, et prendra leur parti, tout en tombant amoureux d'un des ouvriers ; l'affaire se résoudra par leur mariage et l'accession de l'ouvrier à un rôle de direction dans l'entreprise !)
Toutefois, dans cet autre film de 1968, "I Arkhontissa kai o Alytis", une Aliki Vouyiouklali impertinente, qui veut fuir le mariage forcé avec un fils d'armateur programmé par son père, fuit, se déguise en homme et bénéficie de l'aide de celui qui va découvrir son secret et tomber amoureux d'elle - l'acteur Dimitris Papamichaïl. Cette scène désopilante, accompagnée de la chanson "I agapi theli dyo" (pour l'amour il faut être deux), torpille les codes de la taverne enfumée !
https://www.youtube.com/watch?v=f4ejpd2DqZY
(Il faut dire que, sous la dictature des colonels (1967-74), ce n'est pas forcément mal vu de tourner en dérision la taverne à rebetiko, et ce couple d'acteurs populaires qui a joué ensemble dans de nombreux films n'a pas dédaigné de participer à des films de propagande du régime...)
Les "hommes des tavernes" sont aussi tournés en dérision, comme dans cet extrait de 1969 où la chanteuse Marinella interprète le titre "Stalia stalia" (une chanson d'amour assez ordinaire mais bien de son époque). Les tavernes sont davantage devenues des cabarets, où les femmes vont aussi. Et un acteur joue le rôle du timide bigleux pas beau maladroit (qui devient récurrent dans les films de l'époque, on retrouve le même acteur dans le même rôle ingrat dans des tas de scènes similaires !)
https://www.youtube.com/watch?v=w-FUcCSvf9g
Les femmes boivent et fument, s'habillent et se coiffent comme elles veulent, ne se laissent plus faire, chantent des chansons parlant de trains et d'amoureux absents... Les années 1960-70 transforment encore les comportements, le phénomène est international et quand la dictature survient, elle ne peut l'empêcher.
Ici, l'une des plus grandes chanteuses de l'époque, Viky Moskholiou, interprète "Ta trena pou figan" (le train est parti, il a emporté mon amour etc.) sur une musique de Stavros Xarchakos (pour un film de 1967, donc sans doute à la veille du coup d'état).
https://www.youtube.com/watch?v=iJI-HamuntI
Ce sont les années où éclot aussi une très grande chanteuse, Dimitra Galani (qui dispute à son amie Kharis Alexiou le titre de chanteuse la plus populaire en Grèce). Elle est incontournable et nous aurons l'occasion de la revoir. Ici, dans cette chanson de 1969, "Kapio treno" (le train), sur une musique de Dimos Moutsis, dans un style bien de l'époque, elle nous fait découvrir sa voix superbe (qui deviendra plus grave avec l'âge, mais le restera). Elle n'a encore que 17 ans et n'a pas encore cassé les codes d'apparence sensés incarner la féminité.
https://www.youtube.com/watch?v=I7fL0nBFukM
Autre femme, autre style, la chanteuse Rita Sakellariou verra l'un de ses succès de 1979 devenir un peu une chanson exutoire, avec son côté revanche sur les hommes : "Aftos o anthropos, aftos" (Cet homme-là, celui-là !). Au passage, notons que Rita Sakellariou est née en Crète et que son père, un ancien réfugié de Smyrne, est mort pendant la guerre civile grecque en Crète alors qu'elle était toute jeune. Partie avec sa mère pour Athènes, elle a longtemps vécu dans une grande pauvreté et a exercé des métiers d'ouvrière ou encore, suite à la déchéance ayant suivi la rupture de son premier mariage, ramassé des déchets dans les bidonvilles d'Athènes, avant de devenir une vedette.
Paroles :
"Cet homme-là, celui-là,
qui marche au loin en baissant les yeux
et qui ne parle à personne,
il pleure, pleure, pleure pour moi (de m'avoir perdue)
Cet homme-là, celui-là,
qui était comme un autre moi-même,
qui était comme ma moitié,
Cet homme-là, celui-là,
qui était si fort,
et qui me regarde tristement,
il pleure, pleure pour moi."
Voici d'abord la chanson chantée par Natassa Theodoridou dans une émission de télé (qui devrait vous être familière maintenant), et dont les images permettront mieux d'illustrer le propos plus haut... (Sachez aussi que c'est assez malpoli, en Grèce, de désigner quelqu'un en le pointant du doigt).
https://www.youtube.com/watch?v=KDBfHhns_5o
Mais bien sûr, musicalement, la version de Rita Sakellariou est mieux chantée, et elle a le ton qu'il faut :
https://www.youtube.com/watch?v=2dfvWy59024
Certains chanteurs ou chanteuses contribuent, par leurs recherches, à réviser la vision des femmes du passé grec. Zorglub avait évoqué plus haut Angélique Ionatos, et elle a, par exemple, redonné de la notoriété à la grande poétesse de l'Antiquité grecque, Sappho ; mais on n'est pas, là, dans le registre de la chanson populaire.
Par contre, les groupes musicaux cherchant à faire revivre d'anciennes chansons traditionnelles, comme Oneirou Ellas ou encore Rebetiko, peuvent aussi exhumer des textes surprenants. Ici, Rebetiko, par la voix de la chanteuse Denia Kouroussi, interprète une petite perle datant de 1952 et signée Vassilis Tsitsanis pour la musique ET pour les paroles, mais qui n'a pas beaucoup percé à l'époque : "Ta leromena t'aplita" (les habits souillés).
Paroles :
"Les habits souillés,
les habits qui jonchent le sol,
ramasse-les et va-t-en, mon ami,
tu n'es plus rien pour moi.
C'est moi qui ai vu
ta déchéance
tu vas partir maintenant et je saurai
ce que tu vaux
Chaque samedi tu trouvais
tes habits prêts
et c'est ton ingratitude
que j'avais comme récompense
Les habits souillés
je ne les laverai plus
et à l'avenir ne te préoccupe pas
de ce que je deviens".
https://www.youtube.com/watch?v=oIaI0uwMgNY
J'ai vu quelque part que, dans les résultats d'une enquête réalisée à la demande de l'Union européenne, la Grèce se positionne aujourd'hui, contrairement aux idées reçues, comme un pays moins macho que la moyenne des 28, sur la base de différents critères. Et c'est peut-être vrai.