Chasseurs de virus

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 09 Avr 2019, 06:14

Le noctambulisme ambiant aidant, voici la suite. :D

Petit à petit, grâce à du matériel venu d'Atlanta ou d'ailleurs, il devient possible d'envisager de traiter un plus grand nombre de malades de Lassa avec du sérum immun prélevé sur des malades ayant guéri. C'est néanmoins, comme le décrit Joe, un "cauchemar logistique" car il n'est pas simple de retrouver les gens chez qui l'on veut prélever du sérum quand on est dans des villages de mineurs où les gens bougent tout le temps. Et l'opération prend de toute façon beaucoup trop de temps. Mais, à ce stade, personne ne sait encore si le sérum a la moindre efficacité. Et puis :

Lassa n'était pas le seul virus qui nous inquiétait. Nous cherchions aussi la présence de l'hépatite B dans leur sang, cette hépatite mortelle transmise par le sérum.

C'était la fin des années soixante-dix. Nous ne connaissions ni le VIH ni le sida, et nous n'imaginions pas que d'autres virus, à part l'hépatite B, puissent se propager par le sang. Nous ne savions rien de l'hépatite C. Dans le cas contraire, nous aurions été moins enthousiastes à utiliser le plasma de nos malades comme nous le faisions.


En fait, le VIH semble n'avoir commencé à pénétrer en Sierra Leone qu'une dizaine d'années plus tard.

Mais les besoins concernant Lassa sont criants.

Nous n'avions pas l'intention de faire bénéficier quelques patients de soins coûteux, et de laisser les autres sans une chance d'en profiter. Idéalement, notre traitement devait être simple, commode et bon marché. Nous étions incapables d'imaginer comment employer le plasma à grande échelle, quelle que soit la forme sous laquelle il se présenterait. Mais c'était tout ce que nous avions. Déterminés à découvrir quelque chose d'utile, nous nous obstinâmes.

Ce que nous cherchions, c'était un médicament simple. La pénicilline de la fièvre de Lassa, en quelque sorte. Mais rarissimes sont les médicaments que l'on peut utiliser sans danger contre les virus. La plupart des composés antiviraux, en effet, sont hautement toxiques. Et ils présentent souvent le grave inconvénient de tuer les cellules hôtes en même temps que le virus lui-même. En outre, notre traitement devait être très stable, et le rester assez longtemps pour qu'on puisse le transporter jusqu'à des zones éloignées, dans des conditions difficiles, le jour où l'on en aurait besoin. Nous ne cherchions rien de moins qu'un médicament miracle.

C'est alors que nous reçûmes une lettre de Karl Johnson. Il avait pris l'habitude de m'envoyer des billets et télégrammes laconiques qui bouleversaient mon existence en une ou deux phrases. D'abord Ebola. Puis ceci.

Il nous signalait l'existence d'un médicament relativement nouveau mis au point à l'université de l'Utah. La ribavirine. Ce produit s'était montré efficace contre certains virus à ARN. Lassa appartient à cette catégorie. (...) Ce qui rendait la ribavirine si intéressante, si prometteuse, c'est qu'elle semblait contrecarrer le virus dans sa production de protéines à partir de son propre ARN génétique.

Karl était déjà en train de tester ce produit contre le virus de Lassa dans des tissus en culture. Il ajoutait que Peter Jahrling menait des expériences similaires à l'USAMRIID (recherche médicale de l'armée américaine) : il contaminait des singes avec le virus et les soignait à la ribavirine. En termes de sécurité, le produit semblait donner des résultats encourageants, y compris pour son application à l'homme : on l'avait déjà utilisé avec succès pour soigner des pneumonies virales aiguës chez des enfants. Et surtout, il était facile à fabriquer, virtuellement bon marché, et stable à température ambiante. Peut-être pas à la température ambiante de la Sierra Leone, mais nous pourrions le mettre au frigo.


Joe et l'équipe du Projet Lassa décident donc de mettre en place rien moins qu'une étude clinique pour comparer l'utilisation de plasma immun et celle de la ribavirine. Le processus d'obtention des autorisations auprès des administrations américaines chargées du contrôle des essais cliniques, est particulièrement laborieux.

Le protocole devait être approuvé par la Commission nationale d'éthique de la Sierra Leone, par la Commission pour les applications à l'être humain (HSRC) du CDC, et la FDA (Food and Drug Administration).


Les clauses concernant le consentement éclairé des patients (comme on dirait aujourd'hui) sont notamment compliquées à remplir dans le contexte de la Sierra Leone rurale.

C'est là que les choses se compliquaient. Un "accord en connaissance de cause" ne peut être donné que par un participant qui comprend parfaitement de quoi il retourne. Or, la plupart de nos patients étaient illettrés, et ne parlaient qu'un dialecte local. Et la moitié d'entre eux nous soupçonnait de nous livrer à la sorcellerie, bien qu'ils fussent trop polis pour le dire. Comment expliquer une procédure médicale compliquée, dans un tel contexte ? La traduire en mende ? Mais les dialectes tribaux, y compris le mende, ne possèdent pas de mots pour décrire des concepts comme "expérience clinique" ou "réactions défavorables".

Puisqu'il était impossible d'en faire une traduction exacte, nous avons dû simplifier les concepts en utilisant des mots capables d'en véhiculer le sens. Il fallait faire comprendre à nos futurs patients que la ribavirine était un nouveau médicament, encore jamais utilisé contre la fièvre de Lassa. Au moins pouvions-nous leur assurer qu'il était sans danger pour l'homme. Nous devions aussi leur dire qu'il n'existait aucun traitement contre Lassa, et que c'était là le seul moyen dont nous disposions pour en trouver un. Nous ne pouvions leur donner aucune garantie. Pour leur expliquer tout cela, nous devions nous reposer sur le talent des interprètes. Comme la plupart des patients étaient incapables de signer de leur nom, nous leur demandions de poser l'empreinte de leur pouce et un X au bas du formulaire pour "accord en connaissance de cause". Cela signifiait qu'on le leur avait lu, qu'ils avaient une vague idée de ce que nous attendions d'eux, et qu'ils nous autorisaient à faire un essai.


La Commission nationale d'éthique de la Sierra Leone n'existe pas ; le ministère de la Santé du pays doit donc en créer une. Quant au HSRC, l'affaire n'est pas simple.

Le fait que ce pays comptât si peu de scientifiques qualifiés nous valut, à nous et au HSRC, des difficultés supplémentaires. Nous devions être certains que nos procédures étaient non seulement correctes, mais qu'elles ne faisaient rien pour exploiter l'ignorance de personnes illettrées. Il ne pouvait y avoir le moindre soupçon que nous tentions de profiter d'eux. Ce problème est l'un des plus délicats de la recherche médicale, surtout dans les pays en développement : comment informer une population sans instruction sur les objectifs d'une étude et sur les risques qu'elle implique ?

La Commission d'éthique admit notre procédure pour obtenir l'"accord en connaissance de cause" comme la seule possible, en ces circonstances. Mais le HSRC eut du mal à accepter l'idée que nous allions utiliser des patients illettrés dans une expérience clinique. Aucun de ses membres n'avait jamais travaillé dans un endroit aussi éloigné que la Sierra Leone (dont ils ignoraient sans doute l'emplacement exact). Leur méconnaissance était un handicap, et ils se référaient à des précédents établis sur la base de leur expérience dans de modernes hôpitaux américains. (...)

Après avoir enfin obtenu l'agrément du HSRC, il fallait s'attaquer à la FDA. Comme la ribavirine n'avait encore jamais été utilisée contre la fièvre de Lassa, nous avions besoin d'une autorisation spéciale de l'agence. Nous nous attendions à l'obtenir sans trop de difficultés, car la ribavirine absorbée par voie orale avait déjà été testée sur une grande échelle (dans des expériences prévues pour étudier son effet sur d'autres maladies) et s'était révélée sans danger pour l'homme. La FDA est seule compétente pour donner le feu vert à l'utilisation de médicaments aux Etats-Unis, mais elle remplit de facto la même fonction dans de nombreux pays - tous ceux qui, faute de services et de moyens d'expertise ad hoc, s'alignent sur ses recommandations et ses décisions.

En novembre 1978, nous avions enfin les permissions nécessaires. Les résultats de laboratoire (les cultures de tissus de Karl, les singes de Peter et les tests de la FDA) montraient que la ribavirine était potentiellement efficace contre le virus de Lassa et qu'elle entraînait peu, voire pas du tout d'effets secondaires nocifs. Nous possédions également du plasma prêt à l'emploi. Nous étions au travail depuis dix-huit mois et nous avions appris un certain nombre de choses fondamentales sur la fièvre de Lassa. Nous savions qu'elle était responsable de 10 à 15% des admissions en hôpital de la région. Nous savions surtout que son taux de mortalité en hôpital s'envolait à hauteur de 16%. Nous avions appris à mieux prévoir qui pouvait survivre à la maladie et qui succomberait. Les patients admis avec un taux d'enzymes hépatiques élevé couraient les plus grands risques. (...) Tout patient dont les enzymes hépatiques dépassaient le niveau critique serait soumis à l'un des deux traitements. A ce point, nous ne savions pas du tout lequel serait le plus efficace - ni même si l'un des deux serait efficace. (...)


Les patients sont divisés en deux groupes, un pour recevoir le traitement au plasma, l'autre pour recevoir la ribavirine par voie orale.

Les enfants de moins de quinze ans étaient exclus de l'étude. (Plus tard, nous mènerions une étude séparée pour les enfants). Et nous avions exclu les femmes enceintes, par crainte d'effets nuisibles sur le foetus.

Les enjeux étaient élevés. (...) Au moins tentions-nous quelque chose. Je retenais mon souffle. Mais ce fut une déception. Pour ce qui concerne le plasma, en tout cas.

(...) Pendant près de deux ans, nous poursuivîmes notre traitement expérimental au plasma. Mais les patients mouraient toujours, les uns après les autres. L'équipe était gagnée par le découragement. Nous avions travaillé dur, nous avions investi beaucoup d'espoir. Nous commencions à croire que nous n'aurions rien pu faire pour John Kamara, même si nous avions eu le temps de lui donner du plasma.

Mais il s'agissait d'une expérience clinique. On n'est pas supposé préjuger des résultats d'une expérience clinique. On procède, c'est tout. Quand on a fini, on examine les résultats. Ce sont eux qui décident de notre réussite ou de notre échec.

Et il y avait le groupe de patients soignés à la ribavirine. J'avais l'impression qu'ils récupéraient. Beaucoup mouraient. Mais l'état de certains patients, que nous nous attendions à voir disparaître, s'améliorait réellement. Etait-ce l'effet de la ribavirine, ou seulement de la chance ? La seule façon de le savoir était d'analyser les résultats de l'étude. Et à l'ère préinformatique, cela ne pouvait se faire qu'au CDC. Nous transmettions toutes nos données à Atlanta avec les échantillons de virus isolés.

De mon retour là-bas, en 1979, après avoir passé trois ans sur le projet, j'entrepris d'analyser les résultats. Je devais d'abord apprendre à me servir du nouvel ordinateur qu'on avait installé au CDC pendant mon absence. Après m'être longtemps battu contre les données et contre les gourous de l'informatique, je finis par comprendre ce que je faisais. Les résultats furent encore une fois décevants. Les premières analyses montraient qu'aucun des deux traitements n'était efficace. Si l'on considérait les chiffres, froids et abstraits, la ribavirine elle-même semblait peu efficace.

Mais je n'allais pas renoncer si facilement. Je me disais qu'il devait y avoir une autre manière de considérer les résultats. Je procédai à de nouvelles analyses. Je décidai de changer d'approche. Je commençai par séparer les patients en deux catégories. Ceux qui étaient encore au début de la maladie quand nous avions commencé le traitement, et ceux qui se trouvaient déjà en phase finale. (...)

Pour le plasma immun, quelle que soit la méthode de calcul, le résultat était le même. Dans tous les cas de figure, le plasma ne servait à rien. Les patients mouraient au même rythme, quel que soit le stade de la maladie. Avec la ribavirine, en revanche, je décelai un soupçon de réussite, une faible lueur, peut-être une petite fraction du miracle que nous appelions de nos voeux. Lorsqu'un patient était admis pendant les six ou sept premiers jours de sa maladie, la ribavirine augmentait ses chances de survie. Si le mal était déclaré depuis plus d'une semaine, les capsules avaient moins d'effet. Nous étions sur une piste.

Mais les écarts étaient infimes. Il nous fallait d'autres essais. D'autres questions méritaient d'être posées. En augmentant les doses, à un stade antérieur de la maladie, ne pouvait-on pas améliorer les résultats ? En administrant le médicament par voie intraveineuse, ne pourrions-nous pas atteindre plus facilement les endroits où se cachait le virus, comme le foie et la rate ? En un mot, le produit ne serait-il pas plus efficace par voie intraveineuse (IV) ?

C'était cela. Il fallait administrer la ribavirine en IV. Mais cela soulevait un ou deux problèmes. Nous allions devoir repasser par l'ensemble du processus d'agrément. Il fallait aussi trouver le moyen d'obtenir de la ribavirine intraveineuse en quantité suffisante. Elle n'était fabriquée qu'au Mexique, et la FDA ne nous autoriserait pas à l'utiliser : l'agence insiste en effet pour que les médicaments soient produits selon certains critères qui ne pouvaient pas être garantis au Mexique.

(...) Il nous fallut huit mois pour passer toutes les étapes de la procédure. (...) Le problème de la disponibilité du produit restait un obstacle. Mais on parvint finalement à convaincre des fabricants américains d'en faire une préparation exclusive pour notre étude.

En 1982, nous étions prêts à traiter les patients avec la ribavirine par voie intraveineuse.


Ce sera un autre médecin, Patricia Webb, puis son remplaçant Curtis Scribner, qui mèneront l'étude sur le terrain tandis que Joe les rejoindra de temps en temps en Sierra Leone. L'équipe quitte la ville de Kenema et s'installe directement dans le vieux Nixon Memorial Hospital de Segbwema, n'étant plus en mesure de travailler avec l'hôpital des soeurs irlandaises de Panguma.

A ce moment-là, nous ne traitions plus les patients à Panguma. L'hôpital avait connu trop de changements de direction - y compris une soeur supérieure qui avait vaincu la fièvre de Lassa en décrétant qu'elle n'existait pas.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 10 Avr 2019, 03:33

Des essais vont donc être menés avec la ribavirine en intraveineuse à l'hôpital de Segbwema. Et voici l'histoire d'Ahmadu.

Les patients affluaient. Mais nous devions réfréner notre optimisme. Je vis un garçon, Ahmadu, amené par son père. Un gamin dégingandé, de seize ou dix-sept ans. Le père et le fils avaient voyagé durant trois heures sur le poda-poda de Panguma. (...)

Le père déclara que lorsque son fils était tombé malade, ils avaient rendu visite au sorcier. Deux ou trois jours - et nombre de potions, d'incantations et de poudres magiques - plus tard, son état avait empiré de manière significative. Le père était désespéré. Ahmadu était son fils unique. "Allons à Segbwema", décida-t-il.

Le père déposa l'adolescent sur le vieux banc, devant le laboratoire. Un technicien, James Masserly, lui fit une prise de sang. Coolbra, l'infirmier en chef, posa aux membres de la famille les questions requises. Quand les formulaires furent remplis, on demanda au père de porter le garçon dans la salle commune. Il l'enveloppa dans un linge de coton tissé à la main, décoré d'un motif géométrique noir et blanc. C'est tout ce qu'il avait pour couvrir sa nudité.

Pendant ce temps, au labo, James fit deux tests. L'un, au spectrophotomètre, pour calculer le taux d'enzymes hépatiques. L'autre, au microscope à fluorescence, pour mesurer le nombre de virus présents dans l'organisme du jeune homme. Le spectrophotomètre annonça un taux d'AST de 325. L'AST, ou aspartate-aminotransférase, est une enzyme hépatique dont le taux est normalement inférieur à 40. Nous savions qu'un taux de 150, avec la fièvre de Lassa, signifie que le patient est assuré de voir son mal s'aggraver, puis de succomber. Le taux d'AST d'Ahmadu était plus du double de ce chiffre. C'était de très mauvais augure.

(...) Sous l'oeil du microscope - un cadeau du gouvernement allemand -, les cellules de l'enfant, fixées et colorées à la fluorescéine, étaient devenues brillantes sous l'effet de la lumière. James constata que les virus étaient encore peu nombreux ; Ahmadu n'était qu'au début de la maladie. Mais avec un taux d'AST aussi élevé, il fallait agir sur-le-champ. Il émergea de la cabine et annonça à Coolbra ce que celui-ci, en infirmier expérimenté, avait compris en regardant simplement le gamin.

- Il lui faut des soins.

Coolbra s'empara sans attendre d'une ampoule de ribavirine et du matériel pour l'injection. En dépit de la chaleur impitoyable de l'après-midi, il courut vers la salle commune. Il ne vit aucune amélioration. Allongé sur un lit, le garçon était en sueur. Il venait de vomir, et il avait encore du sang dans la bouche. Quand Coolbra le retourna, il fit entendre un grognement. L'infirmier chercha la veine, enfonça l'aiguille, installa la perfusion. Il aspira la ribavirine de l'ampoule et transféra lentement le liquide dans le goutte-à-goutte. Puis il se tourna vers le père, qui l'observait dans un silence inquiet. Il lui recommanda de ne pas se souiller avec le sang de son fils. Il lui donna des gants, lui montra la solution d'eau de Javel et lui expliqua comment s'en servir. Puis il s'éloigna. Il ne pouvait pas s'attarder plus longtemps. Il avait quatorze autres malades atteints de fièvre de Lassa à voir.

La perfusion devait être répétée toutes les six heures. L'état du garçon ne s'améliorait pas. Il approchait du stade final, mortel, de la maladie. Deux jours passèrent. Le matin du troisième, Patricia fit sa ronde. Elle avait été particulièrement occupée, et elle arriva près du lit d'Ahmadu plus tard que d'habitude. Mais il n'était pas là. Son lit était vide.

La place voisine était occupée par un vieil homme qui buvait du thé. Consternée, Patricia se tourna vers lui.

- Où est Ahmadu ?

Il n'était pas rare que la famille emporte un patient durant la nuit, lorsqu'elle estimait qu'il risquait de trépasser. Mourir loin de chez soi portait malheur.

Le vieillard sourit gaiement, avala une gorgée de thé et fit un geste en direction de la fenêtre sans vitre. Patricia aperçut le garçon, assis au pied d'un arbre, son goutte-à-goutte à côté de lui. Trois membres de sa famille le pressaient d'avaler la nourriture qu'ils lui avaient préparée.

- Vous deh les voir. Alors il deh manger, dit le vieil homme.

C'était incroyable. Le garçon aurait dû être mort.

Nous soignâmes plus de mille cinq cents patients atteints de fièvre de Lassa. La mortalité fit une chute spectaculaire, passant de 16% à moins de 5%. Le temps passa, et le nouveau traitement devint célèbre dans tout le district. A chaque fois que j'étais en déplacement avec le "camion de Lassa", les gens sortaient de chez eux et nous arrêtaient pour nous serrer la main. Je ne pouvais me rappeler tous les visages, mais je n'avais aucun mal à les identifier. C'étaient les gens à qui la ribavirine avait sauvé la vie.


Les résultats de l'étude sont publiés en 1985 et la ribavirine devient le traitement de référence pour les stades précoces de la maladie. Mais il n'y a toujours rien pour les stades avancés. Et pas seulement.

Il y avait un autre groupe, que nous ne savions comment traiter. Une population qui présentait un problème particulier. Dans leur cas, ce n'était pas une seule vie, mais deux existences qui étaient en jeu.


Et voici donc l'histoire de Kadiatu.

A vingt-deux ans, Kadiatu était mère de deux enfants. Elle était à nouveau enceinte de six mois. Elle vivait à Tongo Field, l'une des plus importantes zones de mines de diamants du pays. Son mari était mineur. Outre la famille de Kadiatu, la maison qu'ils occupaient abritait plus de vingt personnes, des mineurs pour la plupart. Comme tout le monde dans la région, Kadiatu et son mari étaient des immigrés, attirés dans la province de l'Est par le mirage de la fortune.

Kadiatu n'avait subi aucun examen prénatal, ni en cabinet privé ni à l'hôpital. Mais elle n'était pas inquiète. Ses deux accouchements précédents s'étaient déroulés sans problèmes. Il n'y avait aucune raison que cela se passe différemment, cette fois-ci. Elle était jeune et forte, et semblait en bonne santé. Ses conditions d'existence étaient moins difficiles que celles de beaucoup de gens. Comparée à l'agriculture, après tout, la mine procurait des revenus élevés. Il est vrai que sa maison était surpeuplée, mais elle était plutôt spacieuse, et, comme la plupart des hommes étaient des mineurs prospères, on n'avait aucun mal à accumuler des réserves de nourriture, qu'on entassait dans la charpente de la maison de torchis, sous le toit de tôle ondulée. Il y avait beaucoup de rats, bien sûr. Mais des rats, il y en avait partout. Rien d'anormal à cela.

Un matin, Kadiatu s'éveilla un peu faible et fiévreuse. Elle avait mal à la tête. Ses muscles lui faisaient mal. Mais elle ne pouvait rester au lit. Elle avait beaucoup trop à faire. Elle devait préparer le thé du matin, nourrir les enfants et s'assurer que les hommes avaient assez mangé avant de partir à la mine. Mais, ce matin-là, elle fit le ménage avec moins d'énergie que d'habitude. Quand elle eut fini, elle se sentit épuisée et dut s'allonger sur la paillasse qu'elle partageait avec son mari et ses deux enfants. Elle s'enfonça dans un sommeil agité.

Quand elle s'éveilla, elle brûlait de fièvre. Son corps était déchiré par une douleur qui se concentrait dans le bas de son dos. Elle n'avait même pas la force d'aller chercher de l'eau - le puits se trouvait à près de cinq cents mètres de là -, et elle demanda à l'une de ses cousines d'y aller à sa place. Qu'allait-elle faire pour dîner ? Elle n'avait pas la force de décortiquer le riz ni de préparer le manioc. En fait, elle n'aurait jamais le temps de faire le nécessaire avant le retour des hommes. Par bonheur, il y avait d'autres femmes dans la maison, disposées à la soulager de ses corvées du jour. Elle se sentirait certainement mieux le lendemain, tout redeviendrait normal. Elle avait déjà eu des tas de fièvres et de frissons semblables à ceux-là. Ça ne durait guère plus d'un jour ou deux. Tout le monde y avait droit. Sans doute s'agissait-il d'un accès de paludisme.

Sa température resta élevée toute la nuit. Abdul, son mari, s'inquiéta suffisamment pour faire venir le pharmacien. Il n'était pas difficile d'en trouver à proximité. La mine apportait une relative prospérité à la contrée, et les gens avaient de l'argent pour payer des remèdes et des piqûres. Le pharmacien faisait office de médecin, car il n'y en avait pas au village. Il donna à Abdul quatre comprimés de chloroquine contre le paludisme. Il insista pour que Kadiatu les prenne immédiatement.

La jeune femme était encore capable d'avaler les pilules. Mais elle eut du mal à les garder. Elle avait la nausée. Le lendemain, convaincu que sa femme irait mieux dès que les comprimés feraient de l'effet, Abdul partit au travail comme d'habitude. Le soir, il comprit que quelque chose n'allait pas. La fièvre n'était pas tombée. Il semblait même - si c'était possible - qu'elle fût encore plus élevée. Kadiatu souffrait d'un terrible mal de gorge. Elle avait vomi. Elle lui dit qu'elle avait trop mal pour déglutir, et qu'elle était incapable de garder la moindre cuillerée d'eau. Abdul décida de la conduire le lendemain à l'hôpital de Panguma.

Il se demanda de quel péché Dieu pouvait bien le punir. Comme la plupart des membres de la tribu des Fula, Abdul était un fervent musulman. Ne priait-il pas au moins une fois par jour ? N'allait-il pas à la mosquée le vendredi après-midi ? (...)

Au petit matin, Abdul aida sa femme à se préparer et l'emmena prendre le premier poda-poda pour Panguma, à quarante kilomètres de là. Il s'agissait d'une camionnette Nissan dont l'arrière était équipé de banquettes de bois. Abdul parvint à obtenir deux places près de la cabine. Il se disait que le voyage serait plus confortable que sur une banquette latérale.

Kadiatu était à l'agonie. La douleur semblait venir de partout, s'acharnait sur son dos, s'insinuait dans son ventre. Elle avait la nausée, et sa gorge était tellement douloureuse qu'elle ne pouvait même plus avaler sa salive. Elle avait toujours l'impression de brûler, mais une nouvelle sensation était apparue. Des crampes dans son ventre. "C'est impossible, se dit-elle. C'est beaucoup trop tôt. C'est pour dans deux mois au moins."

A chaque cahot, la douleur la transperçait. Vingt-quatre passagers s'entassaient maintenant à l'arrière du véhicule, sans compter les quatre perchés sur le toit, avec tous les colis de vivres, plus une chèvre et quelques poulets. Finalement, ce fut plus qu'elle n'en pouvait supporter. Kadiatu se mit à vomir, cacha son vomi dans les plis de sa robe. Le chauffeur ignorait ce qui se passait. De toute façon, il ne se serait pas arrêté. La vie est dure pour tout le monde. Il faut aller de l'avant. Kadiatu resta silencieuse. Elle ne voulait pas prendre le risque de retarder leur arrivée à Panguma.

Les voyageurs continuèrent leur périple sur la route accidentée qui menait à Panguma, contraints de respirer la puanteur de la sueur et du vomi. A cause des arrêts, des délais de chargement et de déchargement, le trajet dura trois heures.

Ils arrivèrent enfin à Panguma. Incapable de rester assise, Kadiatu s'était affaissée sur son mari. Le chauffeur accepta de les déposer devant l'hôpital. Sans l'aide de personne, Abdul porta sa femme à l'intérieur. Kadiatu perdait peu à peu conscience de ce qui l'entourait. (...) Les soeurs s'occupèrent d'elle immédiatement, avec gentillesse. Elles l'emmenèrent à la maternité, où une sage-femme l'examina. Quelques mots lui suffirent pour comprendre que Kadiatu souffrait de la fièvre de Lassa. En général, c'est une terrible maladie. Pour une femme en état de grossesse avancée, c'est une catastrophe. La sage-femme savait d'expérience que l'être qui se développait dans le sein de Kadiatu n'avait aucune chance de survivre.

Elle avait reçu une bonne formation et était compétente. Elle entreprit d'isoler Kadiatu, sans attendre, derrière des paravents de fortune constitués d'un drap tendu sur un cadre. Ce dispositif rappellerait au personnel et aux autres patientes qu'il y avait là une malade infectée par le dangereux virus de Lassa. Mais c'était tout. Personne ne portait ni gants ni masques.

La douleur s'était emparée de Kadiatu. (...) S'il fallait en croire le thermomètre qu'on avait glissé sous son aisselle, elle avait 40°C de fièvre. Il était impossible de prendre la température sous la langue, car il arrivait que le patient brise le thermomètre avec ses dents. Quant à la prise de température rectale, c'était une pratique culturellement inacceptable, surtout dans une salle commune. La température à l'aisselle est un peu plus basse que la température intérieure du corps. Avec 40°C à l'aisselle, Kadiatu courait un grave danger.

Les heures passèrent. Le vagin de Kadiatu commença à saigner. Les contractions s'atténuèrent. Puis elles cessèrent. Les battements du coeur de son bébé ralentissaient. La sage-femme estima que Kadiatu n'était enceinte que de vingt-sept semaines. Le bébé était encore très petit. Il avait très peu de chances de survivre. Il n'existait dans le pays aucune unité postnatale capable de prendre en charge les prématurés. Alors, ils mouraient, simplement. C'est pour cette raison que la sage-femme était peu disposée à déclencher l'accouchement.

L'état de Kadiatu continuait à se dégrader. Ses mains et ses pieds étaient froids et moites. Sa pression artérielle chutait. Elle entrait en état de choc. Sa respiration était difficile, saccadée. Ses poumons se noyaient (le syndrome de détresse respiratoire ARD qui accompagne si souvent les fièvres virales hémorragiques). Son pauvre mari, qui veillait à ses côtés, avait l'impression qu'elle devait se concentrer sur sa respiration à l'exclusion de tout le reste. Elle n'avait plus conscience de sa présence, ni de ce qui l'entourait.

Elle avait besoin de sang. Abdul offrit de donner le sien, bien entendu, mais son groupe B+ n'était pas compatible avec le groupe O+ de Kadiatu. Il n'y avait pas de banque du sang. Il fallait trouver un parent ou un ami du bon groupe sanguin, qui acceptât d'en donner. Ou bien dénicher un étranger disposé à rendre service. Abdul et Kadiatu s'étaient éloignés de la plus grande partie de leur famille lorsqu'ils étaient venus dans la région des mines. Mais Abdul connaissait beaucoup de monde à Panguma. Il se précipita. Il se disait qu'il trouverait quelqu'un appartenant au bon groupe sanguin, qui accepterait de donner son sang à sa femme agonisante. Cela lui prit trois heures, mais il finit par revenir à l'hôpital avec un ami qui pensait être du groupe O. On allait pouvoir vérifier son groupe sanguin, et - si tout allait bien - organiser une transfusion.

Kadiatu était dans un coma profond, et en état de choc. (Celui-ci se caractérise notamment par une pression artérielle si basse qu'elle est presque indécelable. Le cerveau et les reins, qui ne reçoivent plus assez d'oxygène, commencent à flancher.) Elle continuait à se vider de son sang. L'hémorragie était lente et peu abondante, mais elle s'amplifiait régulièrement. La sage-femme n'entendait plus le coeur du foetus.

Elle estima que le moment était venu d'aller chercher soeur Eileen, la religieuse irlandaise qui dirigeait l'hôpital. Celle-ci n'eut besoin que de quelques secondes pour prendre une décision. Il fallait déclencher l'accouchement sans attendre. Le bébé était sans doute déjà mort, et à moins qu'ils ne parviennent à l'extraire du corps de sa mère, celle-ci ne lui survivrait pas. Le seul espoir résidait dans leur aptitude à mettre au monde l'enfant à temps. Soeur Eileen ordonna aux infirmières de mettre Kadiatu sous perfusion, et de lui donner du sang neuf dès le retour d'Abdul.

On lui fit une piqûre de pitocine pour provoquer la délivrance, puis on l'emmena d'urgence dans la salle d'accouchement, où on pouvait la surveiller de plus près. On la remit sous perfusion, afin d'augmenter sa pression artérielle. Cela eut pour effet d'accélérer sa respiration. La sage-femme remarqua, non sans inquiétude, que ses lèvres bleuissaient.

Abdul fit irruption dans la salle d'accouchement, à bout de souffle, avec l'unité de sang frais qu'on venait de prendre à un ami. On vérifia qu'il était compatible. Il n'y avait pas de temps à perdre. Le rythme des contractions se précipitait. Personne, dans la salle, ne disait mot du bébé. Tout le monde savait qu'il était mort. Dieu merci, Kadiatu était inconsciente de ce qui se passait.

Le foetus apparut, trempé d'un mélange de liquide amniotique et de sang, petite chose grise et immobile. Les infirmières l'enveloppèrent promptement dans un drap et retournèrent vers la mère. La sage-femme avait été si absorbée qu'elle avait oublié d'enfiler une paire de gants avant l'accouchement.

Dans l'heure qui suivit, la température de Kadiatu chuta brutalement. Elle n'était plus que de 35°C. Sa respiration s'accéléra encore, ses lèvres étaient toujours bleues, ses mains et ses pieds plus froids que jamais. La sage-femme nota que ses bras et ses mains étaient en proie à des convulsions. C'était un symptôme inquiétant. Quelques minutes plus tard, Kadiatu fut victime de plusieurs crises d'épilepsie généralisées. Elle cherchait son souffle, et lâchait des grognements rauques en avalant quelques maigres gorgées d'air.

Elle ne pouvait plus se battre. Elle n'avait plus de forces. La fièvre et la tension de l'accouchement lui avaient pris celles que la douleur n'avait pas emportées. L'état de choc entraînait la défaillance cardiaque. Peu à peu, son corps s'immobilisa. Elle soupira plusieurs fois, puis ce fut fini. Les infirmières la recouvrirent avec un drap et quittèrent la pièce, exténuées.

Il revint à la sage-femme d'annoncer la nouvelle à Abdul. Il eut du mal à l'accepter. Comment aurait-il pu ?

Etait-ce vraiment là la volonté de Dieu ? En confiant sa femme aux docteurs blancs, il croyait la sauver. En outre, il avait dépensé beaucoup d'argent. Elle était tout de même morte. Et il lui fallait dépenser encore plus pour ramener son corps à Tongo Field afin qu'elle soit enterrée avant le crépuscule, conformément à la coutume des musulmans. Qu'allait-il faire de ses petites filles ? Ses parents n'habitaient pas en Sierra Leone. Il n'y avait plus personne pour préparer leurs repas, personne pour aller chercher l'eau. Personne pour se charger des tâches domestiques comme Kadiatu le faisait si bien et si gentiment. Il était désolé, perdu, très seul. Il se dit qu'il devrait peut-être rejoindre sa famille, en Guinée. Mais que pourrait-il y faire ? Il n'y avait pas de travail, là-bas. Il n'y avait rien à faire pour un homme qui ne savait ni lire ni écrire.


* * *

Michael Price était un médecin généraliste anglais. Il était venu en 1985 pour travailler à l'hôpital de Segbwema. Il était motivé à la fois par son goût de l'aventure, ses convictions religieuses et un besoin de se rendre utile. C'était un homme tranquille et discret, aussi à l'aise dans une clinique, une salle d'opération ou une salle d'accouchement. Il était frustré, ces derniers temps. Quoi qu'il fît, il continuait à perdre ses patientes, comme Kadiatu. Pourquoi, se demanda-t-il, Lassa frappe-t-il les femmes enceintes avec une telle virulence ? Et que pouvait-on y faire ? Il se pencha sur le problème.

Nous avions établi que neuf fois sur dix les foetus de femmes contaminées durant leur grossesse mouraient in utero. Nous savions aussi que le placenta était un terrain extrêmement favorable au développement du virus. En fait, les études du CDC avaient montré que c'était dans le placenta des mères contaminées que l'on trouvait les plus hautes concentrations de virus de Lassa. A la lumière de ces découvertes, Michael décida qu'à chaque fois qu'il verrait un cas d'avortement septique (fausse couche d'une femme souffrant d'une fièvre bactérienne), il chercherait la présence du virus Lassa. Il étudia une série de cas plus anciens de fièvre en fin de grossesse, et d'autres cas où le foetus n'avait été perdu ni par une fausse couche spontanée ni par un avortement thérapeutique.

Il constata que de nombreuses patientes, chez qui l'on avait diagnostiqué une infection bactérienne, le paludisme ou la typhoïde étaient en fait infectées par le virus de Lassa. C'était une découverte importante, qui posait un problème plus important encore. Michael redoubla d'efforts. Il offrit à chaque femme enceinte des soins gynécologiques qu'elle n'aurait reçus nulle part ailleurs. Si elle avortait naturellement, il l'amenait en salle d'opération et lui nettoyait l'utérus pour arrêter l'hémorragie. Parfaitement conscient des risques qu'il courait, il portait toujours deux paires de gants.

Il parvint à des conclusions étonnantes. Durant les six premiers mois de la grossesse, les femmes contaminées réagissaient aussi bien que celles qui n'étaient pas enceintes. Elles perdaient souvent leur bébé, mais en général elles survivaient. Ce n'est que plus tard, après la vingt-sixième ou vingt-huitième semaine de grossesse, que le tableau changeait du tout au tout. Presque tous les bébés mouraient, beaucoup plus de femmes succombaient. L'étude de Michael répertoriait soixante-douze cas. Presque toujours, les bébés étaient perdus, ce qui n'était pas une surprise. En revanche, il était remarquable que lorsque la mère était débarrassée du bébé (spontanément ou par avortement provoqué), elle avait beaucoup plus de chances de survivre que si elle le gardait en elle.

Les chiffres étaient indiscutables. Les chances de survie du foetus étaient inférieures à 10%. Les chances de survie de la femme, si le foetus avait été expulsé de l'utérus, étaient supérieures à 50%. Pour leur sauver la vie, on prit bientôt l'habitude de faire avorter les femmes contaminées. Il y avait peu d'exceptions. Dans certains cas, Michael effectua une césarienne sur des femmes contaminées. Il lui arriva de sauver le bébé. Le traitement connut un tel progrès que si Kadiatu était tombée malade trois ans plus tard (et si elle avait été soignée par Michael Price), elle aurait eu une chance de sortir vivante de l'hôpital.


Prochain post samedi matin.

(pour cause de déplacement professionnel. Pas d'inquiétude, le Maine-et-Loire c'est moins risqué que la Sierra Leone.)
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 13 Avr 2019, 06:46

La ribavirine a fait faire des progrès pour les patients contaminés depuis peu par Lassa, mais les médecins sont démunis dans les cas plus avancés. En 1986, c'est au tour de Sue d'aller en Sierra Leone... sans vraiment réaliser qu'elle va dans l'un des pays les plus démunis au monde.

En 1986, huit ans après que Joe eut lancé le Projet Lassa en Sierra Leone, ce fut mon tour d'y aller. Avec le soutien de l'OMS, il avait fait en sorte que je puisse me rendre sur place. Je devais réitérer les recherches que nous avions effectuées au CDC, et qui consistaient à étudier l'impact du virus Lassa sur les cellules et les plaquettes de singes. Il s'agissait cette fois d'observer le même phénomène sur des patients qui se présentaient à l'hôpital avec la fièvre de Lassa. Nous souhaitions que nos expériences sur les singes nous aident à comprendre ce qui provoquait les hémorragies et l'état de choc chez les victimes de Lassa. Ce qui pourrait aboutir, plus tard, à l'élaboration d'un traitement plus efficace.

Sur les conseils de Guy Neild, à Londres, j'emportais un médicament qu'on avait utilisé, à Londres et en Amérique du Nord, sur des patients victimes d'un choc septique : la prostacycline. Nous pensions qu'elle pourrait offrir quelque espoir à des malades gravement touchés par Lassa. Il n'était pas impossible que la prostacycline, qui protège les plaquettes (et peut-être les cellules endothéliales), fût capable d'empêcher les vaisseaux sanguins de fuir - et, par conséquent, de prévenir l'état de choc. Une des raisons de la mort des victimes de Lassa est le syndrome ARD - les fluides qui s'échappent du système circulatoire envahissent les poumons et provoquent la noyade du patient, littéralement, dans ses propres liquides vitaux. Des études menées à Londres montraient que des patients en état de choc septique à qui on administrait de la prostacycline réagissaient bien, sans subir d'effet secondaire négatif. Il semblait raisonnable d'essayer ce produit contre Lassa. Joe m'avait aidée à franchir de multiples obstacles et à obtenir les autorisations nécessaires, et la firme qui fabriquait le produit avait eu l'obligeance de nous fournir les données de sécurité appropriées et quelques médicaments gratuits.


Sue ayant fait escale à Londres, elle est rejointe par un envoyé de Joe, Don Forthal, qui doit se rendre en Sierra Leone pour étudier les effets de Lassa sur les enfants.

C'était notre premier voyage en Afrique, à l'un et à l'autre. Cela ne commença pas bien. En fait, il s'en fallut de peu que ça ne commence pas du tout. On nous informa que notre vol British Caledonian était retardé de douze heures, pour cause de "problèmes techniques". Cela n'était pas vraiment de bon augure, car les aéroports d'Afrique de l'Ouest ne disposaient que de services techniques assez limités.

C'était un matin d'hiver et il faisait très froid à Gatwick. Le sol était recouvert de trois centimètres de neige. Avec nos vêtements tropicaux, nous n'avions d'autre choix que de patienter jusqu'au décollage. Nous faisions connaissance avec les aléas de la navigation aérienne en Afrique. Et ce n'était que le début.

Il s'avéra que décoller était le plus facile, mais arriver à bon port semblait poser un problème insoluble. En arrivant à Banjul, en Gambie, aux premières heures du jour, l'équipage nous informa qu'en raison du retard pris au départ, il avait "épuisé ses heures de vol". Ce qui signifiait que nous devions attendre qu'un second équipage prenne le relais pour effectuer le reste du voyage, jusqu'à Freetown. A peine installés, les nouveaux venus annoncèrent un léger changement de programme. Cette fois, nous allions à Monrovia, au Liberia. Ils nous déposeraient à Freetown sur le chemin du retour !

Quand on décolla de Monrovia, il faisait encore sombre. Le soleil se levait tout juste lorsqu'on atteignit Freetown. Nous crûmes donc que nous allions bientôt atterrir. Le commandant prit l'interphone et nous informa aimablement que nous survolions Freetown à une attitude de 32 000 pieds, et nous souhaita un agréable petit déjeuner. Puis il déclara que le temps, au sol, était un peu brumeux. Il ramenait tout le monde en Gambie.

Nous étions passés à deux reprises au-dessus de notre destination. Lorsqu'on se posa à Banjul pour la seconde fois, le pilote annonça qu'il devait rentrer à Londres. Ses paroles déclenchèrent une véritable émeute.

Nous étions près de soixante passagers en route pour la Sierra Leone. Nous étions partis depuis vingt-quatre heures. Il était hors de question de retourner à notre point de départ, dans le froid et la neige de Gatwick ! Nous menaçâmes de faire grève : nous n'avions pas l'intention de rejoindre nos sièges, encore moins de boucler nos ceintures pour le décollage. L'équipage s'efforça de nous calmer. On nous proposa un second petit déjeuner, avec cette fois une dose de whisky gratuit. Nous refusâmes.

Les négociations reprirent sur l'échelle d'accès à l'appareil tandis que le soleil s'élevait, chassant peu à peu la brume de Freetown. Le pilote accepta finalement d'essayer d'établir une communication radio - ce qui n'était pas facile - pour savoir si les conditions météorologiques lui permettaient de faire une nouvelle tentative d'atterrissage. Cela lui prit quelque temps. Finalement, il apprit non sans satisfaction que la brume s'était dissipée.

Ces nouvelles réconfortantes n'étaient pas faites pour réjouir les passagers qui venaient d'embarquer à Banjul. C'étaient des Britanniques, venus passer leurs vacances d'hiver en Gambie. Ils croyaient que le vol les ramenait directement à Londres. Ils avaient payé pour cela. Freetown ne figurait nulle part sur leurs documents de vol. L'idée de devoir faire un détour les jeta dans un tel état de panique qu'ils menacèrent d'organiser une émeute à leur tour.

Fort heureusement, ils connaissaient si mal la région qu'ils ne sauraient jamais de combien ils s'éloignaient de leur trajet initial, et encore moins à quoi ressemblait cet endroit. Ils étaient venus en Gambie pour le soleil, la plage et la bière. Ils auraient aussi bien pu se trouver sur la Costa del Sol. Le pilote les persuada qu'ils n'auraient à souffrir que d'un léger retard. Nous décollâmes une fois de plus.

Notre bonne humeur retrouvée, nous acceptâmes un second petit déjeuner. Alors que nous achevions notre repas, l'avion approchait de Freetown pour la troisième fois. L'aéroport de Lungi, construit au milieu des mangroves, est séparé de la ville par un large estuaire. Pour y atterrir en toute sécurité, il faut s'en remettre au talent d'un pilote expérimenté. Notre ami de la British Caledonian avait eu mille fois raison de ne pas tenter un atterrissage dans l'épaisse brume matinale. Le contrôle aérien était rudimentaire. Le trafic se résumait à quelques vols quotidiens, locaux et internationaux. La nuit, la piste était éclairée par une simple bande de feux alimentés par une génératrice. On ne la mettait en marche que quelques fois par semaine, pour les gros avions de ligne, et toujours au dernier moment. A Freetown proprement dit, l'électricité était un produit rare. Hors de la capitale, la seule qui existait était celle que chacun produisait pour soi.

L'avion frôla les palétuviers, puis heurta brutalement la piste. Nous lâchâmes un soupir de soulagement. L'appareil s'immobilisa devant un terminal décrépit. On se dépêcha de récupérer nos bagages à main et de sortir avant que nos compagnons en route pour Londres aient le temps de réaliser qu'ils se trouvaient au milieu d'une mangrove, à cinq degrés de latitude nord. La chaleur était si intense, si humide, que j'eus l'impression d'avancer dans de la glu. Dès notre entrée dans l'aéroport, Don et moi fûmes soudain plongés dans le chaos africain. Nous n'avions jamais rien vu de tel. Confus et désorientés, nous fûmes entraînés dans une cohue indescriptible. Chacun voulait être le premier à franchir les nombreux obstacles qui se dressaient devant nous. Il fallait changer de l'argent. Il fallait faire vérifier et tamponner d'innombrables documents. Les fonctionnaires n'étaient pas pressés. Ils menaient de front plusieurs conversations, ignorant délibérément les mains, les cartes et les passeports qu'on agitait devant leur nez. L'arrivée d'un avion, c'était leur "grand moment", et ils voulaient le faire durer. Heureusement, Austin Demby était là. Il allait nous délivrer de ce maelström humain. C'était un Sierra-Léonien qui travaillait sur le projet. Il avait la réputation d'être efficace. (On réalisa très vite que partout où nous allions, Austin avait un "cousin"). Les obstacles s'effacèrent. Austin examina nos documents. Il nous indiqua où nous devions aller, quels papiers il fallait présenter. On suivit ses instructions avec obéissance et gratitude. Miraculeusement, tous nos bagages réapparurent, intacts.

Austin, comme on nous l'apprit, était un Mende. Il était le fils d'un chef connu. Comme tous les diplômés du pays, il avait étudié au Forah Bay College de Freetown. Patricia Webb l'avait recruté à l'issue de ses études, et il se révélait d'une totale efficacité lorsqu'il s'agissait de trouver une solution aux problèmes logistiques (surtout s'ils étaient d'ordre politique). Austin faisait preuve aussi d'une courtoisie et d'une patience incroyables. (...)

- Que préférez-vous ? nous demanda-t-il lorsque, enfin, on eut passé la douane. Voulez-vous aller à Freetown, ce qui nous prendrait environ deux heures, ou directement au site du projet ?

J'étais épuisée, un peu étourdie, et j'ignorais ce que ce choix impliquait exactement. A quelle distance le site se trouvait-il de Freetown ? Je n'avais aucune idée de la géographie de ce pays. Je ne savais même pas où se trouvait la province de l'Est. Austin était trop poli pour influencer ma décision. Je déclarai qu'il me semblait judicieux de nous rendre immédiatement au site du projet. Un simple coup d'oeil sur une carte aurait suffi pour comprendre que nous allions traverser presque tout le pays.

Après avoir passé l'estuaire à bord d'un vieux ferry délabré qui crachait une fumée noire, on prit une route sur la gauche. Austin nous expliqua qu'il s'agissait de la seule route bitumée du pays. Trois cents kilomètres d'asphalte et de nids-de-poule, débouchant sur des chaussées en mauvais état dont le revêtement avait été balayé par les pluies. La voie était recouverte d'une épaisse couche de latérite. Elle était si défoncée que j'avais l'impression qu'on me broyait les os - et qu'ils se mêlaient à la poussière qui s'insinuait dans nos cheveux, entre nos dents, dans tout notre corps. Il n'y avait pas de conditionnement d'air. Pour respirer, il fallait laisser les fenêtres ouvertes. Le camion tressautait, louvoyait pour éviter les creux les plus profonds. Il quittait la route, retrouvait l'endroit où des véhicules avaient formé une piste fraîche dans la brousse. D'autres camions roulant en sens inverse nous fonçaient dessus en zigzag, sur le mauvais côté de la route, pour échapper eux aussi aux creux et aux bosses. Des chèvres, des moutons, des poulets, des gens portant une charge sur la tête, des bestiaux parfois venaient s'ajouter aux dangers de la conduite. J'eus bientôt une migraine atroce. Mais il était hors de question de se reposer. La seule façon de me soulager aurait été de me cogner la tête contre la paroi du camion, assez fort pour provoquer une commotion. Cela faillit d'ailleurs m'arriver plusieurs fois, alors qu'il bondissait par-dessus des séries de cratères lunaires.

Cette torture dura presque huit heures. Lorsque nous arrivâmes enfin à Segbwema, j'avais l'impression d'être dans un sèche-linge à tambour rempli de poussière d'argile. Je pouvais à peine bouger. Et j'avais mal partout. Il me fallait une douche. Je n'eus droit qu'à un seau, que j'acceptais avec gratitude. Un simple seau au bout d'une corde. Nous étions dans la saison sèche. Il fallait se servir dans une citerne souterraine qui se remplissait durant la saison des pluies. Je compris très vite comment il fallait s'y prendre. Vous commencez par le visage et les cheveux, et vous descendez jusqu'aux pieds. Le simple fait d'être débarrassé de cette poussière rouge était un vrai miracle !


Sue s'installe donc à Segbwema où le Projet Lassa est toujours basé dans le vieux Nixon Memorial Hospital. Sa collègue du CDC, Donna Sasso, y a installé un laboratoire pour étudier les plaquettes sanguines.
Il me fallut peu de temps pour comprendre qu'en Sierra Leone il fallait presque toujours improviser. L'essence et le gasoil étaient introuvables. Nous dûmes passer des accords particuliers pour acheter, avec des devises fortes, du fuel d'importation. La situation dans le pays s'était fortement détériorée depuis l'époque où Joe avait lancé le projet. Le téléphone - qui, jadis, fonctionnait tout de même de temps à autre - était totalement inutilisable. Deux combinés étaient fixés au mur, mais ils n'étaient pas connectés au réseau. Il existait un système d'eau, mais il n'avait jamais fonctionné. Il était également impossible de trouver des bouteilles de butane. Nous devions détourner d'une manière ou d'une autre de quoi alimenter les congélateurs à gaz où nous conservions nos précieux échantillons. J'appris à cuisiner sur un feu de camp. Il suffit pour cela de quelques branches, de brindilles, et de trois grosses pierres pour poser votre récipient.

Cette année-là, la situation économique était particulièrement mauvaise, et même la nourriture était rare. C'était déjà le cas lorsque le pays était naturellement verdoyant et fertile. Mais les techniques de défrichage au feu avaient entraîné la disparition de la forêt tropicale. Après avoir abattu et débité les plus gros arbres pour en exporter le bois, on brûlait le reste. Ensuite, les minces couches de terre étaient utilisées par des paysans pauvres qui y plantaient du manioc, du café et d'autres cultures de base. Autre article de première nécessité : le riz, qui pousse essentiellement dans les marais. Et il y avait beaucoup de marais. Dans ce système d'économie de subsistance, on cultive ou l'on cueille rarement plus que ce dont on a besoin pour nourrir sa famille. Certains jours, par exemple, les bananes étaient introuvables au marché local, alors que nous vivions au milieu d'une bananeraie ! Sur les éventaires du marché de Segbwema, il n'était pas rare de ne trouver que trois tomates et cinq oignons, présentés avec soin pour être vendus à l'unité. La plupart des gens devaient se contenter de chop - une feuille cuite farcie d'une bouchée de viande, de poisson séché ou (les jours de chance) de poisson des marais frais, le tout relevé avec du piment rouge.

Malgré la pauvreté et les pénuries, Segbwema semblait heureuse et amicale. Ses habitants paraissaient capables de défier avec bonne humeur la misère qui les accablait. Et, pour remonter le moral, il y avait toujours le vin de palme. Personnellement, j'en trouvais le goût atroce. Je préférais la bière locale, la Star, ou le Coca-Cola. Mais l'une et l'autre devaient être glacés. Ce qui posait un autre problème. Le réfrigérateur marchait au kérosène. S'il était en panne, ce qui arrivait très souvent, on vous faisait part de la mauvaise nouvelle : "Cold beer, no deh". (...)


Malgré ces conditions rudimentaires, il faut avancer dans les recherches sur Lassa.

Donna nous était indispensable. Elle était aussi forte que son allure athlétique le laissait supposer. Qualité nécessaire pour faire tourner un labo. Tout dépendait en effet de la production d'électricité : la lumière, la centrifugeuse, l'agrégomètre de plaquettes que j'avais apporté d'Angleterre. Et notre seule source de courant électrique était la génératrice qui se trouvait sur la véranda. C'est là où la force physique entrait en jeu. C'était un modèle ancien, qu'on lançait en tirant sur une corde. J'en étais bien incapable. Chaque matin, il revenait donc à Donna de la mettre en marche - et d'alimenter le laboratoire.

Je me levais aux premières lueurs du jour, et je préparais du café sur le feu de camp. C'était mon petit déjeuner. Donna, elle, avait besoin d'énergie : oeufs au bacon, gruau de maïs instantané qu'elle achetait en quantité à l'économat de l'ambassade des Etats-Unis. Nous nous retrouvions à l'hôpital. Sur une journée, nous pouvions voir jusqu'à quinze patients suspects d'être atteints par Lassa. C'était beaucoup plus que ce que je croyais à mon arrivée. Ceux qui en étaient capables s'asseyaient sur le vieux banc d'école à l'extérieur du labo et attendaient le résultat de leurs analyses de sang. S'ils étaient trop faibles, ils s'écroulaient sur le banc, à moins qu'on ne les transporte directement dans la salle commune. Les analyses nous disaient s'ils produisaient des anticorps contre le virus, et mesuraient l'activité de leur foie. Si l'examen clinique suggérait qu'un patient pouvait avoir la fièvre de Lassa, la décision de le soigner dépendait de son taux d'AST. S'il était supérieur à 150, on lui administrait de la ribavirine par voie intraveineuse.

La ribavirine entraînait souvent une guérison rapide. C'était une bénédiction pour les malades. Paradoxalement, le succès du traitement constituait un problème pour mes recherches : l'état de mes patients était rarement aussi grave que celui des singes sur lesquels j'avais travaillé ! Il est inutile de préciser qu'ils ne se préoccupaient pas de savoir s'ils contribuaient ou non à faire progresser nos recherches. Ils étaient simplement heureux de guérir. Le mot circulait, en ville, propagé en krio : "Vous attrapez la fièv' dé Lassa, vous alles à l'hôpital dé Segbwema".

Pour faire passer notre message, nous n'allions pas nous contenter de la transmission orale. Le projet comportait une campagne d'information qui insistait sur les mesures préventives essentielles. L'exécution de ce programme fut confiée à Cathy, une jeune Anglaise formée à utiliser le théâtre à des fins éducatives. Elle monta un certain nombre de pièces de théâtre originales, de saynètes et de spectacles de marionnettes - le plus souvent réalisés par des enfants. Généralement, le personnage principal était contaminé par Lassa parce qu'il n'avait pas débarrassé sa maison de ses rats. On l'emmenait à l'hôpital, où il était traité à la ribavirine. Et il guérissait. Après quoi, bien entendu, tout le monde vivait heureux jusqu'à la fin de ses jours !

Le message était clair : vous ne risquez pas d'attraper la fièvre de Lassa si vous évitez tout contact avec les rats et si vous les chassez de votre maison. Mais si vous tombez malade, dépêchez-vous d'aller chercher de l'aide. Pas auprès de votre sorcier, mais au Projet Lassa !

(...) Cathy persuada son mari, qui était musicien, de mettre son talent à notre service. Il composa plusieurs morceaux de reggae au service du message anti-Lassa. Il ne fallut pas longtemps pour que toute la province connaisse par coeur la chanson intitulée "Lassa fiva no good-o" (La fièv' de Lassa, c'est pas bon). Elle fit un tabac à la discothèque qu'Austin et son frère avaient ouverte à Segbwema. Elle devint si populaire que des cassettes furent distribuées à l'échelle nationale. On recrutait des musiciens locaux pour mener des défilés de rues. On traînait tout au long du chemin un énorme rat de papier. Il recevait des coups de bâton avant d'être livré aux flammes dans une cérémonie haute en couleur, par des personnages en longue robe et au visage masqué - et tout le monde dansait et applaudissait.

Pendant tout le temps où nous travaillâmes sur le projet, nous eûmes pour seule protection des gants, des blouses et des masques. Nous savions d'expérience que nous n'avions besoin de rien d'autre. L'essentiel était de ne pas se piquer le doigt avec une aiguille infectée, ou de ne pas laisser le virus s'introduire dans sa bouche, dans ses yeux ou dans une plaie ouverte. Nous utilisions en abondance de l'eau de Javel domestique comme désinfectant, et nous prenions soin de nous en servir sur tout ce qui pouvait héberger le virus. Dans les salles communes, les infirmières prenaient les mêmes précautions. En treize ans, alors qu'on traita plus de mille cinq cents cas avérés de Lassa, on ne déplora que deux contaminations de membres du personnel. Et à chaque fois, il s'agissait d'un accident. Une infirmière s'éclaboussa les yeux avec le sang d'un patient. L'autre fut contaminée lorsque le vomi du malade tomba sur son pied chaussé d'une sandale, et s'infiltra dans une égratignure. L'une et l'autre furent soignées sur-le-champ à la ribavirine, et guérirent.

Après avoir achevé nos visites et effectué nos prélèvements, nous portions les échantillons au laboratoire plaquettes. Donna et moi passions le reste de la journée à séparer le sérum et à effectuer les analyses manuellement. Les analyses des plaquettes sanguines étaient intéressantes. Ces plaquettes sont supposées arrêter les hémorragies. Bizarrement, les malades de Lassa ont beaucoup de plaquettes, mais ils saignent tout de même. (...) Est-ce que l'échec des plaquettes était la véritable raison des saignements ? Ou était-ce un dysfonctionnement général des cellules qui tapissent les vaisseaux sanguins, qui causait à la fois les saignements et l'état de choc ? Pour avoir la réponse, nous devions séparer les plaquettes et essayer de les maintenir en vie - ce qui signifiait, puisque le virus était présent, que nous le gardions en vie lui aussi. La séparation devait être effectuée très soigneusement. Après avoir recueilli les plaquettes, nous les placions dans une machine, et nous ajoutions des réactifs qui les faisaient "s'agréger" - comme elles sont supposées le faire pour interrompre l'hémorragie. Mais les plaquettes prélevées sur les patients gravement atteints ne s'agrégeaient pas. Quelque chose ne fonctionnait pas. Nous travaillâmes près de six semaines là-dessus dans l'espoir d'obtenir quelques résultats avant l'arrivée de Joe, qui devait nous rejoindre un peu plus tard. Mais un événement imprévu allait mettre nos calculs en question et perturber nos études si soigneusement organisées. Nous allions découvrir que la fièvre de Lassa, décidément, ne ressemblait à rien de ce que nous avions connu jusqu'alors.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 14 Avr 2019, 06:26

Il arrive, en effet, que le tableau clinique de la fièvre de Lassa trompe sournoisement les scientifiques. C'est l'histoire de Jenny Sanders. Elle se déroule à un moment où Joe n'est plus en Sierra Leone et où c'est Bob Craven qui le remplace à la tête du Projet Lassa. C'est Sue qui parle.

Peu de temps après mon arrivée à Segbwema, j'avais fait la connaissance d'un certain nombre d'expatriés. Outre les missionnaires, il s'agissait surtout de jeunes volontaires du Peace Corps américain ou de son équivalent britannique, le VSO (Voluntary Service Overseas). Contrairement au Peace Corps, le VSO ne recrutait que des individus formés à des tâches très précises. Ils étaient donc un peu plus âgés, et généralement plus calés que les Américains.

(...) Les volontaires du VSO étaient le plus souvent des infirmières qualifiées, qu'on employait à l'hôpital. En Grande-Bretagne, elles constituaient l'élite de leur profession. La plupart étaient venues en Afrique en quête d'aventure et pour se mettre au service d'autrui. Elles n'avaient par ailleurs aucune raison de rester en Angleterre. La seule promotion possible leur aurait valu une fonction administrative. Elles préféraient de loin l'expérience concrète à un poste où elles rempliraient des formulaires d'assurances. J'aurais l'occasion de bien connaître trois d'entre elles : Deirdre, Lesley et Sheila.

Deirdre se trouvait en Sierra Leone depuis deux ans. C'était la plus ancienne. Elle avait une collègue et amie nommée Jenny Sanders, qui avait, comme elle, les plus hautes qualifications comme infirmière et sage-femme. A l'époque, elle travaillait à l'hôpital de Panguma, à près de quarante kilomètres de Segbwema.

Panguma se trouvait juste au-delà de la zone des mines de diamants. Avec ses nombreux travailleurs immigrés et ses quartiers surpeuplés envahis par d'innombrables rats, la ville était un terrain propice au développement de Lassa. L'hôpital avait d'ailleurs acquis quelque notoriété, pour avoir été le site de la première épidémie nosocomiale (infra-hospitalière) de fièvre de Lassa jamais recensée en Sierra Leone.

Mais la réputation de l'hôpital ne parvint pas à tempérer l'enthousiasme de Jenny. Il y avait une bonne raison à cela : personne ne lui avait dit que, quelques années auparavant, des membres du personnel soignant avaient été contaminés et en étaient morts. Jenny, elle, jouissait de la vie. Cette jolie Anglaise, blonde et exubérante, jouait au squash et nageait à la piscine du club de la compagnie des mines. Elle vivait entourée de ses amies et de son fiancé, Dominic, volontaire VSO lui aussi, et instituteur à Segbwema.

Bien sûr, elle s'occupait aussi de ses patients et mettait des bébés au monde. Pourtant, ni elle ni aucun autre VSO n'avaient été mis en garde contre la fièvre de Lassa. C'était comme si tout le monde s'associait à une conspiration du silence. Ce qui était d'autant plus absurde que l'information circulait largement. Quiconque ayant besoin d'aide en rapport à la maladie pouvait se tourner vers nous. Pourtant, l'organisation des VSO ne nous avait jamais demandé notre assistance. C'était peut-être la conséquence d'un vieux préjugé : les organisations britanniques estiment qu'elles peuvent s'en sortir sans l'aide des Américains (surtout dans une ancienne colonie britannique). Plus tard, nous saurons que le médecin conseil du VSO était un homme de plus de soixante-dix ans et exerçait à Belgravia, un des quartiers les plus élégants et les plus riches de Londres. Il est probable qu'il n'avait pas souvent eu l'occasion de s'occuper de maladies infectieuses. Sans parler d'une maladie exotique comme Lassa.

Le dimanche était synonyme de détente au bungalow, de lecture à l'ombre des grands pamplemoussiers. On ne s'attendait pas à voir arriver quoi que ce fût d'important. Il était donc tout à fait inhabituel que Bob Craven reçoive un message l'invitant à se rendre de toute urgence à l'hôpital. Qu'est-ce qui pouvait ainsi exiger la présence du directeur du projet ?

Une heure plus tard, il était de retour. Mais il ne montrait aucun signe d'inquiétude. Craven était bourru, taciturne et peu communicatif. Nous ne nous attendions pas à ce qu'il nous en dise beaucoup. Il nous apprit tout de même qu'on avait amené de Panguma une infirmière VSO souffrant de fièvre. Elle se trouvait dans la chambre où logeaient Sheila et Lesley. C'était Jenny Sanders. Michael Price, le médecin britannique de l'hôpital, l'avait examinée. Il penchait pour la typhoïde ou le paludisme, mais il n'excluait pas la possibilité qu'elle fût atteinte de la fièvre de Lassa. C'est pourquoi il avait appelé Bob.

Je lui rendis visite. Elle pensait avoir le paludisme. Elle me raconta que sa fièvre et sa migraine ne l'avaient pas empêchée, la veille, de se rendre à une soirée. Michael agit selon l'hypothèse qu'elle avait le paludisme, et commença à la soigner à la chloroquine. Mais son état ne s'améliora pas. Le paludisme était peu probable. Il ne restait qu'une possibilité : la fièvre de Lassa.

Les indices n'étaient pourtant pas très concluants. Jenny n'avait pas d'anticorps contre Lassa, mais cela ne prouvait rien, car l'absence d'anticorps n'est pas rare au début de la maladie. Les tests mesurant son taux d'AST ne satisfaisaient pas au modèle (arbitraire, mais toujours très utile) que Joe avait défini pour justifier un traitement. Comme les résultats de ces deux analyses étaient ambigus, Bob décida de ne pas la soumettre à la ribavirine. Techniquement parlant, il avait raison.

Mais cela ne nous rassura pas. Quand Joe avait établi ses critères, il avait tenu compte du temps qu'il fallait aux patients de la région pour se rendre à l'hôpital. Habituellement, en effet, ils attendaient le plus longtemps possible, espérant guérir à domicile. Même les frais réduits exigés par l'hôpital de la mission constituaient un obstacle. En outre, il était parfaitement usuel de consulter d'abord le sorcier. L'hôpital était considéré comme la solution ultime. Lorsqu'ils décidaient enfin de s'y présenter, les patients se trouvaient donc à un stade avancé de la maladie.

Dans le cas de Jenny, c'était différent. Elle n'avait la fièvre que depuis deux jours. S'il s'agissait de Lassa, le mal n'aurait pas eu le temps de progresser, ce qui voulait dire que le résultat des analyses pourrait être relativement normal. Le plus important, avec les infections virales, est d'entamer un traitement le plus tôt possible, avant que le virus n'ait eu le temps de provoquer des dégâts irréparables. De nous jours, nous soignerions un cas comme celui-là dès le premier soupçon de fièvre de Lassa.

Le lendemain matin, je traversais le quartier avec un des infirmiers, Coolbra. Il avait vu plus de cas de Lassa que tous les gens que je connaissais. Il avait examiné Jenny avec soin. Je lui demandai son avis. J'attendis la réponse, les yeux fixés sur le sol. Je ne voulais pas voir son expression.

- C'est la fièvre de Lassa.

Aucun doute, aucune hésitation. C'était ce que je craignais.

Nous continuâmes à surveiller Jenny de très près. (...) Trois jours s'écoulèrent. Rien ne se passait. L'état de Jenny était stationnaire. Le jeudi, en fin d'après-midi, nos pires inquiétudes se confirmèrent.

Elle commença à souffrir de convulsions. Puis elle perdit conscience. Il n'y avait plus de doute. C'était un des pires symptômes de Lassa. Aucun patient à notre connaissance n'avait jamais survécu aux convulsions. Cela signifiait que le virus avait atteint le cerveau. Tard dans la soirée, finalement, Jenny fut placée sous ribavirine. Il n'y avait rien d'autre à faire, sauf à attendre. Et espérer.

Le lendemain matin, on fit de nouvelles analyses de sang. Il n'y avait aucun doute. Son test anticorps pour la fièvre de Lassa était positif, et son taux d'AST très élevé. Jenny affichait tous les symptômes d'une patiente atteinte par Lassa, elle était à deux doigts de la mort.

Le vendredi soir, Bob Craven prit le tour de garde. Tout le monde était mobilisé. Lorsque Bob avait besoin de repos, Michael et Don étaient prêts à le remplacer. Donna et moi assurions le soutien en laboratoire. Même ceux qui n'avaient pas de formation médicale collaboraient à l'effort collectif, par exemple en faisant en sorte que les infirmières aient toujours à manger. Mais les vraies héroïnes, ce furent Deirdre et ses amies. Elles assurèrent une garde ininterrompue, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par quarts de quatre heures. Deux d'entre elles se tenaient en permanence à côté de la malade. Leur dévouement était stupéfiant. Elles la retournaient pour éviter les escarres, elles la lavaient, et elles purgeaient ses voies respiratoires pour l'aider à respirer. Elles contrôlaient son goutte-à-goutte et s'assuraient qu'elle recevait ses injections régulières de ribavirine. Et elles ne disposaient que d'un équipement primitif.

(...) Précaution supplémentaire, nous donnions aux infirmières et à Dominic de la ribavirine par voie orale, au cas où ils seraient exposés.

(...) Jenny avait besoin de sang pour remplacer celui que le virus détruisait. Le problème, c'est qu'elle appartenait à un groupe rare. Elle était rhésus négatif. (...)


Après avoir cru trouver en Dominic un donneur rhésus négatif, Sue et Donna en cherchent un autre. Donna se rend compte que quelque chose cloche avec le test de compatibilité sanguine : il est périmé. Il faut immédiatement interrompre la transfusion commencée avec le sang incompatible de Dominic et se mettre à la recherche d'un autre donneur, alors que la quasi-totalité des Africains et 85% des Blancs sont rhésus positif. Il faut aussi trouver de l'oxygène pour l'aider à respirer. Mais l'hôpital n'a que deux bouteilles vides, que Brian, le directeur du VSO, et son chauffeur doivent emporter à Freetown pour les remplir ! A leur retour, il n'y a que deux sondes nasales pour l'administrer à Jenny.

Administrer l'oxygène par les sondes posait un autre problème. Cela nous interdisait d'utiliser des bougies, notre seule source de lumière lorsque la génératrice ne tournait pas (c'était presque toujours le cas). Elles pouvaient enflammer l'oxygène et nous faire tous sauter. Il fallut donc sillonner Segbwema pour emprunter toutes les lampes de poche et les piles que nous pouvions trouver. Alors, seulement, on a pu donner l'oxygène à Jenny.

Vendredi en fin de journée, Jenny était inconsciente depuis vingt-quatre heures. Alors qu'elle s'enfonçait doucement dans un coma profond, elle respirait de plus en plus difficilement. Bob savait qu'elle développait un œdème pulmonaire. (...) Dans la journée, nous avions examiné les plaquettes de Jenny (...) Elles ne faisaient plus leur travail, tout simplement.

Fallait-il faire entrer Jenny dans notre étude expérimentale sur la prostacycline ? Elle remplissait certainement toutes les conditions. Elle se trouvait au stade final de la fièvre de Lassa. Il était possible que la prostacycline, qui s'était montrée efficace sur des patients en état de choc septique, inverse l'effet pernicieux du virus et restaure les plaquettes dans leurs fonctions. Nous n'avions rien à perdre. En revanche, il y avait beaucoup à gagner. La vie de Jenny. Nous préparâmes les perfusions. On surveillait ses réactions toutes les cinq ou dix minutes, pour s'assurer que les doses et la vitesse d'injection étaient correctes. Une fois de plus, nous n'avions qu'une chose à faire. Attendre.

Un peu avant minuit, Jenny avait le souffle si laborieux que chaque inspiration lui tirait un râle. Il n'y avait que trois personnes à ses côtés : Bob, Deirdre et Lesley. (...) Bob augmenta légèrement la vitesse de perfusion de prostacycline, pour en mesurer l'effet. Quelques minutes plus tard, Jenny sembla réagir. Sa respiration devenait plus régulière. Bob était prudent. Avant de lui donner une autre dose du médicament, il voulait voir se qui se passerait. Mais quand elle se remit à râler, il accéléra la perfusion. De nouveau, le souffle devint plus régulier. C'est ce qui décida Bob. Il la laisserait sous prostacycline aussi longtemps que cela aurait l'air de l'aider.

Quand je me résignai à aller me coucher, ce vendredi soir, j'étais persuadée que Jenny ne passerait pas la nuit. (...) Le lendemain (...) je suis tombée sur Bob, qui venait dans l'autre sens. Il semblait exténué. Il n'avait pas dormi de la nuit. Il était tendu, excité. Il se montra plus éloquent que d'habitude :

- C'est un miracle. Jenny est vivante. Je crois que la prostacycline agit.

(...) Après le petit déjeuner, Donna et moi avons rendu visite à Jenny. Elle était vivante, mais rien ne suggérait qu'elle pouvait reprendre conscience. Au moins son souffle était-il plus régulier, et sa fièvre avait baissé.


On finit par trouver un donneur de sang rhésus négatif, après avoir longtemps cherché, et Jenny peut recevoir une transfusion mais rien ne semble changer.

Son état restait critique. Il était stable, d'une certaine manière. Mais nous ignorions si elle serait encore des nôtres un instant plus tard. Les symptômes négatifs étaient encore trop nombreux. Jenny avait développé ce gonflement massif de la tête et du cou qui affecte parfois les patients au stade ultime de la maladie. Il était si prononcé que ses traits en étaient déformés. Cette si jolie fille était presque méconnaissable. Elle montrait aussi ce qu'on appelle la rigidité de décérébration. Il s'agit d'une contracture musculaire qui immobilise le patient dans une position torse - tête tirée en arrière, bras tendus derrière le dos, jambes raides et droites ramenées vers les hanches. C'était un spectacle terrible. Cette position résulte de la perte de toutes les fonctions cérébrales supérieures. Jenny était si profondément comateuse qu'elle ne réagissait même plus à la douleur. Mais ses amies continuaient de la cajoler et de lui parler sans relâche. Elles étaient persuadées qu'elle les entendait. Rien n'avait changé. Nous étions condamnés à la surveiller, et à espérer.

(...) Enfin, la fièvre de Jenny baissa. Cela signifiait que nous avions gagné la guerre contre le virus. C'était satisfaisant. Mais rien n'indiquait qu'elle allait reprendre conscience. Nous discutâmes de la conduite à suivre. (...) Même si nous étions venus à bout de l'infection virale, les lésions cérébrales étaient peut-être assez graves pour que Jenny reste jusqu'à la fin de ses jours dans un état végétatif. La situation exigeait les services d'un neurologue. (...) Etant donné qu'il n'y avait aucun neurologue en Sierra Leone, il fallait l'expédier à Londres. Mais son état lui interdisait d'être transportée par la route. Tout le trajet devait s'effectuer en avion.

Comme d'habitude, la radio ne fonctionnait pas. Impossible de communiquer avec Freetown pour demander de l'aide. Quelqu'un allait devoir effectuer le voyage à la capitale, se rendre au commissariat britannique et essayer de régler les problèmes de vive voix. Bob et moi étions volontaires. Moi, parce que je connaissais les gens qu'il fallait contacter à Londres. Lui, parce qu'il était le patron du projet.

Dès notre arrivée à Freetown, meurtris et couverts de poussière, nous nous sommes rendus chez le haut commissaire britannique. Il nous promit son soutien, nous assura qu'il avait compris ce dont nous avions besoin et que le sort de Jenny le préoccupait au plus haut point. Grâce à son aide, nous sommes parvenus à toucher les gens du Queen's Square (l'hôpital qui abritait le meilleur service neurologique de Londres) et à leur expliquer de quoi Jenny avait besoin. Notre correspondant téléphonique déclara qu'ils étaient prêts à la recevoir. Mais il ne pouvait pas prendre la décision finale. C'était le privilège du premier médecin consultant de l'hôpital de Coppett's Wood. Je savais par expérience que tout ce qui concernait les fièvres hémorragiques, en Grande-Bretagne, relevait de son autorité.

Quand j'eus le consultant au bout du fil, il m'informa qu'il avait connu personnellement neuf cas de fièvre de Lassa - c'est-à-dire plus que quiconque en Angleterre. Il ajouta qu'il avait dirigé l'unité "bulle d'isolement" à Coppett's Wood - c'est là qu'on expédiait tous les cas soupçonnés de fièvre hémorragique de la région de Londres -, et qu'à ce titre il savait tout ce qu'il fallait savoir de la maladie. Naturellement, il n'avait pas de leçon à recevoir quant au traitement qu'il fallait administrer au patient. Le fait que je me trouve en Afrique de l'Ouest, au coeur du pays de Lassa, et que je travaille avec des gens qui étudiaient la maladie sur place depuis plus de dix ans, ne l'impressionnait pas du tout. Cet homme était étonnant.

- Vous avez tous fait un excellent boulot, me dit-il d'un ton paternel. Continuez à bien travailler. Et occupez-vous d'elle sur place.

J'essayai de garder mon calme.

- Cinq médecins compétents l'ont examinée, lui dis-je. Elle est guérie de la fièvre de Lassa, mais elle souffre des complications de la maladie. Nous sommes unanimes. Nous pensons que nous ne disposons pas de l'équipement requis pour lui administrer les soins dont elle a besoin. Il lui faut une estimation neurologique. Elle doit entrer dans un hôpital londonien.

Impossible de l'émouvoir. Il affirma que nous nous trompions en croyant qu'elle allait pouvoir prendre l'avion. Ce qu'il voulait dire, bien sûr, c'est que nous ne savions pas ce que nous faisions.

Il était inflexible :

- Il n'existe aucune raison, je le crains, de rapatrier Miss Sanders. Il serait tout à fait inapproprié d'exposer à un tel risque le personnel médical britannique.

Je rétorquai que Joe avait démontré que les risques étaient ridiculement minimes, même si la patiente était encore infectieuse - à condition d'éviter les piqûres d'aiguille et autres expositions directes au sang infecté. Cela ne l'intéressait pas. Il voulait que nous la laissions là où elle était - au risque de la tuer - plutôt que de contaminer quiconque en Grande-Bretagne. Elle n'avait plus de fièvre, et toutes les données connues affirmaient que la menace était presque nulle. Mais cela n'avait aucune importance. Pas plus que le fait qu'il s'agissait d'une jeune infirmière anglaise, dévouée et hautement qualifiée, qui avait consacré son savoir-faire aux pauvres d'Afrique. Tous ces arguments étaient simplement hors sujet, pour lui. Il rejetait toute responsabilité de ce qui arriverait à Jenny. C'était accablant ! J'avais échoué. J'avais honte pour mon pays.

L'adjoint du haut commissaire, qui avait écouté la conversation, était consterné. Dès que la communication fut interrompue, il quitta la pièce sans un mot pour aller retrouver son patron. Quand il apprit la décision du consultant, le commissaire se mit en colère à son tour. Il eut une attitude admirable. Une demi-heure après avoir quitté le haut commissariat, je me trouvais au bureau du VSO. Je reçus un appel. Le haut commissaire me lut le texte du câble le plus élégant - quoique rédigé en des termes assez forts - que j'aie jamais eu l'honneur d'entendre. Pour l'essentiel, il résumait ma conversation avec le docteur Edmond, mais sur un ton de reproche et de protestation qui n'échapperait à personne. Le haut commissaire m'informa qu'il l'envoyait sur-le-champ au Foreign Office, à Londres, dans l'espoir de persuader quelqu'un qui ait le bras assez long pour contester la décision du consultant.

Nous allions être déçus. Il ne se passa rien. La bureaucratie britannique, eût-on dit, était intraitable. Ce qui était acceptable pour le reste du monde ne convenait pas à la Grande-Bretagne. Le problème était simple : le personnel médical britannique devait être protégé à tout prix de l'exposition au virus. Puisque le bon docteur de Coppett's Wood m'avait déclaré que le personnel africain devait continuer à s'occuper des patients contaminés par le virus de Lassa, il fallait en déduire que le sort des Africains était moins important que celui des Anglais.

Je revins à Segbwema en proie au désespoir. Mais quand je pénétrai dans notre quartier, après mon long voyage dans la poussière, j'eus une vraie raison de me réjouir. Donna sortit pour m'accueillir.

- Jenny reprend conscience ! s'écria-t-elle. Elle réagit aux voix. Elle reconnaît même celle de ses amies.

C'était la première bonne nouvelle que j'entendais depuis longtemps. Donna avait appris également, grâce à la radio des missionnaires, que les parents de Jenny étaient en route pour la rejoindre. J'étais soulagée d'apprendre qu'ils trouveraient leur fille vivante.


Mais Jenny doit encore faire face à une pneumonie, qui nécessite une trachéotomie, une ventilation assistée avec les moyens du bord et des antibiotiques. Puis l’œdème de la tête et du cou s'estompe enfin.

Entre temps, Joe était arrivé à Segbwema. Il fut très surpris en apprenant ce qui s'était passé. Il savait mieux que quiconque à quel point elle avait de la chance d'être encore en vie. Mais deux choses le troublaient. D'une part, il était clair que Jenny avait été exposée inutilement au virus, à l'hôpital de Panguma, parce que personne n'avait pris la peine d'instituer des mesures de protection pour le personnel soignant. D'autre part, il y avait la question du traitement.

- Il faut tirer la leçon de ce qui vient d'arriver, dit-il. Lorsqu'un membre du personnel soignant tombe malade alors qu'il a été exposé aux patients de Lassa, il faut lui donner de la ribavirine sans attendre. Avec le recul, je pense que Jenny aurait dû en recevoir tout de suite, dès son arrivée à Segbwema. (...)

Dix jours après ma visite à Freetown, nous apprîmes que le télégramme du haut commissaire, finalement, avait provoqué des réactions à Londres. Les autorités britanniques étaient revenues sur leur décision. Elles étaient prêtes à autoriser le rapatriement de Jenny. (...) Mais les problèmes de Jenny étaient loin d'être réglés. En fait, le pire restait à venir.

Nul ne s'attendait à ce qu'une opération militaire d'envergure soit nécessaire pour l'évacuer et la rapatrier. Le transport d'une jeune infirmière convalescente fut considéré comme une entreprise assez périlleuse pour justifier qu'on fasse appel aux services de la Royal Air Force. Son départ fut au bout du compte un des épisodes les plus dramatiques de l'histoire de Segbwema.

Inquiets de l'instabilité de son système cardio-vasculaire, nous voulions être sûrs que son retour à Londres se déroulerait dans des conditions de confort maximal. Pour lui épargner le trajet jusqu'à Freetown par la route, quelqu'un de bien placé s'était arrangé pour persuader le président de la Sierra Leone, Siaka Stevens, de nous prêter son hélicoptère personnel. L'appareil se posa sur un terrain de football. La scène se déroula sous les yeux d'un public enthousiaste constitué de la totalité de la population de la ville. (...)

Dès notre arrivée au terrain de football, le médecin britannique détaché pour cette mission entra en action. Son équipement avait l'air de sortir de la Guerre des étoiles. Les pilotes de l'hélicoptère, deux Français, l'observèrent avec stupéfaction tandis qu'il se saisissait d'un respirateur qui avait la forme bien connue d'un masque à gaz. Ils se tournèrent vers Jenny, allongée sur son matelas. "Ce n'est pas dangereux de l'emmener ?" demandèrent-ils, inquiets. Apparemment, personne n'avait eu l'idée de les informer de l'état de leur passagère. Nous fîmes de notre mieux pour les rassurer, en leur montrant que nous n'hésitions pas à la manipuler sans crainte. Néanmoins, notre ami de la RAF avait fait mauvaise impression, et cela pouvait faire du tort à Jenny.

Je me dirigeai vers lui et lui pris le masque des mains. "Ecoutez, lui dis-je, voici tout ce dont vous avez besoin." Je lui donnai une paire de gants, les canules (les tubes dont Jenny avait besoin pour respirer) et la pompe à main pour lui purifier les poumons. Le médecin ne protesta pas. Il savait que j'avais raison. (...)

L'hélicoptère décolla. (...) Nous étions heureux qu'on nous épargne l'étape suivante du voyage. Nous ignorions qu'il eût mieux valu pour Jenny que nous partions avec elle. Personne ne devrait jamais subir le traitement qu'on lui réserva.

Le bruit de son arrivée avait déjà atteint l'aéroport de Lungi. On croyait encore qu'elle était hautement infectieuse. Pour quelle autre raison aurait-on donné l'ordre aux pilotes de l'hélicoptère de se poser derrière un hangar, là où personne ne pouvait les voir ? On eût dit qu'il s'agissait d'une mission militaire clandestine. Dès que l'hélico fut à terre, les hommes de la Royal Air Force surgirent de leur avion de transport, affublés de masques à gaz et de tenues de protection spécialement conçues pour l'occasion. Ils se ruèrent vers l'hélicoptère et installèrent Jenny dans une bulle d'isolement qu'ils engouffrèrent dans l'avion.

Tandis que l'appareil chauffait avant de décoller, cet équipage héroïque se dévêtit et balança les tenues de protection sur la piste. C'était leur façon de se décontaminer d'une infection qui n'existait que dans leur tête. Ils croyaient sans doute que si ces tenues présentaient du danger pour la Grande-Bretagne, elles étaient absolument sans risque pour le peuple de la Sierra Leone. Brian, le directeur du VSO, qui assistait à ce spectacle grotesque, était horrifié et humilié. (...) Il revint à Segbwema et nous raconta ce qu'il avait vu.

En écoutant son récit, nous nous demandions s'il fallait en rire ou en pleurer. (...)

Il était évident que l'individu, quel qu'il soit, qui avait eu la brillante idée d'enfermer Jenny dans le soi-disant isolateur s'inquiétait plus d'une prétendue menace à l'égard de l'équipage que du bien-être de la patiente. Personne n'avait pensé qu'il serait difficile de prendre soin de cette malade en état de faiblesse et au système cardio-vasculaire instable, si elle était prisonnière dans une bulle. Pire encore : celle-ci n'était pas équipée de conditionnement d'air. Jenny eut donc le temps de rôtir.

Sa réclusion ne prit pas fin avec son arrivée à Londres. On l'obligea en effet à rester dans l'isolateur soixante jours d'affilée, simplement parce que la communauté médicale et le public britanniques s'abandonnaient à une panique irrationnelle fondée sur l'ignorance. Jenny a eu sans doute plus de chance de survivre au traitement que lui ont infligé les Britanniques que d'avoir vaincu la fièvre de Lassa. Il est sans doute vrai que son urine contenait un peu de virus, mais il s'agit d'un symptôme anodin chez les malades ayant survécu à la fièvre de Lassa. Cela ne justifiait pas qu'on l'enfermât dans l'isolateur. Quand on la libéra enfin, elle était incapable de marcher, pour être restée trop longtemps immobile.

Presque tout le monde, aujourd'hui, a renoncé à l'usage des isolateurs. La Grande-Bretagne continue de faire bande à part.

Pour ajouter l'insulte au préjudice, on fit parvenir au VSO une facture de 75 000 dollars. Ils n'avaient pas d'assurance. Cela aurait été encore plus cher s'ils avaient suivi les conseils de Joe, et détaché simplement un médecin pour l'accompagner en première classe sur un vol régulier de la British Caledonian. Les autorités britanniques auraient sans doute confisqué l'avion et mis tous les passagers en quarantaine.

Jenny n'a gardé aucun souvenir de sa maladie. Elle ne se rappelle rien de postérieur au moment où elle est arrivée à Segbwema, en se plaignant d'une légère fièvre et d'un mal de tête.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 15 Avr 2019, 07:06

La Sierra Leone est déchirée à différentes époques par des troubles politiques. Ceux-ci conduiront à la fin du Projet Lassa, malgré les succès qu'il aura permis.

Déjà, à la fin des années 1970, à l'époque où le Projet Lassa débutant est basé à Kenema et travaille sur les deux hôpitaux de Panguma et Segbwema, c'est Joe qui est confronté à ces difficultés.

Mais il n'y avait pas que Lassa pour nous poser des problèmes. La politique allait s'en mêler, comme partout où nous allons. La plupart des tensions politiques de la Sierra Leone découlaient d'une vieille querelle entre les deux tribus les plus importantes, les Mende (est et sud du pays) et les Temne (nord et ouest). Comme les deux principaux partis appuyaient leur pouvoir respectif sur ces tribus, les conflits ethniques avaient toutes les apparences de disputes politiques. Des élections générales s'étaient déroulées fin 1976 et début 1977. Mais Siaka Stevens, chef du parti d'obédience temne, l'APC (All People's Congress), était parvenu à truquer le scrutin, dont il s'était proclamé le grand vainqueur. Il se mit en tête de destituer le président en titre. Ce coup d'Etat entraîna en divers endroits du pays une série d'escarmouches qui se transformèrent parfois en batailles rangées. Plusieurs de ces affrontements eurent lieu à Kenema et à Bo, les capitales des provinces de l'Est et du Sud.

A Kenema, qui comptait à l'époque près de 25 000 habitants, un accrochage fit douze morts. La ville se trouvait dans le pays mende. On imposa dans toute la province un couvre-feu qui nous affecta directement. Nous n'avions pas le droit de rester hors de la ville après six heures du soir. Comme c'était prévisible, le couvre-feu ne parvint qu'à exacerber l'animosité populaire à l'égard du gouvernement dominé par les Temne, surtout dans les provinces restées fidèles au parti d'opposition. Pour nous, ce fut une véritable calamité. Il fut instauré au moment où notre projet démarrait, et dura quatre ou cinq mois. Comme nous commencions à peine à être connus dans la province, nous étions souvent importunés, à des points de contrôle, par des hommes en uniforme. Ce pouvaient être des militaires, ou des membres de milices paramilitaires, ou bien des hommes sans affectation précise. Il n'était pas rare de tomber sur un soldat armé jusqu'aux dents et complètement ivre, qui s'inquiétait moins de la loi ou de la politique que de la somme qu'il allait extorquer au chauffeur et à ses passagers. Quiconque possédait une arme profitait du désordre pour exploiter la situation à son avantage.

A chaque fois que je prenais la route pour me rendre à l'un de nos hôpitaux, le Nixon Memorial ou Panguma, je devais être sûr d'être de retour à Kenema avant six heures. Comme les hôpitaux se trouvaient à quarante kilomètres et que je partais toujours à la dernière minute, cela me valut quelques voyages épouvantables sur des routes en "tôle ondulée" agrémentées de milliers de nids-de-poule. Il était impossible de couvrir une telle distance en moins d'une ou deux heures de voiture. Nous nous demandions toujours si nous n'allions pas tomber sur un soldat assez imbibé de vin de palme pour nous tirer dessus. Nous eûmes assez de chance pour qu'aucun des membres du projet ne soit agressé. Mais il arriva de temps en temps qu'on arrête certains d'entre eux, sans qu'ils aient rien fait de mal. On pouvait arrêter quelqu'un sous des prétextes dérisoires, ou sans aucun prétexte du tout. On pouvait le prendre pour quelqu'un d'autre. Ou bien il exprimait son mécontentement quand il se faisait arrêter, au risque de provoquer une réaction violente. Lorsque cela se produisait, nous devions trouver les personnes aptes à négocier la libération de notre collègue.

Le pays finit par sortir de l'impasse où il s'était enfermé. Par la violence. Au lendemain d'une violente bataille entre les forces temne et mende, à Bo, qui fit plus de trois cents morts (Mende pour la plupart), on trouva un compromis. Comme le président appartenait à une minorité ethnique (alliée aux Temne), il fut décidé qu'on désignerait deux vice-présidents, un Mende et un Temne. Dès que l'accord fut conclu, le couvre-feu fut levé. Mais la fin de la crise politique n'amena pas la disparition des barrages routiers. En fait, ils restèrent jusqu'à la fin de notre séjour une source permanente de tracas. Il était impossible de deviner où l'on serait arrêté. Les barrages, désormais partie intégrante de la tradition locale, n'étaient jamais à la même heure au même endroit. Quelque commandant pouvait avoir décidé d'en établir tel ou tel jour, ou peut-être était-ce l'initiative d'un individu qui ne voyait pas pourquoi il devrait consulter qui que ce fût. En fait, l'établissement de barrages routiers devint un véritable sport national, ouvert à tous et à tous les âges. On rencontrait souvent un groupe de gamins misérables autour d'un barrage de fortune consistant en un simple trou creusé au milieu de la route. La terre qu'ils en avaient extraite était entassée à deux pas de là. Quand vous vous arrêtiez, les enfants se dirigeaient vers vous et vous demandaient de l'argent pour "réparer la route". C'est ainsi que la Sierra Leone éduquait ses enfants.


A la fin des années 1980 et en 1990, alors que le Projet Lassa est recentré sur Segbwema, Sue est témoin d'autres difficultés qui conduiront à son interruption définitive.

La Sierra Leone eut une importance cruciale dans ma vie personnelle. Durant mon travail sur le Projet Lassa (qui se poursuivit de 1985 à 1990), je développai une profonde affection pour ce pays. J'y venais une ou deux fois par an - parfois avec Joe -, et j'y demeurais en général assez longtemps. Mais à chaque visite, j'étais frappée par les changements qui s'opéraient. Cela allait rarement dans le sens de l'amélioration. En 1990, je vis que Segbwema s'était transformé. Mais je n'en compris pas tout de suite l'importance.

Le soir de mon arrivée, je me trouvais avec quelques amis dans un bar de la rue principale. Normalement, la rue était pleine de gens faisant leurs emplettes au retour des champs. Des enfants - les peekins - s'arrêtaient, observaient ceux d'entre nous qui se réunissaient au bar, en nous appelant pumwe ("les Blancs"). Partout, le regard croisait des animaux en liberté - chiens errants, poulets, chèvres. Pour les conducteurs des rares véhicules briquebalants qui circulaient à Segbwema aux "heures de pointe", éviter ces créatures - sans parler des peekins et des ornières - constituait un défi permanent. Mais ce soir-là, la rue était étrangement calme. Même les chiens et les chèvres semblaient sans énergie. Les enfants avaient disparu. Les rares personnes en vue avaient l'air grave, tendu. Il semblait que quelque chose se préparait. L'atmosphère était lourde, et cela n'avait rien à voir avec la pluie qui menaçait.

Soudain, un camion militaire monta la colline en trombe. Il se dirigea vers le poste de police et s'arrêta en face du bar. Un officier sauta à terre. Il courut vers le poste de police. Il semblait motivé par quelque événement de la première importance. Pendant ce temps, plusieurs jeunes soldats attendaient à l'arrière du camion. Vêtus de tenues de camouflage mal ajustées, ils regardaient dans notre direction avec des visages apeurés. Ils serraient des mitraillettes munies de leurs chargeurs. Un silence inquiétant planait sur la rue. Tout le monde observait le camion, dans l'expectative.

Au bout de quelques minutes, l'officier revint et se hissa dans la cabine. Le camion descendit la colline en roue libre, jusqu'à ce que sa vitesse lui permette de démarrer. Le silence se prolongea un peu, puis chacun sembla reprendre sa respiration, revenir à la vie. Nous avalâmes nos bières sans un mot et nous quittâmes les lieux. Ce soir-là, comme je le faisais souvent, j'allai m'asseoir seule à mon endroit favori - sur le grand rocher chauffé par le soleil, devant chez Austin. Je regardai le soleil disparaître derrière les lointaines collines couvertes de brume de Panguma. Des aigrettes allaient se percher sur les paddy de riz, et des oiseaux s'interpellaient dans les grands palmiers. La nuit tombant, j'aperçus les phares d'un camion sautant par à-coups sur la route qui menait à Kenema, au flanc d'une colline éloignée. Je rentrai bien vite dans la maison, à cause des moustiques.

Nous apprîmes bientôt que les gens de Segbwema avaient de bonnes raisons d'avoir peur. Quelques jours plus tôt, la ville s'était totalement vidée de ses habitants. Des soldats rebelles, pour la plupart des adolescents armés de mitraillettes, étaient venus de la frontière du Liberia. Ils avaient tiré sur la foule, au hasard, sur les marchés de Kailahun et de Koindu - deux villages dangereusement proches de Segbwema. Presque toute la population de Segbwema s'était cachée dans la brousse jusqu'à ce qu'on lui promette que les rebelles avaient été repoussés et que le danger était passé. Provisoirement.

Le conflit sema la panique au sein de la communauté étrangère. Tout le personnel médical britannique en poste dans la zone reçut l'ordre d'évacuer. Cela impliquait la fermeture de l'hôpital, seule source de soins de la région. La dernière opération effectuée par un chirurgien britannique était une amputation. Le patient avait reçu une balle dans le bras à Kailahun. Alors même qu'il opérait, il pensait à tout autre chose... Peut-être à la manière de s'en sortir. Certes, la frontière était fermée, maintenant, mais la Sierra Leone était incapable de contenir la guerre civile qui avait englouti son voisin libérien.

Nous entendîmes parler d'un chef rebelle local qui lançait, disait-on, des ultimatums au gouvernement. Mais que se passait-il réellement ? Nous n'en savions rien. Qui étaient ces rebelles ? Personne ne semblait capable de répondre. C'est pourquoi nous attendions avec inquiétude le retour d'Austin Demby. Il était allé à l'embranchement de Daru, où se trouvait une base de l'armée. Austin avait des amis dans l'armée (il en avait partout), et si quelqu'un pouvait leur soutirer des informations, ce ne pouvait être que lui. A son retour, il avait l'air tendu. Pour le moment, expliqua-t-il, la situation était calme. Mais il était peu probable qu'elle le reste longtemps. Il nous suggéra d'abréger notre séjour à Segbwema.

Il fallait admettre que la situation n'était pas très sûre. Mais nous ne pouvions pas partir sans donner une grande soirée. Après tout, c'était la tradition. On n'en attendait pas moins de nous, et nous étions redevables à tous ces gens. On décora le bungalow avec des palmes et d'autres végétaux ramassés dans la brousse. On fit venir beaucoup de bière, bien entendu, et l'on en but beaucoup. Il n'y avait pas de soirée digne de ce nom sans une chèvre rôtie. Pour l'occasion, on s'en procura deux.

Cette soirée marqua la fin de notre séjour en Sierra Leone. Ni Joe ni moi n'y sommes retournés. Aujourd'hui, toute la province de l'Est se trouve entre les mains des rebelles. Des gens ont été massacrés sans discrimination. 40 % des habitants sont devenus des réfugiés. Nous supposons que Segbwema a été envahi par les forces rebelles, et que le site du Projet Lassa a été pillé. Le programme de lutte contre les rats mis en place par Joe ayant été interrompu, il ne fait aucun doute que les rongeurs sont revenus. Et avec eux, la fièvre de Lassa. Le problème des réfugiés n'a certainement pas amélioré la situation. Mais il n'y a cette fois ni salle de soins "fièvre de Lassa", ni médecins Lassa, ni médicament Lassa, et pas de cris de "Lassa fiva, no good-o" au passage de notre camionnette.


* * * *

C'en est terminé pour la Sierra Leone, mais les chasseurs de virus n'en ont pas fini avec Lassa. Voici l'histoire d'Azikiwe, qui a concerné à la fois les Etats-Unis et le Nigeria.

Le 13 janvier 1989, la fin de l'après-midi, à Chicago, Azikiwe se trouve dans son bureau. Le téléphone sonne. C'est Veronica, sa femme. Elle n'a pas l'habitude de l'appeler au bureau, surtout à l'heure où les enfants doivent être rentrés de l'école. Avec six enfants aussi turbulents, elle est très occupée. Mais il comprend, au son de sa voix, qu'elle est bouleversée.

- Il s'agit de ta mère, Azikiwe, dit-elle avec son accent mélodieux d'Afrique de l'Ouest. Valérie a appelé pour nous prévenir. Elle est brusquement tombée malade. Elle vient de mourir.

Il eut l'impression que son sang se retirait de sa tête. Est-ce qu'il avait bien compris ? Sa mère n'avait jamais été malade. Jamais la moindre alerte. Tout récemment encore, Azikiwe pensait inviter ses parents à lui rendre visite. Ils n'avaient jamais vu les Etats-Unis. Quel dommage que ses enfants se rappellent à peine leur grand-mère. Les aînés, Ogbejele et Oyakhi, en gardaient un vague souvenir, mais les quatre autres étaient trop petits.

Il n'avait pas le droit de s'abandonner au chagrin. Il saisit le téléphone et appela son patron pour lui annoncer qu'il lui fallait prendre un congé. Puis il réserva une place sur le vol de Lagos via New York, pour le lendemain après-midi. Il redoutait ce voyage, et pas uniquement à cause des émotions qui allaient s'éveiller en lui. Même dans les meilleures conditions, il s'agissait d'une véritable expédition. Il détestait l'aéroport de Lagos, un des plus corrompus et des moins efficaces du monde. Et il devrait supporter le trajet interminable sur des routes à deux voies encombrées par un trafic invraisemblable et régulièrement coupées par les barrages de police. Mais il s'arma de courage et partit.

Jusqu'au moindre détail, son voyage s'avéra aussi infernal que prévu. Au moins parvint-il à quitter l'aéroport de Lagos avec tous ses bagages. Il apportait des présents aux membres de sa famille, et il s'était presque résigné à les perdre. Mais ils étaient toujours là. Il devait maintenant effectuer un trajet de six heures d'autocar jusqu'à Benin City, puis encore deux heures jusqu'à Ekpoma, près de son village natal. Le car était spacieux et équipé de l'air conditionné. Mais il était si bondé que les passagers s'asseyaient par rangées de quatre, là où les sièges étaient prévus pour trois. D'autres se tenaient dans l'allée centrale. Bien entendu, le conditionnement d'air était en panne. Le chauffeur conduisait comme un forcené. En zigzaguant sans arrêt pour ne pas percuter les véhicules qui venaient en face de lui, il ne leva pas une seule fois le pied de l'accélérateur. Le voyage fut si mouvementé que plusieurs passagers furent malades. Mais grâce au stoïcisme que procure la lutte pour la survie dans l'Afrique rurale, personne n'émit la moindre plainte.

Les barrages policiers de routine compliquaient encore les choses. Le car n'était pas autorisé à reprendre la route avant que certaines sommes d'argent n'aient changé de mains. Le simple fait de mettre pied à terre sain et sauf à Benin City donna à Azikiwe l'impression d'être béni des dieux. Il parcourut la dernière étape de son périple dans un minibus Nissan bondé de femmes revenant du marché. Il y avait à peine assez de place pour elles, sans parler des produits qu'elles transportaient : cages en feuilles de bananier tressées contenant poules et canards, sacs de farine de manioc fermentée, boîtes et bouteilles d'huile de palme piquante orange foncé. Beaucoup portaient sur leur dos un bébé endormi, emmailloté dans ses langes de couleur. Les bébés étaient d'ailleurs les seuls à pouvoir dormir dans le vacarme ambiant. Tout le monde parlait et gesticulait pour essayer de se faire comprendre par-dessus le grondement du moteur et les cris des animaux terrorisés.

Quand Azikiwe arriva enfin à Ekpoma, il était éreinté. Mais le sentiment d'être près de chez lui le stimulait beaucoup plus qu'il ne s'y attendait. Il se mit en quête de quelqu'un qui pourrait l'emmener à Ishan, son village. Il réalisa qu'Ekpoma s'était développée depuis sa dernière visite. Il y était venu un bon millier de fois, et pourtant la ville lui semblait curieusement peu familière. Pendant plusieurs minutes, il fut incapable de reconnaître qui que ce fût. Il était désorienté, mal à l'aise, même un peu inquiet. Après avoir marché quelque temps au hasard, il finit par tomber sur un de ses vieux amis qui accepta de le conduire à moto. Ils déposèrent en lieu sûr les bagages d'Azikiwe. Un de ses frères reviendrait les chercher.

A la maison de ses parents, il fut envahi par des émotions contradictoires. Machinalement, il chercha sa mère. Puis il comprit enfin. Il ne la reverrait plus jamais. Mais le fait de retrouver le reste de sa famille lui offrait quelque consolation. C'était merveilleux d'être de nouveau parmi eux. Après les multiples échanges de vœux, tout le monde se rendit au bafa, le pavillon traditionnel à toit de chaume et aux côtés ouverts (pour laisser passer l'air frais) qu'on utilise pour les réunions familiales et les assemblées de village. Azikiwe se retrouva face à son père. "Il a changé, se dit-il. Comme il a vieilli, en quatre ans."

Azikiwe s'éveilla au petit matin. Il vivait encore à l'heure de Chicago. Inquiet, il s'assit dans son lit. Quelque chose n'allait pas. Puis il comprit. Le silence. Le village dormait dans un silence de mort. Aucune auto, aucun moteur. Pas de tic-tac ni d'aboiements. Rien. Il quitta sa natte et se glissa à l'extérieur en enjambant plusieurs formes endormies. Il faisait encore nuit. Le ciel africain était merveilleusement clair, plein d'étoiles brillant d'un éclat vif. Il semblait impossible que le même ciel surplombât l'Illinois. L'air était moins lourd que dans la journée. Azikiwe en sentit la fraîcheur sur sa peau. (...)

Le lendemain fut consacré aux préparatifs des funérailles et de la période de deuil qui suivrait. En qualité de chef de famille, Azikiwe devait s'assurer qu'on procédait convenablement aux rites funéraires. Cela signifiait qu'il devait contacter les anciens du village, les sages, les joueurs de tambour et le juju man (le sorcier, magicien et guérisseur local). Sans eux, les rites ne pourraient pas être accomplis correctement. Or, les rites étaient le seul moyen de faire en sorte que sa mère passe dans l'autre monde en douceur - et cela relevait de la responsabilité d'Azikiwe. Bien entendu, tous les anciens et le juju man devraient être raisonnablement indemnisés pour leurs contributions respectives. Azikiwe devait également s'assurer qu'on avait prévu assez de nourriture : le deuil durerait plusieurs jours, et il faudrait loger durant tout ce temps les parents venus de villages éloignés. (...)

Les préparatifs l'occupèrent la plus grande partie de la journée. Ce n'est qu'en fin de soirée qu'il put interroger sa famille sur la maladie qui avait emporté sa mère. Bizarrement, personne n'avait l'air de vouloir en parler. Sa sœur était plutôt vague, ses oncles se montrèrent hésitants. Même son père restait muet. Azikiwe se demandait pourquoi lui, en particulier, était réticent. Que se passait-il donc ? Sa mère était une vieille femme, après tout - en tout cas selon les critères du Nigeria rural -, et sa mort n'avait aucune raison de provoquer un choc.

Azikiwe s'attarda un peu auprès de sa famille. Il avait l'intention de s'en aller avant la fin du mois. Mais cinq jours après les obsèques, son père se plaignit d'avoir froid. Son dos lui faisait mal, et il avait la migraine. Azikiwe se rendit chez le pharmacien du village. On lui donna de la chloroquine, remède habituel contre le paludisme, qu'on administrait aussi facilement que l'aspirine en Occident. Mais cela ne fit rien pour améliorer l'état de santé de son père. Il souffrait d'une angine très douloureuse et de nausées. Il fut bientôt incapable de se nourrir, puis simplement d'avaler. Sa fièvre monta en flèche. Azikiwe découvrit quelque chose de beaucoup plus troublant. Les membres de sa famille reculaient avec terreur en présence du vieil homme.

C'est alors, seulement, que sa sœur lui avoua que leur père semblait être atteint de la maladie qui avait tué sa femme.

La terreur qu'inspirait la maladie du père ne se limitait pas au cercle de famille. Les voisins réagissaient de la même façon. Le silence nocturne qui avait étonné Azikiwe prenait tout son sens. Il entendait maintenant des rumeurs, selon lesquelles le juju était à l'oeuvre. Personne ne parlait ouvertement. Qui parle trop, dit-on, risque d'être la prochaine victime.

Azikiwe avait grandi dans ce village. Mais il était aussi ingénieur, formé en Occident. Il était habitué à penser comme un scientifique et, dans une certaine mesure, comme un Américain. Il ne considérait certainement pas la maladie comme une malédiction. Mais il était tiraillé entre deux univers. L'un était fondé sur la science et la raison, l'autre sur l'inconnu et le royaume des esprits. Dans le monde où il avait grandi, le juju man est le maître. C'est lui qui est responsable du maintien de l'ordre et de l'harmonie. Il est capable d'expliquer n'importe quel phénomène. Si vos bêtes meurent, ce doit être la faute du juju, et il est indispensable de découvrir qui a jeté le sort afin de l'arrêter.

Est-ce que le père d'Azikiwe avait reçu un sort ?

Apparemment, sa mère n'avait pas été la seule victime de cette étrange maladie. On racontait que les gens attrapaient des angines, mouraient comme des mouches. Personne ne pouvait avancer la moindre explication. Comment pouvait-on succomber à un mal de gorge ? Et personne ne savait quoi faire. Azikiwe lui-même, malgré toute sa culture occidentale, finissait par se demander si le juju, finalement, n'était pas la seule explication des événements. Aussi loin que remontait sa mémoire, il avait entendu raconter des histoires sur la présence de sorciers au village. D'aucuns prétendaient même savoir de qui il s'agissait. Il n'était pas impossible qu'un sorcier fût à l’œuvre.

En attendant, son père continuait d'aller de mal en pis. Il ne parlait plus. Il restait allongé sur son lit, dans son agonie silencieuse. Azikiwe se dit que c'était peut-être sa façon de réagir au décès de sa femme. Peut-être souhaitait-il simplement la rejoindre dans la mort.

Le père d'Azikiwe mourut le 28 janvier.

Azikiwe dut assister aux funérailles. Mais il quitta le Nigeria au lendemain de la cérémonie. Ses responsabilités professionnelles et familiales exigeaient qu'il rentre aux Etats-Unis. Dévoré par le chagrin, l'esprit confus, il fit ses préparatifs de départ.

Le 1er février, Veronica vint accueillir son mari à l'aéroport international de Chicago. Les retrouvailles furent émouvantes. Azikiwe avait perdu coup sur coup son père et sa mère, de manière incompréhensible. Ni le soutien religieux de sa foi adulte ni l'éducation spirituelle de son enfance ne lui offraient la moindre explication ni consolation. Le monde des esprits et des sortilèges s'éloigna, mais le sentiment de perte était toujours aussi aigu.

Durant son absence, les choses n'avaient pas été très faciles pour Veronica. Elle-même et deux des enfants avaient été cloués au lit par la grippe. La moitié de la ville, en fait, semblait avoir été affectée par l'épidémie. Peut-être la situation allait-elle s'améliorer. Le lendemain matin, après quelques heures d'un sommeil agité, Azikiwe reprit le travail.

Deux semaines plus tard, à Atlanta, je rédigeais un EPI-1. Ce document officiel fournit une description de toute enquête épidémiologique que le CDC a accepté d'entreprendre. Il est établi sur notification du déclenchement d'une épidémie, avant l'envoi d'une équipe sur le terrain. Le EPI-1 contient un bref compte rendu factuel. Il indique les raisons pour lesquelles on a décidé de lancer l'enquête, et quels sont ses objectifs. Il mentionne également le nom de toute personne en rapport avec l'un ou l'autre aspect de l'épidémie.

Le EPI-1 daté du 15 février 1989 disait ceci :

Le 15 février 1989, Joseph B. McCormick, docteur en médecine, directeur des Agents pathogènes spéciaux (Service des maladies virales, Centre des maladies infectieuses, CDC), a reçu un appel téléphonique du docteur Robert Chase, docteur en médecine, spécialiste des maladies infectieuses à Winfield, dans l'Illinois, à propos d'un cas soupçonné de maladie de Lassa. Le patient est un homme d'origine nigériane de quarante-trois ans, qui a effectué récemment un voyage dans sa ville natale d'Ishan, au Nigeria. Sur base du témoignage du patient, des observations cliniques et des résultats de laboratoire, on a conclu que la présence de la fièvre de Lassa était hautement probable.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 16 Avr 2019, 04:16

A peine eut-il repris son travail, qu'Azikiwe se sentit fiévreux. C'était le 3 février. Il mit cela sur le compte de sa fatigue et de son épuisement émotionnel. Ou peut-être avait-il contracté la grippe qui avait affecté Veronica et les enfants. Ce qu'il avait vu au Nigeria le préoccupait bien plus. Il décida de rentrer chez lui un peu plus tôt. Oui, se dit-il, ce doit être la grippe.

Mais quelque chose le tracassait.

Sa femme et les enfants avaient eu de la fièvre pendant deux ou trois jours, puis leur état s'était amélioré. Dans son cas, c'était différent. Sa fièvre montait un peu plus chaque jour, et cette insupportable migraine ne le lâchait pas. L'aspirine restait quasiment sans effet. Il commença à avoir mal à la gorge. Il pouvait à peine avaler une cuillerée de soupe. Ses enfants le rejoignaient, le soir - il était incapable de s'asseoir à table - et essayaient de le faire manger un peu. Assis à son chevet, ils piochaient de la nourriture dans son assiette.

Veronica et les aînés n'étaient pas indifférents à ce qui s'était passé au Nigeria. Le 7 février, Azikiwe éprouva une douleur intolérable derrière les yeux. Sa température était toujours élevée. Veronica décida que cela avait assez duré. Il fallait qu'il consulte un médecin. Elle le conduisit à la clinique HMO. Le médecin qui l'examina découvrit qu'il avait les amygdales et les ganglions lymphatiques enflés, et qu'il montrait une certaine sensibilité abdominale. Sa numération de globules blancs était basse, mais il pouvait s'agir d'un symptôme compatible avec la grippe. Azikiwe rentra donc chez lui. On avait diagnostiqué un accès de grippe, et on lui avait prescrit de l'acétaminophène (nom du paracétamol aux Etats-Unis, note de Plestin) pour faire tomber sa fièvre.

Le 8 février au matin, Azikiwe rassembla assez d'énergie pour retourner au travail, et parvint on ne sait comment à tenir jusqu'au soir. Mais le lendemain, il dut rentrer après avoir passé une heure derrière son bureau. Il s'efforçait toujours de se convaincre qu'il s'agissait de la grippe. Au fond de lui, il savait parfaitement que c'était bien pire.

Il retourna à la clinique HMO. Outre sa fièvre et sa gorge douloureuse, il informa le médecin qu'il avait un goût amer dans la bouche. A aucun moment, durant ses deux visites, Azikiwe ne mentionna le fait qu'il était allé au Nigeria. Le médecin ne lui demanda pas s'il s'était rendu récemment à l'étranger. En outre, une épidémie de grippe faisait des ravages. Pourquoi s'inquiéter des zèbres alors que des troupeaux de chevaux couraient dans un bruit de tonnerre ? Pourtant, la maladie d'Azikiwe ne manquait pas d'être mystérieuse. Elle durait beaucoup plus longtemps qu'une banale grippe, et elle s'était aggravée de façon inquiétante pour un homme de quarante-trois ans censé être bien portant.

Le docteur découvrit quelque chose qu'il n'avait pas vu auparavant. Azikiwe avait du pus au fond de la gorge. Cette fois, il diagnostiqua une angine à streptocoques - bien que le test de dépistage des streptocoques fût négatif. On lui donna de la pénicilline et on le renvoya chez lui.

Son état empira encore. Le 12 février, il souffrit de diarrhée sanglante. Puis il commença à se plaindre de douleurs violentes aux côtes et dans le dos. Veronica remarqua que, lorsqu'il toussait, il expectorait une matière épaisse. Sa gorge était si douloureuse qu'il ne pouvait même plus avaler d'eau. Veronica ne savait plus à quel saint se vouer.

Lorsqu'elle le ramena à la clinique, il avait 39,4°C de fièvre depuis neuf jours. Sa pression artérielle systolique était basse, il avait le cou très enflé et les amygdales pleines de pus. Son abdomen était toujours aussi sensible. Veronica s'assura qu'il n'oubliait pas de signaler au médecin la présence de sang dans ses selles. Elle était terrifiée, mais elle essayait de garder à l'esprit ce que lui avait dit Azikiwe. Les médecins américains ne sont pas comme les Nigérians. Ils savent ce qu'ils font. Elle ne devait donc pas s'inquiéter, car ils finiraient bien par trouver l'origine de son mal. Après ces trois visites à l'HMO, elle n'en était plus si sûre.

Une fois de plus, ni Azikiwe ni sa femme n'eurent l'idée de parler du décès de ses parents, un mois plus tôt. Le médecin diagnostiqua une pharyngite à streptocoques et des hémorroïdes. Il continua à traiter Azikiwe à la pénicilline.

On effectua une analyse de sang, pour mesurer notamment le taux de ses enzymes hépatiques. Il était remarquablement élevé, mais personne ne sembla le remarquer. Azikiwe montrait maintenant tous les symptômes permettant d'établir un diagnostic de fièvre de Lassa. Continuer à parler d'une angine à streptocoques, voire d'une complication de grippe, était indéfendable.

Désespérée, Veronica le conduisit à une autre clinique. En pure perte. Azikiwe fut examiné par un ORL qui diagnostiqua une amygdalite et doubla ses doses d'antibiotiques. Personne ne l'interrogea sur ses voyages.

Le couple rentra à la maison, une fois de plus. Veronica se tenait aux côtés de son mari, lui épongeait le front, cherchait à prévenir le moindre de ses besoins. Au moins n'était-elle pas seule. Le pasteur de son église lui offrait un soutien précieux. Plusieurs membres de la congrégation vinrent aussi l'aider à préparer les repas et à s'occuper des enfants. Veronica commençait peut-être à penser qu'il était plus utile de se tourner vers l'Eglise et vers Dieu : Azikiwe avait vu quatre médecins différents sans que son état se soit amélioré d'un iota.

Azikiwe plongea dans un sommeil agité, ponctué de périodes de délire incohérent, le plus souvent dans sa langue maternelle. Sa femme essayait de lui parler, mais il ne l'entendait pas. Elle éclatait en sanglots, incapable de retenir son chagrin.

La nuit du 14 février, Veronica emmena son mari aux urgences du DuPage County Hospital. Le médecin qui l'examina ne savait quoi en faire. Cet homme avait une fièvre de cheval depuis près de deux semaines, sa femme prétendait qu'il avait perdu près de huit kilos, et de toute évidence il était confus et très malade. Son angine avait résisté à divers antibiotiques. En plus du sang dans ses selles, il avait maintenant de graves hémorragies nasales.

Malgré les incohérences d'Azikiwe, le médecin savait qu'il ne souffrait ni de jaunisse ni d'hépatite - deux maladies qui provoquent hallucinations et crises de démence. Et puis l'on était au milieu de la nuit. Il fit admettre le patient à l'hôpital, le mit sous perfusion pour compenser la perte de liquide et donna l'ordre qu'on effectue certaines analyses. Quand il reçut les résultats, quelques heures plus tard, il fut surpris par le taux élevé d'enzymes hépatiques. D'ordinaire, un tel chiffre aurait signalé la présence d'une hépatite. Mais on savait que ce n'était pas le cas. Le lendemain matin, un autre médecin examina le patient : Robert Chase, le spécialiste en maladies infectieuses du DuPage Hospital. Il fut le premier à avoir l'idée d'interroger Veronica sur les déplacements de son mari. Il ne lui fallut pas longtemps pour apprendre qu'Azikiwe s'était rendu au Nigeria. Il comprit sur-le-champ qu'il avait besoin d'une aide extérieure. Il appela le CDC.


* * *

C'est maintenant Joe qui parle.

C'était un jeudi. Je travaillais à un article, dans mon bureau, lorsqu'on me passa l'appel du docteur Chase. Il me décrivit les symptômes de son patient.

- Y a-t-il quelque chose, au Nigeria, qui puisse provoquer cela ?
- Oui, répliquai-je. La fièvre de Lassa. Cela m'a tout l'air d'un cas classique.

Une explication était enfin en vue, alors qu'Azikiwe agonisait depuis quatorze jours. Mais le pronostic n'était pas bon. Azikiwe se trouvait à un stade beaucoup trop avancé pour que la ribavirine (qui avait été si efficace contre Lassa en Afrique de l'Ouest) puisse lui sauver la vie.

- Mais il reste encore une chance, dis-je à Chase. Donnez-lui toute l'assistance vitale possible, en espérant que ça l'aidera à surmonter le stade le plus aigu de l'infection.

Cela pourrait aussi donner le temps à la ribavirine d'agir contre le virus. En Afrique de l'Ouest, un patient parvenu à ce stade ne survivrait pas. C'était incontestable. Mais aucun patient n'avait jamais reçu, en Afrique de l'Ouest, le soutien que peut offrir une unité de soins intensifs moderne. Cela marcherait peut-être.

- Est-ce que nous pouvons l'intuber et placer un cathéter flottant, sans danger pour nous ? demanda-t-il.

Un an plus tôt, nous avions mis à jour et publié nos recommandations sur la meilleure façon de s'y prendre avec des cas semblables. Nos instructions se fondaient sur notre expérience avec les patients atteints de Lassa en Sierra Leone et sur d'autres données déjà publiées à propos des fièvres hémorragiques. Ce cas nous offrait l'occasion d'appliquer pour la première fois nos nouvelles directives. J'assurai le docteur Chase qu'il pouvait agir en toute sécurité, intuber et placer la sonde à son patient. Je lui donnai des instructions détaillées sur la façon de procéder sans exposer le personnel. Bien qu'il fût peut-être trop tard, il consentit à faire venir de la ribavirine et à l'administrer au patient dès réception.

Je lui dis qu'il ne serait pas seul pour affronter cette situation. Je lui promis de me rendre à Chicago le jour même avec une équipe du CDC. J'appelai immédiatement la compagnie qui fabriquait la ribavirine. On me promit d'expédier le médicament à Chicago aussi vite que possible. Sue se trouvait au Sénégal. J'appelai donc Cuca Perez, une technicienne qui travaillait d'habitude avec elle.

- Assemblez le labo, Cuca, lui dis-je. Nous partons cet après-midi.

Il nous fallut cinq heures pour assembler notre laboratoire mobile, le faire transporter à l'aéroport, courir chez soi pour attraper quelques vêtements et prendre les arrangements nécessaires avec les services de santé du comté de DuPage. Il y avait plusieurs problèmes. Nous avions sur les bras un cas spectaculaire de fièvre de Lassa, en pleine banlieue de Chicago. Des tas de gens allaient s'y intéresser. Beaucoup voudraient savoir si nous risquions d'en rencontrer d'autres. D'une certaine manière, nous avions de la chance. Grâce au sida, une prise de conscience sans précédent était apparue au sein de la communauté médicale. La plupart des médecins et des membres du personnel paramédical étaient conscients des risques d'infection par des virus présents dans le sang et les excrétions. Pour ce qui concerne le traitement des patients, les comportements et les pratiques médicales s'étaient profondément modifiés. Désormais, quiconque voulait manipuler du sang et des sécrétions enfilait machinalement des gants, et on était beaucoup plus attentif à éviter les blessures par aiguille. Et la vigilance ne se limitait pas aux patients officiellement atteints du sida, pour la bonne raison que personne ne pouvait savoir, en l'absence de test fiable, si le patient n'était pas séropositif. Il était tout à fait possible, me dis-je, que les médecins de l'hôpital - comme ceux qui avaient examiné Azikiwe à la clinique HMO - eussent échappé à la contamination pour avoir appliqué ces mesures préventives de base.

Au moment où les médecins d'Azikiwe se préparaient à le mettre sous assistance respiratoire, un nouveau symptôme fit son apparition, fréquent dans les cas graves de Lassa : le syndrome ARD. (Jenny Sanders, en Sierra Leone, en avait été victime.) En un mot, les poumons d'Azikiwe ne pouvaient plus alimenter son sang en oxygène en quantité suffisante. Pour l'aider à respirer, on le plaça dans un poumon d'acier. En même temps, on mit en place un cathéter flottant pour surveiller et soutenir son cœur défaillant. L'empressement de l'anesthésiologiste à intuber Azikiwe et à le placer sous assistance respiratoire, sur une simple suggestion d'un médecin qu'il n'avait jamais vu, témoignait de la confiance qu'on accordait aux collaborateurs du CDC.

Toutefois, les mesures que j'avais proposées étaient insuffisantes. Azikiwe mourut d'un arrêt cardiaque, alors qu'il se trouvait à peine depuis deux ou trois heures sous assistance respiratoire. La ribavirine n'était même pas arrivée de Californie.

Le docteur Chase m'appela au moment où nous partions pour l'aéroport. Il m'informa du décès d'Azikiwe. Cela changeait notre mission. L'intervention d'une équipe n'était plus nécessaire. Cuca remballa le laboratoire mobile. Nous en aurions besoin si un autre cas survenait. Plusieurs personnes avaient sans doute été exposées, et de nouvelles contaminations n'étaient pas à exclure. Un seul collaborateur m'accompagnerait : un jeune médecin du travail nommé Gary Holmes. Ce voyage à Chicago serait sa première expérience avec une fièvre hémorragique. Notre objectif était de mettre sur pied une surveillance, afin de repérer d'éventuels cas secondaires. Mais il y avait un autre problème à régler.

- Que devons-nous faire du corps ? me demanda le docteur Chase.

Je lui suggérai de faire faire une analyse de sang et une biopsie du foie afin de vérifier notre diagnostic. Il devait aussi s'assurer que toute personne qui toucherait au corps porterait des gants et une blouse, et il fallait à tout prix éviter les accidents avec des instruments pointus. Puis je proposai qu'on embaume le corps : les siens n'accepteraient sans doute pas qu'Azikiwe soit incinéré. Même si l'embaumement était censé tuer tous les virus restants, j'étais un peu inquiet. Sa famille déciderait de ce qui arriverait ensuite au corps d'Azikiwe. Mais je voulais leur faire une suggestion : qu'ils accomplissent les rites funéraires, pour une fois, sans laisser le cercueil ouvert.

A Chicago, Gary et moi parlâmes avec tous ceux qui avaient eu un rapport avec ce cas. Nous reconstituâmes peu à peu l'histoire d'Azikiwe. Il se passait quelque chose de grave au Nigeria. Mais on s'en occuperait plus tard. Dans l'immédiat, nous devions identifier ceux qui avaient été en contact avec Azikiwe, et déterminer le degré d'exposition de chacun. Tous resteraient sous surveillance pendant trois semaines. C'était le délai nécessaire pour que le virus se manifeste. S'il était là. Nous décidâmes que seuls sa femme et ses enfants présentaient un risque élevé de contamination. On leur administra de la ribavirine par voie orale.

Deux jours plus tard, alors que nous nous trouvions chez Azikiwe, Veronica reçut un coup de fil du Nigeria. C'était Valérie, la sœur d'Azikiwe. Elle était déjà informée de la mort de son frère. Ce n'était pas l'objet de son appel. Depuis qu'Azikiwe avait quitté le Nigeria, d'autres membres de la famille avaient été atteints du même mal. Une de leurs sœurs âgée de vingt-huit ans et un cousin de huit ans étaient tombés malades. Ils avaient guéri. Mais le frère d'Azikiwe, trente-six ans, un médecin, avait été touché à son tour. Il avait succombé presque au moment où Azikiwe lui-même mourait à Chicago. La famille essayait de contacter les parents qui avaient assisté aux obsèques, pour savoir si d'autres personnes étaient malades. Mais ce n'était pas facile. Certains d'entre eux vivaient loin de là, et il faudrait du temps pour les toucher. La famille tout entière était plongée dans le cauchemar et la souffrance.

Nous devions en savoir plus. Il nous fallait quelqu'un sur place. Un professionnel expérimenté. Par bonheur, j'avais l'homme que nous cherchions. Oyewale Tomori, mieux connu sous le nom de Wale, avait travaillé avec nous au CDC. Il était maintenant professeur de virologie à l'université d'Ibadan, au Nigeria. Vu le manque de fiabilité du réseau téléphonique nigérian, ce fut presque par miracle que je parvins à le toucher assez vite. Je lui racontai l'histoire d'Azikiwe. Il promit d'aller sur-le-champ à Ekpoma pour se rendre compte de la situation. C'est ainsi que débuta une enquête complexe, sans précédent. Il revient à Sue de poursuivre le récit.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 17 Avr 2019, 04:22

L'enquête au Nigeria s'avère autrement plus compliquée à mener que celles qui l'ont été jusque-là au Zaïre et en Sierra Leone, non à cause des conditions matérielles, mais plutôt du fait de la corruption généralisée et des obstacles administratifs à franchir. Le Nigeria était, déjà, un grand pays très peuplé avec des grandes villes, des administrations nationales et régionales et un appareil d'Etat beaucoup plus puissant que celui de bien d'autres pays africains.

Pour plus de facilité, il est utile d'avoir une carte du sud du Nigeria sous les yeux.

https://www.google.com/maps/place/Niger ... 4d8.675277

Repérer la grande ville de Lagos près du littoral à l'ouest du pays ; un peu plus au nord la ville d'Ibadan ; à l'est de Lagos, celle de Benin City et encore plus à l'est celle d'Onitsha ; en continuant vers l'est, Enugu ; en continuant depuis Onitsha vers le sud-est, Owerri, puis Aba, puis Port Harcourt et, dans l'extrême sud-est, Calabar.

La petite ville d'Ekpoma (la plus proche du village natal d'Azikiwe) n'est pas visible à ce niveau mais elle se situe au nord-est de Benin City. Vous pouvez toujours la voir en tapant "Ekpoma" dans le cadre en haut à gauche. Par contre, le village d'Ishan n'est pas repérable. Certains indices me laissent penser qu'il est aujourd'hui englobé dans la petite ville d'Irrua à quelques km à l'est d'Ekpoma. (C'est d'ailleurs à Irrua que se trouve en 2019 le seul hôpital du Nigeria capable de soigner et diagnostiquer Lassa !)


C'est désormais Sue qui raconte la suite.


Nous avions les yeux larmoyants après un voyage de vingt-quatre heures, lorsque nous avons émergé, Joe et moi, dans l'indescriptible chaos de l'aéroport de Lagos. Au cours de nos multiples pérégrinations, nous n'avions jamais vu un aéroport en proie à un désordre aussi absolu. Au beau milieu de la confusion, nous étions attendus par deux comités d'accueil. D'une part, un groupe de nos collègues du CDC en poste à Lagos. D'autre part, deux Nigérians, totalement inconnus de nous. En revanche, ils savaient parfaitement qui nous étions. Ils insistèrent pour nous prendre en charge.

Ils avaient nos billets. Nous devions décoller sur-le-champ pour Enugu.

Pourquoi Enugu ? Nous l'ignorions. Nous savions que nous devions l'invitation officielle du gouvernement à un médecin influent, qui opérait à l'école de médecine de l'Etat d'Anambra, à Enugu. Sans son intervention, nous n'aurions jamais pu pénétrer dans le pays. Durant les six semaines qui avaient suivi la mort d'Azikiwe, nous avions essayé de nous rendre au Nigeria, car nous voulions découvrir qui était contaminé. Sans résultat. Nous étions évidemment reconnaissants à l'égard de l'homme qui nous avait facilité les choses. Mais nous ignorions si les deux types de l'aéroport avaient le moindre rapport avec lui.

- Au fait, nous dit l'un d'eux, où est la ribavirine ?

Il était évident que la ribavirine obsédait ces deux messieurs. Ils réapparurent un peu plus loin, alors que nous nous écroulions au bord d'un carrousel hors d'usage en essayant de reprendre nos esprits. Ils ne voulaient pas essuyer un refus.

- Vous devez nous suivre.

Puis, sans attendre notre réponse :

- Où est la ribavirine ? Où est la ribavirine ?

Ils voulaient la ribavirine. Sans attendre. Et si même nous refusions de les accompagner à Enugu, pourquoi ne pas leur donner la ribavirine ? Où était la ribavirine ?

Vu les événements des deux jours précédents, je suppose que nous aurions dû nous attendre à un accueil de ce genre. Nous avions été assaillis de coups de fil. Appels de Nigérians haut placés aux Etats-Unis. Appels d'amis de Nigérians parents de personnages influents... Peu importe. Nous avions perdu le fil. Une chose était claire : quelqu'un, au Nigeria, avait peur de la fièvre de Lassa.

Nous avions contacté Wale Tomori. Nos pires craintes se confirmaient. Wale trouvait d'innombrables cas de Lassa. La rumeur faisait état de nombreux décès. Il y avait donc bel et bien une épidémie (voire plusieurs), mais nous ne savions pas exactement où elle se trouvait. Nous avions apporté de la ribavirine, bien entendu. Mais nous n'allions pas la donner à notre comité d'accueil nigérian. D'une part, nous ne comprenions pas ce qui se passait, et nous ne les connaissions pas. D'autre part, la FDA n'avait pas encore délivré l'autorisation d'utiliser ce produit contre Lassa. Nous étions seulement autorisés à l'utiliser dans le cadre d'un protocole expérimental. Suivis de nos collègues du CDC, nous avons faussé compagnie aux deux hommes - non sans leur avoir promis que nous emporterions la ribavirine à Enugu le lendemain.

Les mots "la ribavirine, la ribavirine, donnez-nous la ribavirine !" résonnaient encore dans ma tête, longtemps après notre départ de l'aéroport.

Toutefois, avant d'effectuer la moindre investigation, nous devions discuter de la situation avec les représentants du gouvernement. Traiter avec eux fut une expérience exténuante. Nulle part ailleurs nous n'avions mené de négociations aussi compliquées. Nous faisions le siège du ministère de la Santé, passant d'un bureau à l'autre. Ou bien notre interlocuteur supposé était absent, ou bien il était là, et insistait pour nous faire un cours sur la manière de mener notre affaire. Après quoi il se souvenait que finalement, à y bien réfléchir, ce n'était pas à lui qu'il fallait s'adresser. La personne que nous cherchions appartenait à un autre service. Et il fallait prendre rendez-vous. On comprit très vite que rendez-vous ou pas, rien ne nous garantissait que quelqu'un se présenterait.

Nous tombions de temps en temps sur un employé qui nous assurait de son désir de coopérer, mais il insistait trop lourdement pour qu'on ait envie de lui faire confiance. Bien entendu, cela ne menait nulle part. Nous attendions en vain. On avançait beaucoup d'excuses, rarement plausibles. Peu importait ce qu'on nous disait. Ils ne parlaient vraiment que d'une chose. L'argent.

Un fonctionnaire promit de nous fournir un véhicule et de couvrir une partie de nos frais. Nous ne le crûmes pas, mais tout était possible.

Nous décidâmes finalement de quitter Lagos. Nous irions sur place, pour nous rendre compte de visu de ce qui se passait. Mais, avant tout, nous devions savoir si d'autres personnes, parents ou amis, avaient été contaminés après avoir été en contact avec Azikiwe. La réponse se trouvait au laboratoire d'un certain Nasidi, virologiste en chef à Lagos. Après notre conversation téléphonique, Wale avait localisé la famille d'Azikiwe. Il était parvenu à leur soutirer des informations et à leur faire des prises de sang. Il avait emporté les échantillons à Lagos et les avait remis à son ami Nasidi.

Celui-ci avait reçu sa formation en Union soviétique. Il était rentré chez lui avec un diplôme de médecin et une épouse russe. Ce musulman pratiquant affichait une conception plutôt pragmatique de la religion et de la vie. Et il avait un sens de l'humour très aigu. Il ne disposait pas des réactifs dont il avait besoin pour analyser les échantillons de Wale. Il avait donc dû attendre notre arrivée pour les analyser.

Malgré la fatigue et le décalage horaire, il a fallu déballer les réactifs pour procéder aux analyses. Nous attendions avec impatience le moment de déchiffrer les lames. Nasidi fut le premier à les examiner. Nous nous tenions derrière lui, et cochions les résultats sur la liste des parents et amis d'Azikiwe. Puis, sans un mot, Nasidi se leva et laissa Joe regarder. Personne n'avait déchiffré autant de tests de Lassa que lui. Nasidi se mit à sautiller sur place, avec un plaisir évident.

- C'est bien cela ! s'écria-t-il. Les patients dont le test est positif sont ceux qui ont parlé à Wale d'une maladie qui ressemblait à Lassa !
- Eh bien, ça concerne à peu près tous les gens à qui vous avez fait une prise de sang, dit Joe en jetant un coup d’œil dans ma direction. Presque tout le monde est positif, ici.

Le lendemain, Nasidi en remorque, nous étions à nouveau en chemin. Nous allions à Ibadan, à deux heures de route. Nous espérions y trouver Wale. Nous voulions qu'il nous parle de vive voix de l'épidémie. A l'arrière de la camionnette, nous transportions un conteneur d'azote liquide pour caser les échantillons que nous allions collecter, ainsi que les gants et le matériel nécessaire aux prises de sang. C'était tout. Nasidi avait reçu une kyrielle de promesses de soutien officiel, mais je doutais fort qu'elles se réalisent.

Au moins avions-nous un véhicule muni de plaques diplomatiques. Il nous avait été prêté par John Nelson, le directeur du programme Survie de l'Enfance. Pour le soutien logistique, en fait, nous dépendions exclusivement de lui. La police nigériane avait la mauvaise habitude d'établir des barrages routiers à intervalles réguliers, bloquant la circulation pour soutirer de l'argent aux automobilistes. Les policiers étaient armés de pied en cap, personne n'osait protester trop énergiquement. Mais nos plaques étaient assez impressionnantes pour qu'ils nous laissent passer sans trop de tracasseries.

Dès notre arrivée à Ibadan, nous nous sommes mis à la recherche de Wale. Nous l'avons trouvé, en pleine forme. Il allait beaucoup mieux que le Nigeria, nous dit-il.

- Ce pays court à sa ruine. C'est un beau pays, un pays riche, mais les gens qui le dirigent sont en train de tuer tout ce qui s'y trouve.

Le tribalisme sévissait plus que jamais, la corruption était une règle de vie, la richesse disparaissait (sans doute dans des comptes bancaires secrets en Suisse ou aux îles Caïman), et dans le monde entier les Nigérians se faisaient une réputation de passeurs de drogue et d'arnaqueurs. Une situation peu reluisante.

Wale nous laissa dans l'incertitude quant à notre véritable destination, mais il nous raconta dans le détail sa première visite à Ekpoma, près d'Ishan, là où avaient vécu les parents d'Azikiwe.

- Dès que Joe m'a parlé de cet ingénieur qui agonisait à Chicago, je me suis dit que je devais aller voir ce qui se passait à Ekpoma. Je n'ai trouvé que désolation. Son père et sa mère étaient morts, ainsi que plusieurs autres membres de sa famille. C'était horrible. J'ai fait des prises de sang à tous les parents que j'ai pu trouver. Il semble qu'ils aient tous été contaminés à l'époque des funérailles. Peut-être même aux funérailles elles-mêmes. L'épidémie semble maintenant être finie, là-bas. Certains proches du mort, terrifiés, se sont enfuis à Port Harcourt, sur la côte, au sud. Je pense donc qu'il va falloir aller là-bas pour découvrir ce qui leur est arrivé. Mais nous devons d'abord nous rendre à Enugu.

Enugu. La ville où les types de l'aéroport voulaient nous emmener. Pourquoi Enugu ?

- J'ai bien peur que l'épidémie de Lassa se soit déplacée, dit Wale.

Comment pouvait-il en être sûr ?

Durant son enquête, nous déclara-t-il, il avait eu l'occasion d'assister à une réunion à l'université d'Enugu, dans l'Etat d'Anambra. Le sujet en était le VIH. Le sida n'avait pas encore fait une percée significative au Nigeria, mais il y avait de bonnes raisons de penser que cela n'allait pas tarder. Des cas de sida étaient déjà apparus, y compris dans l'Etat d'Anambra. Un médecin présent à la réunion apprit à Wale que l'hôpital de la ville abritait deux patients atteints du sida. On lui permit de les examiner.

Les deux patients, le docteur Ikeji et le docteur Anamba (respectivement un homme et une femme), étaient dans un état désespéré : fièvre très élevée, état de choc et hémorragies. Il s'agissait de deux chirurgiens. Ils avaient travaillé dans le même hôpital. Wale n'avait qu'une formation de vétérinaire, mais il les examina soigneusement et parvint à se faire une idée de la situation.

- Je ne pouvais rien faire pour eux. Ils n'avaient aucune chance. Mais il y avait autre chose, que j'ai tout de suite compris. Ils n'avaient pas le sida. Certainement pas. Pour moi, ça ressemblait plutôt à Lassa.

Il s'est donc chargé d'informer l'équipe soignante que le diagnostic était erroné, et que chacun devait prendre les précautions nécessaires pour ne pas être contaminé. Puis il préleva un peu de sang aux deux patients, et reprit sur-le-champ le chemin de Lagos.

- Les échantillons se trouvaient par terre, dans la voiture. Je ne voulais pas qu'ils tombent du siège en cas d'accident. J'emportais avec moi deux ampoules pleines de Lassa. Je ne les quittais pas des yeux, mort de frousse à l'idée qu'elles puissent se briser si elles roulaient.

(Plus tard, nous parviendrons à isoler de ces échantillons cent millions de particules par millilitre. Ce sera une des plus fortes concentrations jamais vues dans du sang humain.)

Wale nous révéla enfin qu'on nous attendait à Enugu. Les autorités avaient même prévu d'organiser une conférence pour notre arrivée. Je comprenais enfin ce que les deux types faisaient à l'aéroport.

Nous décidâmes d'aller d'abord à Enugu et d'essayer d'y retrouver la source de l'infection. Puis nous retournerions à Ekpoma, près du village d'Azikiwe.

A l'hôpital d'Enugu, on nous apprit la mort des deux chirurgiens que Wale avait examinés. Nous fûmes reçus par le professeur Nwokolo, qui les avait soignés dans une clinique privée avant de les faire admettre à l'hôpital. Il était très inquiet. En fait, tous ceux qui travaillaient à l'hôpital étaient inquiets. Chacun était convaincu qu'il pouvait à tout moment contracter la fièvre de Lassa et mourir.

Dès le début de la discussion avec le professeur Nwokolo, je compris qu'il s'agissait du mystérieux médecin aux relations bien placées. C'était lui qui avait fait en sorte que nous soyons invités officiellement au Nigeria. C'était lui qui avait envoyé deux émissaires à l'aéroport pour prendre possession de la ribavirine.

Il en avait besoin pour lui-même.

Nous rencontrâmes autant de gens que possible. Nous recueillions leurs témoignages prudents, et nous leur faisions une prise de sang. Puis nous nous hâtions de leur expliquer que la période d'incubation de Lassa était presque finie, et que, s'ils étaient contaminés, la maladie se serait déjà déclarée. Nous étions en mesure de conclure qu'il n'y avait plus aucun cas de fièvre de Lassa à l'hôpital d'Enugu. Tout le monde était soulagé. Jusqu'à ce que nous parvienne la nouvelle de la mort d'un troisième chirurgien.

D'où venait-il ? Du sud du pays, nous dit-on. Le pays ibo, dans l'Etat d'Imo. Les deux autres chirurgiens venaient du même Etat. Est-ce que quelqu'un avait un échantillon de son sang ? Non. Quelqu'un nous indiqua le nom de l'hôpital où les trois chirurgiens avaient travaillé. C'était compliqué. Après avoir recueilli autant d'informations que possible, nous avons pris la route du sud, vers Imo.

Notre nouvelle étape était Owerri, la capitale de l'Etat d'Imo. Nous rencontrâmes le ministre de la Santé de cet Etat. En Afrique, on ne peut pas entrer dans le bureau d'un fonctionnaire et commencer à poser des questions. Il faut d'abord échanger des compliments très élaborés et se conformer à certains rituels. Une rencontre au sommet réunissant une équipe du CDC et le ministre de la Santé était impensable sans une grande cérémonie. Et dans le pays ibo, il est impensable d'organiser une cérémonie sans noix de cola.

Les noix de cola contiennent beaucoup de caféine. Elles sont aussi le symbole de l'hospitalité. Les Ibos les vénèrent. Elles sont l'objet de rituels censés renforcer les relations amicales. Certains parlent même aux noix de cola, auxquelles ils accordent des pouvoirs. Mais seuls les hommes peuvent participer à ces rituels, car les femmes ne sont pas invitées à déguster le cola. Ni à lui faire la conversation. Pour moi, ce ne fut pas une grande perte.

Ce n'est donc qu'après que les noix de cola eurent été complimentées, appréciées et consommées par les messieurs, que nous pûmes enfin demander au ministre s'il connaissait des cas de Lassa. Oui, il était au courant pour le médecin nommé Ezirike, qui était mort à Enugu. Il venait d'un quartier semi-urbain, Aboh Mbaise, en périphérie d'Owerri. La mort de ce troisième médecin était entourée de mystère et de rumeurs. Suivant les versions, il avait été victime d'un complot, empoisonné par des rivaux qui dirigeaient un hôpital concurrent à deux kilomètres du sien, ou bien il avait succombé à la sorcellerie. Mais quelle que fût l'explication, il était impossible de compter sur les chauffeurs de taxi pour nous y conduire. Ils maintenaient l'accélérateur au plancher jusqu'à ce qu'ils soient hors de vue de l'hôpital. Quand nous y sommes enfin parvenus, l'établissement avait été déserté.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 18 Avr 2019, 03:46

Nous sommes donc dans le petit hôpital du médecin décédé, Ezirike, situé à Aboh Mbaise dans les faubourgs de la ville d'Owerri. C'est toujours Sue qui parle.

L'hôpital était neuf, mais il était petit et misérable. Deux pièces sombres abritant une douzaine de lits en tout servaient de salles communes. La salle d'opération était une simple petite pièce aux murs de béton. Il n'était pas difficile de deviner à quoi devait ressembler cet endroit deux ou trois semaines plus tôt. Quelques patients sur des lits métalliques. Quelques filles plutôt jeunes jouant les infirmières. Très peu de médicaments et d'équipement, et aucun souci de la sécurité ni du bon exercice de la médecine. Les chirurgiens opéraient dans des conditions primitives. Rien ne bougeait, à l'exception des mouches, des moustiques et des lézards courant sur les murs et dans les appareils électriques.


Mais les chercheurs ne parviennent pas à faire parler la femme d'Ezirike et les autres membres de la famille se contentent d'allusions à la sorcellerie. Reste à trouver des indices dans l'hôpital.

(...) Joe et Nasidi partirent au village pour y chercher des indices de la présence de Lassa. Wale et moi sommes retournés à l'hôpital, avec l'intention de passer au crible le petit bureau du médecin. Dehors, il faisait chaud et humide. Mais c'était encore pire à l'intérieur. Nous avons laissé la porte ouverte pour faire circuler un peu d'air. Le bureau était infesté de moustiques - ce qui en faisait un terrain propice au paludisme. Je me résignai à être dévorée vive. Nous nous sommes mis en quête des fiches dans l'espoir de retrouver le nom des patients de ce médecin. Il n'y avait pas de fiches. Pas de fiches de patients externes, pas de fiches de patients internes, pas de dossiers chirurgicaux. Le seul jeu de documents disponible reproduisait la liste détaillée des remèdes prescrits à chaque patient. Nous comprîmes très vite pourquoi ceux-là avaient été tenus si scrupuleusement à jour. Il ne s'agissait pas de documents médicaux, mais de pièces financières. Plus les prescriptions étaient importantes, plus les factures de l'hôpital étaient élevées.

Il y avait tout de même des informations utilisables. On pouvait s'en servir pour reconstituer le tableau clinique de chaque patient. Nous connaissions les dates d'admission et de renvoi, ainsi que les dates de décès. Ezirike ne disposait que de quatre ou cinq sortes d'antibiotiques. Il appliquait un système clairement défini. Un patient qui avait la fièvre recevait un certain groupe de médicaments. Si la fièvre persistait, Ezirike passait à un second groupe d'antibiotiques. Pour faire bonne mesure, il ajoutait de la chloroquine pour le cas où il s'agisse de paludisme. Celui qui souffrait de nausées recevait un antiémétique. S'il avait mal quelque part, c'était un analgésique. Malgré les limites de son stock, Ezirike prescrivait beaucoup de médicaments, et dans un nombre étonnant de combinaisons : jusqu'à six produits différents en injection et autant par voie orale, y compris des vitamines et d'autres substances d'un intérêt très secondaire pour ses patients. C'était une excellente méthode pour gagner de l'argent.

Nous découvrîmes enfin que les patients recevaient du fer et des transfusions sanguines. Cela nous donna à réfléchir. Est-ce que cela signifiait que les hémorragies s'étaient déclarées ? On leur donnait aussi des anticonvulsivants. (Lorsque Lassa est au stade final, on se sert d'anticonvulsivants pour calmer les crises d'épilepsie). Si tout le reste échouait, Ezirike prescrivait des stéroïdes, dans une tentative futile et désespérée de faire remonter la tension, alors que le patient passait en état de choc avant de mourir.

Nous trouvions parfois une note en marge qui confirmait nos soupçons d'avoir affaire à Lassa. "Saignements par le rectum", ou simplement "Convulsions". Nous avions l'impression de traduire une pierre de Rosette, de déchiffrer un texte ancien pour pouvoir en interpréter un autre.

Nous avons passé deux jours dans ce bureau, les jambes dévorées par les moustiques, à étudier les fiches. Quand nous sommes arrivés au bout, nous étions capables de reconstituer la terrible histoire de ce petit hôpital.

Dix-sept patients étaient morts d'une fièvre aiguë accompagnée de choc, de convulsions et d'hémorragies. Nombre d'entre eux avaient eu de graves maux de gorge. Nous pûmes suivre la trace de l'infection passant d'un patient à l'autre. Durant une semaine de février - plus ou moins à l'époque du décès d'Azikiwe à Chicago -, plusieurs patients étaient morts à quelques heures d'intervalle. A ce moment précis, l'écriture des fiches changea. Ce n'était plus une infirmière qui enregistrait la distribution des médicaments, mais Ezirike en personne. Nous l'imaginions, s'efforçant de sauver ses patients avec l'énergie du désespoir, recourant à tous les médicaments dont il disposait et essayant toutes les combinaisons possibles dans l'espoir d'obtenir un résultat.

Mais rien n'agissait. Rien n'agissait jamais. Il était incapable de sauver ses patients comme il fut incapable, finalement, de sauver sa propre vie.

Nous parvînmes à remonter un peu plus loin en arrière, jusqu'en janvier. Un neveu d'Ezirike, étudiant à l'université d'Enugu, était venu passer quelques jours chez lui. Apparemment, ce garçon de dix-neuf ans souffrait d'une crise d'une maladie congénitale commune en Afrique de l'Ouest, l'anémie à hématies falciformes (drépanocytose, note de Plestin). (Son nom vient du fait que les globules rouges, qui en temps normal ont l'air de petits chapeaux à bord rouge, prennent la forme de faucilles.) Il fut admis à l'hôpital de son oncle. Comme à n'importe quel autre patient, on lui administra quantité d'injections. Mais contrairement à la plupart de ses compagnons d'infortune, il se rétablit rapidement.

Une semaine environ après avoir quitté l'hôpital, il fut pris d'une forte fièvre, avec un mal de gorge prononcé. On l'hospitalisa de nouveau, et on lui fit derechef un certain nombre de piqûres. Tout indiquait que les mêmes seringues, voire les goutte-à-goutte, étaient utilisées pour des patients différents. C'était du matériel coûteux, après tout.

Cette fois, l'état du garçon empira. Sa fiche - au style très sec et technique, avec l'énumération des antibiotiques, des dosages et des montants dus - était un véritable cri d'outre-tombe. Elle disait le désespoir et l'angoisse grandissante. Elle disait la vaine quête de quelque chose - quoi que ce fût - capable d'interrompre l'avance inexorable du virus. Lorsqu'une drogue restait sans effet, Ezirike en essayait une autre, puis encore une autre. Le virus poursuivait son offensive. Le garçon commença à vomir, à saigner. Ce fut l'état de choc. Puis les convulsions. Et la mort, enfin.

Une semaine plus tard, un patient qui s'était trouvé à l'hôpital en même temps que le neveu d'Ezirike, mais qui avait été libéré, totalement guéri, fut réadmis avec de la fièvre. Le scénario se répéta, maintes et maintes fois. Ezirike se croyait sans doute capable de contrôler la situation. C'était peut-être l'effet de l'orgueil, peut-être de la peur, plus probablement de l'ignorance. Simplement, il ne connaissait pas la nature du fauve qui courait en liberté dans son petit hôpital. Mais quelles que fussent ses raisons, il attendit trois semaines avant de demander de l'aide. Il aura fallu la mort de dix-sept patients - il aura fallu qu'il soit mortellement infecté à son tour - avant qu'il comprenne qu'il n'était peut-être pas capable de résoudre la crise tout seul.

Après avoir passé les fiches en revue, nous pouvions conclure que le pauvre neveu avait probablement été contaminé (peut-être par une piqûre ou un goutte-à-goutte) durant son premier séjour à l'hôpital. Mais nous étions incapables d'établir avec certitude l'identité du cas initial. Les archives étaient insuffisantes, et le personnel soignant était trop terrorisé pour reconstituer correctement le déroulement des événements.

Il fallait savoir si l'infection s'était propagée hors de cet hôpital maudit. Nous avons rendu visite à d'autres établissements médicaux du voisinage. Nous avons rencontré les médecins et les infirmières et nous nous sommes plongés dans les dossiers, à la recherche d'autres cas. Nous les avons interrogés sur les patients décédés depuis peu, et nous avons examiné les archives pour déterminer ce qui les avait emportés. Nous avons prélevé du sang au personnel soignant afin de savoir si quelqu'un était contaminé. Le virus s'était éteint de lui-même, satisfait d'avoir attaqué les occupants de l'hôpital - après en avoir tué un certain nombre et après avoir fait fuir sous l'effet de la terreur d'autres victimes potentielles.

Comme la piste refroidissait, nous décidâmes de passer en revue tous les hôpitaux de la région d'Owerri. Une de nos visites nous entraîna dans une clinique privée, petite mais bien tenue. Le médecin qui en était propriétaire avait exercé quelques années dans le Midwest, aux Etats-Unis. Dès que nous lui parlâmes de notre enquête, il se dressa brusquement.

- Je crois que je sais ce que vous cherchez. Suivez-moi. J'ai un patient, là-haut, que vous devez voir.

Nous empruntâmes un escalier étroit. Le médecin nous escorta jusqu'à une chambre privée où gisait un homme d'à peine quarante ans. Il était emmitouflé dans ses couvertures. Sa température était élevée, il était très faible, mais il ne saignait pas. Sa gorge lui faisait horriblement mal. Ses amygdales étaient couvertes d'un exsudat jaunâtre. Autant de symptômes de Lassa. Il se plaignait aussi de terribles douleurs au dos et à l'abdomen. Encore des signes compatibles. Ses affaires, nous dit-il, l'obligeaient à passer beaucoup de temps sur la route. C'était peut-être là qu'il avait été contaminé. On lui fit une prise de sang. Avant de quitter les lieux, nous avons montré au personnel comment le soigner sans risquer de s'infecter. Ce n'est que plus tard, à Atlanta, quand nous pourrions placer en culture l'échantillon sanguin de cet homme, que nous établirions avec certitude qu'il avait bel et bien la fièvre de Lassa. Il finit par guérir sans incident, et aucune des personnes qui s'étaient occupées de lui ne fut contaminée.

Nous trouvâmes un autre cas à l'hôpital principal d'Owerri : une jeune femme, qui avait fait une fausse couche. Elle était très malade, très seule, terrifiée. Elle ne nous parla pas.


Joe et sue tentent de faire comprendre au personnel de l'hôpital principal d'Owerri qu'il ne court aucun risque si quelques précautions élémentaires sont prises, mais rien n'y fait, les infirmières refusent de s'occuper de la patiente, tout en promettant de le faire.

Il nous fallait comprendre ensuite comment les deux chirurgiens, les docteurs Ikeji et Anamba, avaient été contaminés. Nous savions qu'ils venaient d'Aba, au sud de l'Etat, une ville possédant un marché très actif. Nous avons contacté le directeur de la Santé publique de l'endroit. Il affirma qu'il était ravi de nous voir. Nous lui fîmes part de notre intention de visiter l'hôpital. Il argua que nous devions d'abord rencontrer son supérieur. Nous acceptâmes sans enthousiasme.

Après les présentations, une discussion houleuse opposa les deux hommes, à propos de jetons de déjeuner auxquels nous étions censés avoir droit. Nous protestâmes vigoureusement. Nous n'avions pas du tout l'intention de déjeuner. Nous voulions visiter l'hôpital. Nous avons fini par gagner la partie, mais cela nous coûta les bonnes grâces du directeur de la Santé publique. Il semblait que son seul intérêt pour notre mission était lié à la perspective d'un déjeuner gratuit.

Nous sillonnâmes Aba, incapables de trouver le chemin de l'hôpital où les chirurgiens avaient travaillé. Pour ne pas perdre de temps, pendant que Nasidi allait se renseigner, nous décidâmes de jeter un coup d’œil dans les autres hôpitaux et cliniques de la ville. Entretiens de routine avec les médecins et les infirmières, prises de sang, recherche d'indices de la présence de Lassa. Nous ne trouvâmes aucun nouveau cas suspect. Mais il y avait de la ribavirine. Cela voulait dire que les gens étaient sur le qui-vive. Au médecin qui nous la montra, nous demandâmes où il se l'était procurée. D'après l'emballage, le produit était fabriqué en Chine.

- Au marché, dit-il, désinvolte. Où voulez-vous...

Le marché d'Aba était pris d'assaut. Les gens semblaient mettre beaucoup de passion à marchander. Tout ce que l'on pouvait désirer était disponible, si l'on y mettait le prix : pots en plastique, marmites, tapis tressés, tambours, riz, oignons, viande fraîchement abattue grouillant de mouches voraces. Et de la ribavirine. Si le vendeur n'avait pas ce que vous cherchiez, il vous invitait à repasser une demi-heure plus tard. Impossible d'imaginer comment il pouvait se procurer en si peu de temps l'article que vous cherchiez. Quant aux médicaments, comme la ribavirine, il y avait toujours un entrepreneur obligeant, capable de produire en deux temps trois mouvements tout ce dont vous aviez besoin, dans des emballages parfaitement imités. Dans de nombreux pays en développement, la production de faux médicaments est une industrie florissante.

Nous essayâmes à nouveau de trouver le chemin de l'hôpital qui avait peut-être abrité la source de l'infection à Aba. Il se trouvait au fond d'une allée étroite et défoncée, pleine de boue et de détritus. Quand nous y parvînmes enfin, les portes étaient verrouillées. L'hôpital était désert. Tout le monde était parti. Partout où nous allions, c'était la même chose.

Wale et Nasidi se mirent au travail. Le lendemain, ils parvinrent à mettre la main sur le frère d'un des chirurgiens décédés. A l'instar des gens d'Aboh Mbaise, il était convaincu que tout ce qui se passait résultait d'un complot ourdi par des concurrents qui ne reculaient devant rien - y compris le juju et le poison - pour faire fermer l'hôpital et tuer son frère. C'est pourquoi la famille avait refusé de laisser entrer quiconque, y compris les fonctionnaires du ministère de la Santé. Ils étaient persuadés que dès qu'ils ouvriraient l'hôpital, les conspirateurs sauraient tirer avantage de la situation. Wale et Nasidi firent de leur mieux pour convaincre cet homme et sa famille que nous n'avions aucun intérêt à leur faire du tort. Finalement, le frère se laissa fléchir et déverrouilla la porte.

Contrairement à celui d'Aboh Mbaise, cet hôpital n'était en activité que depuis deux ans. La plus grande partie de sa clientèle, très pauvre, venait du quartier du marché tout proche. Comme ses prix étaient très bas, il était toujours plein. Le bâtiment était conçu comme une prison : des balcons se faisant face au-dessus d'un puits central couvert, autour duquel s'alignaient des chambres aux murs de parpaing. Il y avait deux minuscules salles d'opération. L'une d'elles contenait un lit gynécologique convertible en table d'opération. Un grand lavabo de porcelaine était fixé dans un coin. La seule source de lumière était un simple tube au néon couvert de chiures de mouches, accroché à ses fils au plafond. Nous vîmes sur le sol deux réchauds à gaz où étaient posées des marmites. On s'en servait probablement pour stériliser les instruments. Quelques gants chirurgicaux déchirés pendaient à un égouttoir. Tout cela avait l'air désolé.

Depuis qu'il avait décidé de nous faire entrer dans l'hôpital, le frère du chirurgien se montrait très coopératif. Il invita même à se joindre à nous deux médecins qui y avaient travaillé. Dès qu'ils commencèrent à parler, ils furent intarissables. Les histoires venaient sans se faire prier. Oui, disaient-ils, il y avait eu des morts...

La première victime avait été l'infirmière en chef. Elle était morte quelques semaines plus tôt, début janvier. C'était une femme active, en bonne santé, sans antécédents médicaux. Et puis brusquement, elle contracta de la fièvre et des maux de gorge, et les traitements habituels restèrent sans effet. Elle mourut très vite. Cela ressemblait bien à Lassa.

Il y eut d'autres cas, y compris une infirmière et un des patients.

Mais que s'était-il passé dans le cas des deux chirurgiens dont la mort nous préoccupait ? C'était pour eux, au premier chef, que nous étions venus à Aba. Au moins avions-nous l'avantage, dans ce cas, de disposer d'une documentation importante. Nous commençâmes à éplucher les dossiers relatifs aux interventions chirurgicales récentes, ainsi que les fiches de tous les patients admis à l'hôpital durant les quelques derniers mois. Nous étions à la recherche du moindre indice qui aurait fait le lien entre les deux chirurgiens, quelque chose qui serait arrivé dix ou vingt jours avant leur décès. Comme ils étaient morts le même jour - et transférés à Enugu ensemble, d'ailleurs -, il nous fallait supposer qu'ils avaient été contaminés au même moment. C'est la femme, le docteur Anamba, qui opérait le plus souvent. C'était logique. Les opérations constituaient la source la plus probable de l'infection.

Restait le troisième chirurgien, celui qui dirigeait l'hôpital. Avait-il été contaminé en opérant, lui aussi ?

- Non, nous dit un des médecins. Il n'aimait pas opérer. Il n'allait jamais en salle d'opération. Il se cantonnait aux salles communes, examinait les patients.

Et le reste du personnel ? Est-ce que quelqu'un d'autre était tombé malade, à l'époque de la mort des deux chirurgiens ?

- Oui. Une de nos infirmières était très malade. Mais elle a rejoint son village. Personne ne sait où il se trouve.

Cela éveilla notre curiosité.

- En quoi consistait son travail ?
- Elle était infirmière en chirurgie. Elle s'appelait Peace Uba.


C'était une piste. Peut-être y avait-il un lien entre l'infirmière et le chirurgien. Comme les rapports chirurgicaux ne nous fournissaient aucune information intéressante, nous demandâmes à consulter le registre de la salle d'opération. Nous cherchions maintenant une intervention chirurgicale impliquant à la fois Peace Uba et le docteur Anamba.

Nous l'avons trouvée. Le registre indiquait qu'au milieu du mois de février - soit une vingtaine de jours avant la mort des chirurgiens -, on avait opéré en urgence. Nous cherchâmes des notes. Sans résultat. Mais dès que nous avons commencé à interroger le personnel soignant, les souvenirs affluèrent. Oui, ils se rappelaient parfaitement ce patient. C'était un jeune homme, qui se trouvait depuis un certain temps dans leur hôpital. Il venait d'un autre établissement, et avait été admis avec ce qu'on diagnostiqua comme une "appendicectomie ratée". Son était s'était amélioré, sans autre traitement que les injections d'antibiotiques et autres remèdes classiques. Mais un peu plus d'une semaine plus tard, sa fièvre remontait. Comme la situation continuait d'empirer, ses médecins supposèrent qu'il s'agissait d'un problème abdominal récurrent, et le transportèrent d'urgence en salle d'opération.

Plus nous cherchions, plus nous obtenions de détails. Apparemment, tout le monde se souvenait de ce cas, à cause de la manière dont le patient avait saigné sur la table d'opération. On avait tout essayé. L'hémorragie était tout simplement impossible à endiguer. Il y avait du sang partout. Le docteur Anamba avait tellement de mal à maîtriser la situation qu'elle fit venir le patron de l'hôpital, le docteur Ikeji.

Le registre, de nouveau. C'était la seule fois ce mois-là qu'Ikeji était entré dans la salle d'opération. Nous savions maintenant comment il avait été contaminé. Malgré son intervention, le jeune patient est mort dans la nuit, après avoir été ramené en salle commune. L'infirmière qui assistait l'opération n'était autre que Peace Uba.

Après avoir étudié soigneusement le cas du jeune homme, nous sommes arrivés à une double conclusion. Un il avait la fièvre de Lassa. Deux, il avait très probablement été infecté dans l'hôpital - sans doute par une aiguille réutilisée. Il fallait en savoir plus. Nous décidâmes de rassembler les membres du personnel soignant, pour les interroger et leur faire une prise de sang.

Le lendemain matin, en arrivant à l'hôpital, nous découvrîmes que le hall central, d'habitude l'endroit le plus lugubre, était complètement transformé. A notre grand étonnement, nous fûmes accueillis par plus de deux cents jeunes filles. Toutes riaient nerveusement. La plupart avaient entre dix-huit et vingt-deux ans. On nous les présenta comme des infirmières, mais elles se disaient étudiantes. Joe et moi les interrogeâmes en prenant des notes. Nasidi leur fit des prises de sang, Wale classa et rangea les échantillons.

Elles nous donnèrent toutes plus ou moins les mêmes réponses. Elles manquaient de formation et d'expérience professionnelle, mais elles assuraient toutes les tâches dévolues d'ordinaire à des infirmières. Elles nous déclarèrent toutes avoir dix-huit ans. Elles faisaient des piqûres, distribuaient les médicaments, soignaient les patients et nettoyaient derrière eux. Mais aucune d'elles ne se souvenait du jeune patient qui nous intéressait. J'étais fatiguée, déshydratée par la chaleur, et un peu découragée.

Puis je vis une autre fille. Je posai les questions habituelles.

- Avez-vous été malade, ces quatre dernières semaines ?
- Oui, me répondit-elle timidement. J'ai eu une attaque.

Elle avait dix-huit ans, elle aussi.

- Comment ?

J'étais sidérée. Une crise cardiaque, cette fille ? Elle avait l'air en parfaite santé.

- Vous pouvez me décrire cela ?
- J'avais mal ici.


Elle posa son poing sur sa poitrine.

Cela éveilla mes soupçons. L'apparition de douleurs dans la poitrine est un symptôme de la fièvre de Lassa. Elles peuvent être provoquées par une péricardite (l'inflammation du sac qui enveloppe le cœur). Il fallait qu'elle m'en dise plus. Avait-elle été admise à l'hôpital ?

- Oh oui ! J'étais dans le même lit que Peace Uba.

Je retins mon souffle. Comment cela, le même lit ? Je ne comprenais pas si elle voulait dire "la même chambre", ou si les lieux étaient bondés au point qu'elles avaient dû partager un lit. Mais avant que je puisse y réfléchir plus avant, une autre pensée me vint.

- Avez-vous quelque chose à voir avec l'opération du jeune homme qui saignait tant ?
- Oh oui ! C'est moi qui nettoyais les linges.


Après l'avoir écoutée, je fis signe à Nasidi. Il lui fit une prise de sang, pour chercher la présence d'anticorps contre le virus de Lassa.


Les chercheurs se demandent comment retrouver Peace Uba. Nasidi part à sa recherche dès le lendemain et parvient à la localiser.

Il ne nous dit pas comment il avait fait, mais ses sources étaient fiables. Les parents de Peace, nous expliqua-t-il, étaient des gens simples, des paysans pauvres qui survivaient grâce à ce qu'ils pouvaient cultiver dans la savane. Peace incarnait tous leurs espoirs. Cette fille cultivée était promise à un brillant avenir comme infirmière - avant que Lassa ne frappe. Nasidi laissa échapper qu'elle était probablement très belle.

C'était très loin au plus profond de la brousse du Nigeria du Sud. Que Nasidi fût capable de nous guider jusque-là était pour moi un véritable mystère. Nous arrivâmes enfin à une petite ferme. Nasidi frappa à la porte de la maison. Pendant quelques instants, rien ne se passa. Il appliqua son oreille au panneau. Je le voyais à son expression : il savait que quelqu'un se trouvait dans la maison. La porte s'ouvrit enfin, et plusieurs personnes se montrèrent. Elles tinrent conférence avec leur visiteur. Apparemment, on parvint à un accord. Nasidi vint nous chercher.

- Elle est ici. Les siens m'ont assuré qu'ils étaient prêts à coopérer.

Peace Uba ne vint pas tout de suite. Au lieu de quoi nous eûmes droit à une mise en train avec plusieurs membres de sa famille. Nous leur avons posé les questions de routine, puis nous avons fait nos prises de sang. Je les soupçonnais de n'avoir pas vécu d'événement aussi excitant depuis des années.

L'objet de nos recherches apparut enfin. Peace était toute petite, nerveuse, et très jolie. Elle avait fait un effort pour se rendre présentable, ce qui expliquait sans doute son retard. Elle fit quelques pas dans notre direction. Puis elle prit timidement une chaise à côté de Nasidi.

Celui-ci affichait un sourire fendu jusqu'aux oreilles. Il ne pouvait s'en empêcher. Nasidi adorait les jolies filles.

Mais quelque chose n'allait pas. Il se tournait vers elle et lui adressait la parole, mais elle ne réagissait pas. Elle gardait les yeux fixés sur nous, sans lui jeter un regard. Nasidi prit un air déconfit. Comment ? Son charme n'opérait plus ?

Il lui parla encore, lui toucha légèrement le bras. Elle sursauta nerveusement. Son sourire, que nous trouvions ravissant quelques secondes plus tôt, était vide d'expression. Nasidi déclara qu'elle était totalement sourde. Il semblait bien que c'était le cas.

La surdité est une possible séquelle, parfois totale et définitive, de la fièvre de Lassa. Nous demandâmes à Peace de marcher. Elle se leva lentement de son siège et fit quelques pas en avant. Elle tituba. C'était une démarche ataxique classique : les jambes ne répondent plus aux ordres du cerveau, ce qui entraîne une perte du sens de l'équilibre. Encore une séquelle de Lassa. Mais il n'était pas impossible que ce problème disparaisse avec le temps. Après lui avoir fait une prise de sang, nous avons complété nos notes, et nous avons passé le temps qui nous restait à essayer de rassurer les parents de la jeune fille.

Nous avions reconstitué le cheminement du virus jusqu'à Aba, et la manière dont il avait contaminé trois chirurgiens et deux infirmières employés par le même hôpital. Mais nous n'étions pas parvenus à pénétrer le mystère de cette maladie. Quel était son degré d'implantation dans cette partie du monde ? D'après l'échantillon de population testé par nos soins, elle semblait plutôt rare. Comment se transmettait-elle ? Quelle était sa source ? Une autre question s'imposait. Quand surgirait-elle à nouveau, et sur qui s'abattrait-elle, la prochaine fois ?
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 19 Avr 2019, 04:11

Après avoir suivi à la trace les personnels médicaux contaminés par Lassa pour en retrouver l'histoire, les "chasseurs de virus" se mettent en quête, sans succès, des membres de la famille de l'ingénieur Azikiwe (mort à Chicago) qui se sont réfugiés à Port Harcourt, dans le sud-est du pays.

Wale avait entendu dire que plusieurs parents d'Azikiwe y étaient partis après les obsèques. Impossible de retrouver leur trace. Peut-être se cachaient-ils. En tout cas, ils ne voulaient pas qu'on les retrouve.


Ils retournent donc en direction du nord-ouest pour rejoindre Ekpoma, la petite ville proche du village d'Azikiwe. En chemin, ils traversent, sans s'y arrêter, la ville d'Onitsha.

Sur notre chemin, nous rencontrâmes une ville moyenne, un important carrefour routier appelé Onitsha. Le nom me rappelait quelque chose.

Je m'en souvenais. En 1974, à Onitsha, on avait recensé trois cas de fièvre de Lassa. Un garçon nigérian de dix-neuf ans et deux médecins missionnaires allemands. Le premier Allemand avait été contaminé après avoir soigné le garçon. Il saignait abondamment, subit de multiples crises d'épilepsie, puis sombra dans le coma et mourut. Le second, contaminé à son tour, fut emmené à l'hôpital d'Enugu - celui-là même où l'on avait soigné les chirurgiens de Aboh Mbaise et d'Aba. Mais il eut plus de chance qu'eux. Il finit par guérir complètement.

Curieusement, les enquêteurs ne parvinrent pas à découvrir quelqu'un d'autre, dans la région, qui aurait survécu à Lassa. S'agissait-il d'une souche rare et particulièrement virulente, qui tuait presque tous les malades - qui voulait être sûre de ne laisser aucun survivant ? La maladie gardait de nombreux mystères, et celui-ci n'était pas le moindre.

Nous traversâmes Onitsha. Nous n'avions pas le temps de nous y arrêter. Nous avions rendez-vous à Benin City avec un haut responsable de la Santé publique. On nous introduisit dans un grand bureau, où l'on nous présenta au fonctionnaire. Il fit en sorte que nous comprenions bien qu'il n'était pas un bureaucrate ordinaire. Non, c'était plutôt un prince. Puis nous observâmes une routine par trop familière. D'abord, il nous écouta poliment lui expliquer que nous avions un sérieux problème sur les bras. Il nous assura que son gouvernement était disposé à coopérer avec nous. Puis ce fut tout.

Finalement, nous sommes partis seuls à Ekpoma. Plus tard, nous saurons que le Premier ministre de l'Etat avait déclaré à la télévision que l'épidémie de fièvre de Lassa était due au juju.

Ce genre de choses n'était pas fait pour nous surprendre. La sorcellerie était partout, à Ekpoma. Où que nous allions, nous sentions la peur de la sorcellerie. La maison d'Ishan où avaient vécu les parents d'Azikiwe était fermée. Il nous fut impossible d'y entrer. Mais Wale était déjà venu en ces lieux. Il avait recueilli de bons témoignages et des échantillons sanguins des survivants. Nous savions donc déjà que tous étaient positifs. Il nous fallait savoir, maintenant, combien d'autres cas il y avait eu dans le voisinage immédiat. Nous avions besoin de matériel pour capturer et saigner des rongeurs. Attraper un rat ne présente pas beaucoup de difficultés. C'est à la portée de tout le monde, ou presque. Le problème, c'était que nous devions les capturer vivants pour pouvoir leur faire des prélèvements de sang et de foie. Et il fallait être sûr que toutes les personnes qui allaient les manipuler savaient comment se garder de l'infection. Cela signifiait que nous devions le faire nous-mêmes.

Nous avons entrepris une étude de la communauté locale. Il fallait découvrir si le virus de Lassa était répandu. Ishan était conçue de telle sorte que la plupart des habitants demeuraient dans la rue principale. Chaque maison était flanquée d'une parcelle de deux ou trois mille mètres carrés où les familles cultivaient de quoi satisfaire à leurs besoins. Nous poursuivions notre porte-à-porte, et nous nous heurtions aux mêmes réactions de méfiance. Personne n'avait envie de parler. Un simple sourire, une expression de bienvenue, étaient rares. Nous réalisâmes que nous n'arriverions à rien sans l'approbation des chefs. Encore fallait-il savoir qui était vraiment le chef. Dans le passé, son identité était bien établie, et sa parole faisait force de loi. Mais à Ekpoma, la situation était beaucoup plus incertaine. Les mouvements de population, la modernisation et l'accroissement des communications avec le monde extérieur avaient modifié le comportement des communautés, en érodant le pouvoir et le prestige des hiérarchies tribales traditionnelles. Il semblait qu'il y avait désormais plusieurs chefs, et il était difficile de savoir à quelle juridiction appartenait, à un moment donné, une famille donnée. Un chef pouvait nous assurer qu'il exerçait l'autorité, mais c'était généralement invérifiable.


L'équipe de chercheurs n'est pas aidée par l'attitude des autorités qui, au mieux, n'ont rien fait, au pire ont déclaré à la télé que la sorcellerie était la cause de Lassa.

Cela ne nous laissait pas beaucoup le choix. Sans aucune approbation officielle, nous ne pouvions que continuer à aller d'une maison à l'autre, en posant nos questions et en essayant de faire nos prises de sang. Les gens sont généralement très obligeants, même quand vous faites irruption sans prévenir sur le pas de leur porte. Ils peuvent même répondre à des questions étonnamment personnelles. Mais cette fois, c'était différent. Nous lisions la peur dans les regards. On ne nous répondait qu'à contrecœur... quand d'aventure on nous répondait. Et il était hors de question de faire nos prises de sang. Dès qu'une personne refusait, toutes celles qui se trouvaient alentour - et il y en avait toujours - suivaient son exemple. Nous nous en sortions très mal.

Tout cela était sinistre. On suivait tous nos mouvements. On nous épiait derrière les portes closes, à travers de fins rideaux. Nous nous sentions comme des intrus, comme si nous étions nous-mêmes les vecteurs de la contagion. Puisque Azikiwe et sa famille avaient très probablement contracté le virus de Lassa aux obsèques du père, nous étions impatients de découvrir autant que possible combien de cérémonies funèbres avaient eu lieu. Nous avions toutes les raisons de penser que ces pratiques ne pouvaient que favoriser la propagation du virus. Mais nous ne trouvâmes rien. Les cérémonies se déroulaient dans le plus grand secret, et personne n'osait nous en parler.

Wale parvint néanmoins à exhumer des informations terrifiantes. Lorsque quelqu'un mourait, on confiait son corps à la morgue locale. Il était maintenu en réfrigération, le temps pour la famille de se réunir pour les funérailles. Lorsque le clan était rassemblé, on récupérait le cadavre. Nous avions la preuve que les rites funèbres impliquaient un contact avec le sang du défunt - comment expliquer, sans cela, qu'Azikiwe ait été exposé au virus ? - mais nous n'avions aucune idée de la manière dont cela se passait. Wale nous raconta qu'une rumeur circulait, selon laquelle on arrachait le cœur du mort. Est-ce que c'était vrai ? Dans ce cas, que faisait-on du cœur ? Et qu'arrivait-il aux gens qui l'avaient manipulé ?

En dépit d'une absence presque totale de coopération, nous comprîmes qu'il y avait eu beaucoup de décès. Invariablement, les symptômes étaient les mêmes : maux de gorge, fièvre élevée, hémorragies. Aucun virus, à part Lassa (et Ebola), ne réunissait de tels symptômes.

Nous décidâmes de nous séparer en deux équipes. Wale et Nasidi partirent de leur côté, tandis que j'étais associée à un microbiologiste de l'université de Bénin. Pendant ce temps, Joe était toujours à la recherche du cas initial, qui continuait à se cacher. Je m'attendais à ne pas revoir Wale et Nasidi avant un moment. Ils réapparurent si vite que je compris qu'il était arrivé quelque chose. Ils semblaient effrayés.

- Que se passe-t-il ?

Ils jetaient des coups d’œil inquiets derrière eux, comme s'ils n'étaient pas certains d'être sortis d'affaire.

- Des machettes, parvint à articuler Nasidi.
- Quoi ?
- Ils nous ont chassés avec des machettes, expliqua Wale. Ils n'ont même pas attendu de savoir ce que nous voulions.

Cela n'avait d'ailleurs aucune importance. A ce moment-là, tout le monde à Ekpoma savait ce que nous voulions.

Nous avions retrouvé la famille d'Azikiwe. Mais ils n'étaient pas plus communicatifs que les autres habitants de la région - à une exception près : sa sœur Valérie. A l'en croire, le cas initial était une de ses cousines, âgée de vingt ans environ. Elle était tombée malade fin décembre, et s'était trouvée en contact étroit avec sa tante (la mère d'Azikiwe) et d'autres membres de la famille. En janvier et février, deux autres cousins - un garçonnet de six ans et une femme de quarante-trois ans - étaient tombés malades à leur tour. Ils étaient morts. Valérie était incapable de nous dire si ces deux personnes avaient été en contact avec le reste de la famille. Il ne semblait pas qu'Azikiwe ait été informé de leur mort quand il était venu assister aux obsèques de sa mère.

Il fallait essayer de retrouver ce possible cas initial. Ce ne serait pas facile. On nous déclara que la jeune fille était guérie, mais qu'elle était considérée comme une paria - comme une sorcière - pour avoir créé tant de problèmes à sa famille. Certains de ses parents l'avaient même battue, et elle s'était enfuie.

Où était-elle, maintenant ? Valérie avait entendu dire qu'elle avait trouvé refuge chez des parents plus bienveillants. Mais personne ne semblait savoir où se trouvait cette cachette.

Aussi tenaces que des détectives privés de cinéma, nous finîmes par la découvrir. Elle se terrait dans un village peu éloigné, chez un de ses oncles. Nous y sommes allés, nous avons localisé la maison... Mais nous n'étions pas chez le "bon" oncle. Celui que nous cherchions demeurait dans un autre village, à quelque distance de là. Nous poursuivîmes notre périple.

Au village suivant, nous avons repris notre quête. Il n'y avait pas d'adresse, et peu de rues portaient un nom. Nous devions nous fier aux indications que les gens nous donnaient. Cette fois, nous trouvâmes le bon oncle, mais pas la fille. Il nous déclara qu'elle était absente. Elle ne souhaitait pas s'exposer - c'était compréhensible - pour ne pas mettre sa vie en danger. C'est en tout cas ce que prétendait l'oncle. Je soupçonnais ce vieil homme ratatiné, qui parlait un peu l'anglais, de ne pas nous dire la vérité. Nous avons donc insisté. Patiemment, Wale lui expliqua nos intentions. Il l'assura que nous voulions simplement lui parler de sa maladie et, si possible, effectuer une prise de sang.

Il parvint finalement à le convaincre. L'oncle eut un sourire prudent, et nous fit entrer dans sa petite maison. Il nous fit asseoir. Quelques instants plus tard, sa femme fit son apparition. Elle fut beaucoup plus difficile à convaincre. Elle nous déclara qu'il était hors de question de nous autoriser à voir leur nièce. Elle semblait inflexible.

Wale n'avait pas l'intention de renoncer. Pas si près du but. Une fois de plus, il défendit notre cause, et expliqua pourquoi il était si important de lui parler. Je vis soudain à son expression qu'il avait gagné l'oncle à ses vues. Au bout de quelques minutes, l'oncle et la tante se retirèrent dans un coin pour délibérer. On proposa un compromis. Nous pouvions parler à la fille, mais pas question de prise de sang. Wale, en bon diplomate, accepta ses conditions. Un tiens valait mieux...

Nous attendîmes encore quelques minutes. Puis la jeune fille fit son entrée. Elle était maigre et pâle. Il était évident qu'elle était terrifiée. Elle jetait des coups d’œil furtifs autour de la pièce tout en évitant de croiser notre regard. Il nous fallut quelque temps pour la calmer. Nous l'interrogeâmes sur sa maladie. Ses symptômes suggéraient qu'elle avait été atteinte d'un cas bénin de fièvre de Lassa. Cela expliquait sans aucun doute sa guérison. Elle admit avoir été en contact avec plusieurs membres de la famille, mais sans se souvenir de tout le monde. Après quelques hésitations, elle nous parla des épreuves qu'elle avait subies après sa maladie. Ce n'est pas sans mal qu'elle nous raconta comment certains de ses parents s'étaient acharnés sur elle et l'avaient battue jusqu'à ce qu'elle décide de se sauver.

Couverte d'écchymoses, perdant du sang, elle avait emprunté des chemins de brousse, jusqu'à la sécurité de la maison de son oncle. Non content du châtiment déjà infligé à cette pauvre fille, quelqu'un de la famille avait rendu visite au juju man et lui avait fait jeter un sort. Elle était encore plus terrifiée. Elle était quasiment prisonnière. Elle ne pouvait quitter cette maison, et désespérait de jamais pouvoir s'échapper.

Nous lui parlâmes pendant quelques minutes, pour la convaincre que nous n'étions au service ni de sa famille ni d'un quelconque juju man. Wale décida de placer la barre un peu plus haut. Il lui demanda l'autorisation de lui prélever un peu de sang pour savoir si elle produisait des anticorps contre le virus de Lassa. Elle accepta à contrecœur. Au moment où Wale allait lui introduire l'aiguille dans la veine, elle laissa s'échapper un cri et sortit de la pièce en courant. Tout était à refaire. Il nous fallut une heure de plus pour la faire revenir et la calmer. Wale fit enfin sa prise de sang. L'analyse révélerait qu'il contenait une haute concentration d'anticorps. On trouverait notamment des IgM (immunoglobulines M), dont la présence signifie que l'infection est assez récente. Ce que l'analyse ne dirait pas, c'est l'endroit où elle avait été contaminée. Les rongeurs étaient omniprésents et, comme les gens avaient l'habitude de les capturer et de s'en nourrir, le virus avait des milliers d'occasions de se propager.


Mais l'étude entreprise sur Lassa au Nigeria doit bientôt s'interrompre, faute de subsides des autorités américaines.

Soudain, notre travail marqua un arrêt. Les villageois armés de machettes n'en étaient pas seuls responsables. On nous avait dit que l'USAID (U.S. Agency for International Development : Agence américaine pour le développement international) nous fournirait les ressources dont avaient besoin nos programmes de surveillance et de contrôle. Mais, pour une raison ou pour une autre, rien n'arrivait. Le représentant de l'USAID qui nous avait promis son soutien nous dira plus tard, en confidence, qu'aucun subside ne serait alloué aux recherches sur la fièvre de Lassa. Il semblait que cette dernière était loin d'être prioritaire dans la distribution d'aide aux pays en développement. Cela n'était pas à la gloire du Département d'Etat.

Pendant les deux années qui suivirent, nous avons cherché des fonds, rédigeant projet sur projet, afin d'entreprendre les études essentielles à nos yeux pour déterminer l'importance de Lassa dans le Nigeria du Sud. Nous voulions mener des études sur les rongeurs. Nous voulions savoir en particulier comment la fièvre de Lassa - en principe une maladie exclusivement rurale - avait pu atteindre le centre d'une ville d'un million d'habitants comme Aba. Nous voulions découvrir le rôle que jouaient les rites (funéraires, notamment) dans sa propagation. Si la transmission était due surtout à des pratiques "à haut risque" (comme l'exposition au sang contaminé lors des funérailles, ou l'utilisation multiple des aiguilles dans les hôpitaux), la situation était fort différente de ce qu'elle est quand une maladie se répand par un processus infectieux naturel. Ce n'était qu'en comprenant la manière dont Lassa se transmet qu'on pouvait espérer la contenir et protéger la population. C'est exactement le genre de choses pour lesquelles les épidémiologistes sont qualifiés. Mais si nous obtenons souvent de bons résultats dans notre lutte contre les virus, nous avons moins de chance lorsqu'il s'agit de combattre la superstition ou les bureaucrates irresponsables - qui s'intéressent plus à la meilleure manière de dépenser "leur" argent, qu'à contribuer à sauver des vies humaines.

Quant à Wale, il est resté un excellent ami. Il travaille pour l'OMS, au Zimbabwe. Chaque année, il nous envoie le même message. "Encore une épidémie de Lassa. Lassa vit toujours, et se porte bien, au Nigeria, mais personne ne le remarque."

On a l'air de considérer que ces épidémies relèvent de l'ordinaire, au même titre que les tempêtes. Après tout, le Nigeria connaît aussi chaque année des épidémies de fièvre jaune qui emportent des centaines, voire des milliers de victimes. Et il existe un vaccin préventif de la fièvre jaune depuis les années quarante.



Nous en avons fini avec la fièvre de Lassa. Le récit va nous emmener à la poursuite d'autres virus. Chers camarades, il vous faudra être un peu patients : je pars quelques jours en congé. Le prochain extrait de "Chasseurs de virus" est prévu pour mercredi 25 avril au matin.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 19 Avr 2019, 04:25

Pardon, jeudi 25 avril au matin.
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