Les enquêtes sur le terrain ont permis de montrer que les deux épidémies d'Ebola du Nord Zaïre et du Sud Soudan n'étaient pas liées, que les pratiques des hôpitaux d'une part, les pratiques funéraires d'autre part étaient des amplificateurs de la maladie, enfin qu'il y avait une possibilité pour qu'un lien avec les chauves-souris existe. (Aujourd'hui, les données disponibles vont en partie dans ce sens : le virus Ebola serait présent chez une toute petite minorité de chauves-souris, transmissible à l'homme directement ou indirectement via la contamination d'autres espèces - antilopes, singes... - retrouvées mortes par des chasseurs et ramenées pour être consommées comme "viande de brousse". Mais le lien entre les chauves-souris et les autres espèces, le mode de contamination de ces dernières, n'est pas encore formellement établi, sauf la contamination des chasseurs par l'animal mort).
Après cet épisode, Joe reprend son projet sur la fièvre de Lassa en Sierra Leone (et là, il verra des victimes en grand nombre). Au bout de trois ans, en
juillet 1979, il retourne aux Etats-Unis mais apprend qu'une
nouvelle épidémie d'Ebola vient d'éclater à Nzara au Soudan, ainsi que dans une ville voisine située à seulement 24 km, Yambio. A la demande du CDC et de l'OMS, lui et son équipe doivent à nouveau aller enquêter sur le terrain.
Je m'adressai à Lyle Conrad, chef de la division logistique au bureau du Programme épidémiologie. Il avait participé à la première enquête sur Lassa, au Nigéria en 1969, et était bien placé pour comprendre l'urgence de la situation. Je lui demandai s'il connaissait quelqu'un possédant les compétences requises pour m'accompagner. Ce ne serait pas une sinécure. Mon assistant devrait avoir l'esprit aventureux, être capable de s'adapter et de supporter des conditions de travail rudimentaires, voire dangereuses. Il devait aussi être disponible sur-le-champ.
Je connaissais Lyle Conrad depuis des années. Quelle que fût la course, il avait toujours un cheval prêt au départ. (...) Lyle ne m'a pas déçu.
- Joe, me dit-il avec son accent du Midwest, j'ai exactement le type qu'il vous faut. C'est un alpiniste, rien ne lui fait peur. Il fera un boulot formidable. Il s'appelle Roy Baron. Il a travaillé aux vaccinations.
Les seuls sommets que je voulais lui faire franchir étaient mentaux, mais ça me semblait parfait. Jusqu'à ce que Lyle ajoute :
- Au fait, il n'est jamais allé à l'étranger, alors veillez sur lui.
(...) Notre première tâche consistait à rassembler le matériel dont nous avions besoin. Aux Agents pathogènes spéciaux, lorsqu'il s'agissait d'organiser une mission dans une région lointaine, nous disposions d'une arme secrète : Helen Engleman. Cette femme imposante inspirait une véritable terreur à bon nombre de techniciens. Avant d'entrer au CDC, elle avait servi dans les Marines. Helen régnait sur son domaine depuis son fauteuil pivotant, entre un téléphone et une pile de grands cahiers pleins de chiffres et de notes qu'elle était la seule à pouvoir déchiffrer. Son bureau était toujours noyé dans un nuage de fumée, ses cendriers toujours pleins à ras bord. Sa grosse voix de basse en imposait à tous, y compris à ses supérieurs. On ne la contrariait qu'à ses risques et périls.
C'était une organisatrice méticuleuse. Elle était capable d'entasser plus de choses dans une malle que la plupart des gens dans une camionnette. Non seulement elle s'occupa de l'équipement de base (aiguilles, seringues, réactifs, plaques de microscope et ampoules pour les échantillons), mais elle s'assura qu'on n'oubliait pas les objets indispensables à un travail de fortune en Afrique : ruban adhésif, crayons-feutres, papier, stylos et crayons. Elle parvint à faire tenir notre attirail dans deux caisses. Toutefois, nous n'avons pas pris le laboratoire portable que j'avais utilisé lors de la première épidémie Ebola au Zaïre. Nous savions désormais que le plus grand risque venait des injections, pas de la transmission atmosphérique. Cette encombrante boîte à gants, dès lors, était un poids mort. Nous allions procéder comme en Sierra Leone pour le projet Lassa : sur une table ouverte, avec les précautions élémentaires pour ne pas s'infecter. Nous avons négligé d'emporter des lampes de poche, croyant naïvement que nous pouvions en trouver n'importe où. J'aurais dû savoir que c'était faux. (...)
Joe et Roy Baron passent d'abord par le siège de l'OMS en Suisse, où ils sont accueillis par le chef de la section Virus, le Français Paul Bres, et son collègue l'Egyptien Fakhry Assad qui "
allait devenir un organisateur grandement efficace de la recherche sur les fièvres hémorragiques à l'OMS".
Paul et Fakhry se demandaient quelle était la meilleure façon de nous expédier au sud du Soudan avec notre équipement. Ils exprimèrent certaines inquiétudes sur le représentant de l'OMS à Khartoum. L'homme se faisait une idée exagérée de sa propre importance, et il fallait l'approcher en douceur, avec le savoir-vivre approprié et un maximum de pompe. Ils craignaient qu'il ne fût un obstacle plus qu'une aide véritable.
Après l'épidémie de 1976, l'OMS avait pris la précaution de stocker du matériel dans la perspective d'une expédition similaire. On nous fit visiter les magasins, où l'on nous montra notamment une réserve de tenues de protection en papier et d'ustensiles en matière plastique. Nous trouvâmes aussi plusieurs masques de protection biologique - des choses horribles et inconfortables dans le style des masques à gaz de la Seconde Guerre mondiale. Mais nous les acceptâmes obligeamment, avec le reste du matériel de protection. Tout cela alla rejoindre ce que Helen avait déjà emballé. Puis, sans perdre de temps, nous courûmes à l'aéroport pour attraper l'avion de Khartoum.
(...) En arrivant à Khartoum, on s'apprêta à affronter le fonctionnaire solennel et borné contre lequel Paul et Fakhry nous avaient mis en garde. A notre grand soulagement, il était absent. Nous fûmes accueillis par son assistant, un type assez agréable, qui nous informa que tous les vols de Nzara avaient été annulés à cause du cordon sanitaire imposé par le gouvernement. Les vols vers le sud étaient limités, et le dernier avion pour Juba, la ville la plus proche de Nzara, décollait deux heures plus tard. (...) Finalement, je pris la décision de partir seul à Juba pour tâter le terrain. Là-bas, je chercherais un moyen de me rendre à Nzara. Roy restait à Khartoum, où il devrait s'occuper des tenues de protection que l'OMS tenait à notre disposition. Il se tiendrait prêt à me rejoindre à Nzara.
Sudan Air passe difficilement pour une bonne compagnie aérienne, même au regard de lignes aussi obscures qu'Air Sénégal, Air Brousse (Zaïre) et les anciennes Sierra Leone Airways. Mais rien ne prépare le malheureux passager à l'angoisse et à la panique que provoque un voyage sur ses lignes. Décoller est un miracle, à peine plus probable que le fait d'atterrir sain et sauf. Qu'il me suffise de dire que sur le vol de Juba ma terreur était telle qu'elle me fit oublier momentanément l'épidémie.
Joe atterrit à Juba, s'enquiert de la situation auprès des employés du PNUD (programme des nations-unies pour le développement) qui n'ont pas grand-chose à lui apprendre.
J'allais me mettre à la recherche d'un moyen de rallier Nzara, lorsque Roy Baron fit son apparition. Il était venu à Juba à bord d'un avion de la police qu'il était parvenu, Dieu sait comment, à réquisitionner auprès de fonctionnaires de Khartoum. J'étais impressionné. Lyle avait eu le nez fin. Roy était un voyageur-né, et il se révélerait un enquêteur malin et débrouillard. J'avais de la chance de l'avoir à mes côtés. Les pilotes de la police nous conduiraient à Nzara, ce qui était une excellente nouvelle. Sans cela, nous aurions eu droit à un long voyage inconfortable par la route à bord d'un camion de l'ONU. Ou pire, il nous aurait fallu circuler dans un véhicule collectif au milieu des chèvres et des poules. Nous aurions dû zigzaguer, ou négocier à chaque barrage routier mis en place par les autorités pour faire respecter le cordon sanitaire.
Le problème du transport étant réglé, rien ne nous empêchait de partir à Nzara. Il fallait faire vite. Depuis qu'ils avaient entendu parler de l'épidémie, les pilotes étaient nettement moins enthousiastes à l'idée de continuer. Mais ils acceptèrent tout de même. (...)
Joe, Roy et les pilotes arrivent à Nzara.
Comme les pilotes ne pouvaient voler qu'à vue, il leur fallait passer la nuit à l'auberge d'Etat, là où Roy et moi devions loger. Cela ne leur plaisait pas beaucoup. L'idée de demeurer dans une zone dévastée par une infection mortelle les démoralisait. Mais, s'ils tenaient à rentrer à Khartoum sains et saufs, ils n'avaient pas le choix.
Ce délai jouait en ma faveur. Ils pourraient convoyer quelque chose pour moi jusqu'à Khartoum, un paquet à livrer à l'ambassade américaine qui l'expédierait à son tour aux Etats-Unis. Ils ne sauraient pas ce que contenait le colis. L'auraient-ils su, ils auraient certainement refusé. Le paquet renfermait (si notre intuition était correcte) ce qu'ils avaient le moins envie de transporter : le virus Ebola.
Ils ne risquaient pourtant pas d'être contaminés. J'étais capable d'isoler les spécimens assez soigneusement pour que l'équipage ne coure aucun risque. Quand je leur annonçai que je leur confiais un paquet pour Khartoum, ils y consentirent volontiers. Nous avions besoin de faire parvenir au plus vite des échantillons à notre labo, au CDC à Atlanta, afin de déterminer la cause de l'épidémie. Il existe aujourd'hui des analyses plus rapides et plus précises, et certaines peuvent même être effectuées sur le terrain. Mais, en 1979, la seule façon de s'assurer de manière décisive qu'il s'agissait bien d'Ebola consistait à identifier des anticorps spécifiques ou à isoler le virus dans des cellules ou des tissus en culture. La seule observation clinique ne suffisait pas. Dans cette région du monde, où l'espérance de vie est de moins de cinquante ans, les maladies infectieuses sont omniprésentes. De nombreuses infections, durant les premières phases de leur développement, peuvent ressembler à Ebola. Des symptômes comme une température élevée, des migraines, des douleurs abdominales et des maux de gorge peuvent aussi bien annoncer Ebola qu'un début de grippe. Des indices de saignement peuvent suggérer qu'il s'agit d'Ebola, mais il est malgré tout difficile d'établir un diagnostic correct. Et, s'il se confirmait qu'il s'agissait bien d'Ebola, une autre question se poserait. Etait-ce la même souche qu'en 1976, ou un autre virus, quelque chose que nous n'aurions jamais vu auparavant ?
Joe et Roy doivent travailler dans la nuit pour que les échantillons soient disponibles dès le lendemain matin et puissent être remis aux pilotes.
Nous décidâmes d'examiner les patients le soir même à l'hôpital de fortune de Yambio (...) Dès qu'il nous fut possible de déposer notre matériel, nous rassemblâmes nos instruments pour recueillir des échantillons de sérum. Mais cela ne représentait que la moitié du travail. Nous devions aussi protéger les échantillons. Il fallait prendre du sang, séparer les globules rouges du sérum jaune où vivait le virus, congeler les échantillons de sérum dans la neige carbonique que nous avions apportée de Khartoum, et enfin les emballer pour le transport.
Nous arrivâmes à l'hôpital. C'était une simple bâtisse faiblement éclairée, aux murs de boue séchée et au toit de chaume, sans fenêtres. Quelques personnes s'agglutinaient devant l'entrée : les familles de patients qui agonisaient à l'intérieur. Tous avaient le visage déformé par l'angoisse. Roy et moi passâmes des tenues de protection qui évoquaient des combinaisons de parachutistes de l'US Air Force - sauf qu'elles étaient faites de papier imperméabilisé blanc. Puis nous avons mis nos masques à gaz. Non seulement ils étaient horriblement encombrants, non seulement il faisait chaud, mais les patients étaient morts de peur en nous voyant arriver. Ceux qu'Ebola n'avait pas déjà tués, en tout cas.
Dans la case, un spectacle macabre nous attendait. Sous la lumière incertaine dispensée par deux petites lanternes à kérosène, nous découvrîmes une douzaine de malades, tous adultes, allongés sur des nattes à même le sol. Certains agitaient les bras et les jambes, en proie au délire, dans une vaine tentative d'échapper à la maladie qui les consumait. D'autres étaient immobiles. Leurs râles étaient le signe indiscutable que la mort n'était pas loin. La terrible chaleur de la nuit équatoriale était impitoyable. Nos combinaisons de parachutistes et nos masques ne faisaient qu'aggraver la situation. Nous ruisselions de sueur. Nous pouvions à peine respirer.
Pour examiner les patients l'un après l'autre, je devais m'agenouiller, la lanterne à la main, tandis que Roy m'aidait à préparer les échantillons de sang. Il n'avait jamais travaillé dans un pays en développement, et encore moins assisté à la dévastation causée par Ebola. Ce devait être pour lui un choc considérable.
Les franches hémorragies sont assez rares durant les premières phases d'Ebola, mais certaines manifestations bénignes peuvent se produire, comme des saignements dans l'oeil. Je devais leur examiner le blanc de l'oeil et leur inspecter l'intérieur du nez et les gencives pour chercher la présence de sang. Les pétéchies (de minuscules taches de sang sous-cutanées) constituent un indice significatif, mais, même dans des conditions optimales, elles sont difficiles à déceler sur la peau sombre des Africains. A la lueur sinistre d'une lanterne à kérosène, il était presque impossible de les repérer, sauf dans le blanc des yeux ou sur la voûte du palais et dans la gorge. (...) Mais un simple coup d'oeil à la gorge de ces gens me fournissait une preuve convaincante. Au bout de deux ou trois jours d'infection, à l'issue d'une période d'incubation de cinq jours, Ebola peut donner une gorge si gonflée et si sensible que la victime est incapable d'avaler sa salive. A l'examen, sa gorge ressemble à de la viande hachée crue. Une substance jaunâtre semblable à du pus suinte parfois des amygdales.
L'hémorragie du rectum est un autre symptôme d'Ebola. Mais, si le saignement n'est pas significatif (et il l'est rarement), on ne peut pas être sûr. Ou bien vous demandez à un parent, ou bien vous vous procurez un échantillon de selles aux fins d'analyse pour y chercher la présence de sang. Mais pour toutes sortes de raisons, techniques et culturelles, ce genre de test est souvent difficile à réaliser.
Nous avions l'impression de pratiquer la médecine à la manière de jadis. Nous n'avions ni appareil à rayons X, ni numération globulaire, ni hémoculture, ni tests de diagnostic. Nous ne disposions que de notre propre formation et de notre expérience. Mais il fallait continuer. Un patient après l'autre.
Chacun d'eux représentait un nouveau défi. Trois d'entre eux déliraient, incapables de coopérer. Il fallait qu'une infirmière ou un parent vienne m'aider, et qu'on leur tienne le bras pendant la prise de sang. A la fin des examens, j'étais absolument certain qu'au moins sept de ces patients étaient contaminés par Ebola. Pour les autres, j'avais un doute. Mais nous devions séparer ceux dont nous étions sûrs qu'ils étaient infectés de ceux qui pouvaient souffrir d'autres maux, puis essayer de les soigner le mieux possible.
Nous avons fini au bout de trois heures environ. Il était près de onze heures du soir. J'étais debout depuis une vingtaine d'heures, et j'étais épuisé. Mais je n'étais pas au bout de mes peines. Je devais encore séparer les sérums des globules rouges. Au CDC, les techniciens du labo seraient furieux, à juste titre, s'ils recevaient des échantillons de sérum pleins de globules rouges lysés. Cela pouvait compromettre la précision de leurs analyses. Sans électricité, je devais improviser. J'avais eu la prévoyance d'emporter une vieille centrifugeuse à main. Mais elle était prévue pour deux godets, et ne pouvait donc traiter que deux échantillons à la fois. J'en avais treize. Comme je devais faire tourner chaque paire de tubes pendant dix minutes pour obtenir une séparation d'une qualité raisonnable, il me faudrait tourner la manivelle pendant plus d'une heure au total. Je devrais alors séparer chaque échantillon en quantités aliquotes, les étiqueter et les ranger dans la neige carbonique. Je compris très vite que, dans l'état d'épuisement où je me trouvais, j'étais incapable d'actionner la centrifugeuse pendant dix minutes sans faire une pause.
Je travaillais dans une pièce équipée d'une petite table de bois branlante, et je devais opérer seul. Il était exclu que quiconque reste avec moi. Un tube pouvait se briser accidentellement. Moi-même, sous l'effet de la fatigue, je pouvais m'éclabousser. Pourquoi exposer quelqu'un d'autre à un tel risque ? Je portais un simple masque chirurgical (il faisait vraiment trop chaud pour utiliser le masque à gaz) et ma tenue en papier. Comme je porte des lunettes, je ne voyais aucune raison d'y ajouter des verres protecteurs. J'étais aussi vigilant que ma fatigue le permettait, mais cela ne signifiait pas que j'étais sauf. J'aurais pu m'infecter sans m'en rendre compte, presque n'importe quand. Je n'aurais pu le savoir qu'à l'issue de la période d'incubation. Il me fallut près de cinq heures pour finir de préparer les treize échantillons de sérum. Dans les acacias, au-dessus de l'herbe haute, les oiseaux saluaient les premières lueurs de l'aube.
J'avais dépassé le stade de l'épuisement, et le magnifique lever de soleil africain me semblait légèrement flou, dans les brumes matinales. L'auberge était constituée de quelques chambres aux sommiers métalliques défoncés et recouverts d'un mince matelas de coton. Il n'y avait pas de draps. Il faisait un peu plus frais qu'à l'hôpital, mais la chaleur était encore suffocante. Il me fut difficile de trouver le sommeil. Et quand enfin j'y parviens, cela ne dura pas longtemps. Je devais être debout vers sept heures pour remettre aux pilotes, avant leur départ pour Khartoum, ma précieuse boîte avec les sérums que j'avais eu tant de mal à séparer. Et ce n'était que le prélude. Nos véritables recherches ne commenceraient que le lendemain.
Les échantillons expédiés, suit une période de recherche d'autres patients infectés, pour les isoler et bloquer la propagation de l'épidémie. Grâce aux réactifs d'Helen Engleman, Joe et Roy parviennent à installer un petit laboratoire de recherche d'anticorps permettant de ne pas attendre les résultats d'Atlanta. C'est alors que Joe est victime d'un accident.
Deux nuits après notre arrivée, je me trouvai de nouveau à l'hôpital de fortune pour examiner une patiente suspecte d'Ebola. (...) Cette femme âgée venait d'une zone où l'on avait trouvé un cas avéré d'Ebola. Elle délirait, en proie à la fièvre. (...)
Je m'agenouillai pour lui faire une prise de sang. Comme elle était agitée, j'aurais dû demander qu'on lui tienne le bras. Mais elle était vieille et fragile. J'ai cru que je pouvais me passer de l'aide de quelqu'un. Tout en lui tenant solidement le bras, je l'ai piquée, puis j'ai commencé à tirer la seringue pour m'assurer que j'étais bien dans la veine. Elle fit soudain un bond extrêmement violent, avec beaucoup plus de force que je n'aurais cru possible chez une femme dans son état. Ce mouvement inattendu fit glisser l'aiguille. Je vis que mon gant était percé. Dessus, il y avait une petite goutte de sang. Une goutte de mon sang.
Quelques instants plus tard, je sentis l'effet de la piqûre. L'aiguille avait percé la peau, à la base de l'ongle du pouce.
Je jurai tout bas. Comment avais-je pu être aussi négligent ? J'avais effectué des prélèvements de sang chez plus de trois cents victimes de la fièvre de Lassa, sans jamais risquer de me piquer. Mon premier réflexe fut d'arracher mon gant et de me mettre à hurler. A quoi cela aurait-il servi ? Je rinçai le gant au désinfectant, mais je savais que le mal était fait. La seule chose à faire était donc de finir la prise de sang de la vieille femme et de poursuivre mon travail. Je ne peux pas dire que j'étais calme, mais je ne paniquais pas. Pourtant, je me sentais nauséeux. J'étais bien placé pour savoir que si l'on se pique avec une aiguille potentiellement contaminée, au centre d'une épidémie mortelle (comme celle que j'avais étudiée au Zaïre), les chances de survie ne sont pas très élevées. En fait, je savais que le taux de mortalité était proche de 100%.
Néanmoins, j'étais au Soudan, maintenant. Il était possible que cette souche particulière soit moins virulente. Mais nos informations n'étaient pas claires. Je savais qu'un chercheur britannique, Geoff Platt, s'était piqué avec une aiguille pleine de virus Ebola, près de Salisbury, en Angleterre, en faisant des injections à des souris au "laboratoire chaud" de Porton Down, après l'épidémie zaïroise de 1976. Quelques jours plus tard, il se trouvait dans un état critique. Il s'était piqué le pouce exactement comme je venais de le faire, et il n'avait même pas saigné ! Lui aussi avait immédiatement appliqué du désinfectant sur la plaie. (...)
Après des injections de plasma de personnes ayant guéri d'Ebola lors de l'épidémie d'Ebola de 1976, que Joe avait pensé à amener mais dont on ignorait totalement l'éventuelle efficacité, Joe n'a plus qu'à attendre et décide de rester sur place.
A partir de ce moment-là, j'ai accordé à la pauvre vieille femme une attention de tous les instants. Je lui rendais visite au moins deux fois par jour, je vérifiais ses signes vitaux et lui prenais du sang pour y chercher des anticorps. Je dormais par à-coups - quand je dormais. Je continuais à assurer mon travail de routine, mais cette femme était toujours présente à mon esprit. Tout ce qui lui arriverait m'arriverait aussi. Son destin et le mien étaient irréductiblement liés.