Petit à petit, grâce à du matériel venu d'Atlanta ou d'ailleurs, il devient possible d'envisager de traiter un plus grand nombre de malades de Lassa avec du sérum immun prélevé sur des malades ayant guéri. C'est néanmoins, comme le décrit Joe, un "cauchemar logistique" car il n'est pas simple de retrouver les gens chez qui l'on veut prélever du sérum quand on est dans des villages de mineurs où les gens bougent tout le temps. Et l'opération prend de toute façon beaucoup trop de temps. Mais, à ce stade, personne ne sait encore si le sérum a la moindre efficacité. Et puis :
Lassa n'était pas le seul virus qui nous inquiétait. Nous cherchions aussi la présence de l'hépatite B dans leur sang, cette hépatite mortelle transmise par le sérum.
C'était la fin des années soixante-dix. Nous ne connaissions ni le VIH ni le sida, et nous n'imaginions pas que d'autres virus, à part l'hépatite B, puissent se propager par le sang. Nous ne savions rien de l'hépatite C. Dans le cas contraire, nous aurions été moins enthousiastes à utiliser le plasma de nos malades comme nous le faisions.
En fait, le VIH semble n'avoir commencé à pénétrer en Sierra Leone qu'une dizaine d'années plus tard.
Mais les besoins concernant Lassa sont criants.
Nous n'avions pas l'intention de faire bénéficier quelques patients de soins coûteux, et de laisser les autres sans une chance d'en profiter. Idéalement, notre traitement devait être simple, commode et bon marché. Nous étions incapables d'imaginer comment employer le plasma à grande échelle, quelle que soit la forme sous laquelle il se présenterait. Mais c'était tout ce que nous avions. Déterminés à découvrir quelque chose d'utile, nous nous obstinâmes.
Ce que nous cherchions, c'était un médicament simple. La pénicilline de la fièvre de Lassa, en quelque sorte. Mais rarissimes sont les médicaments que l'on peut utiliser sans danger contre les virus. La plupart des composés antiviraux, en effet, sont hautement toxiques. Et ils présentent souvent le grave inconvénient de tuer les cellules hôtes en même temps que le virus lui-même. En outre, notre traitement devait être très stable, et le rester assez longtemps pour qu'on puisse le transporter jusqu'à des zones éloignées, dans des conditions difficiles, le jour où l'on en aurait besoin. Nous ne cherchions rien de moins qu'un médicament miracle.
C'est alors que nous reçûmes une lettre de Karl Johnson. Il avait pris l'habitude de m'envoyer des billets et télégrammes laconiques qui bouleversaient mon existence en une ou deux phrases. D'abord Ebola. Puis ceci.
Il nous signalait l'existence d'un médicament relativement nouveau mis au point à l'université de l'Utah. La ribavirine. Ce produit s'était montré efficace contre certains virus à ARN. Lassa appartient à cette catégorie. (...) Ce qui rendait la ribavirine si intéressante, si prometteuse, c'est qu'elle semblait contrecarrer le virus dans sa production de protéines à partir de son propre ARN génétique.
Karl était déjà en train de tester ce produit contre le virus de Lassa dans des tissus en culture. Il ajoutait que Peter Jahrling menait des expériences similaires à l'USAMRIID (recherche médicale de l'armée américaine) : il contaminait des singes avec le virus et les soignait à la ribavirine. En termes de sécurité, le produit semblait donner des résultats encourageants, y compris pour son application à l'homme : on l'avait déjà utilisé avec succès pour soigner des pneumonies virales aiguës chez des enfants. Et surtout, il était facile à fabriquer, virtuellement bon marché, et stable à température ambiante. Peut-être pas à la température ambiante de la Sierra Leone, mais nous pourrions le mettre au frigo.
Joe et l'équipe du Projet Lassa décident donc de mettre en place rien moins qu'une étude clinique pour comparer l'utilisation de plasma immun et celle de la ribavirine. Le processus d'obtention des autorisations auprès des administrations américaines chargées du contrôle des essais cliniques, est particulièrement laborieux.
Le protocole devait être approuvé par la Commission nationale d'éthique de la Sierra Leone, par la Commission pour les applications à l'être humain (HSRC) du CDC, et la FDA (Food and Drug Administration).
Les clauses concernant le consentement éclairé des patients (comme on dirait aujourd'hui) sont notamment compliquées à remplir dans le contexte de la Sierra Leone rurale.
C'est là que les choses se compliquaient. Un "accord en connaissance de cause" ne peut être donné que par un participant qui comprend parfaitement de quoi il retourne. Or, la plupart de nos patients étaient illettrés, et ne parlaient qu'un dialecte local. Et la moitié d'entre eux nous soupçonnait de nous livrer à la sorcellerie, bien qu'ils fussent trop polis pour le dire. Comment expliquer une procédure médicale compliquée, dans un tel contexte ? La traduire en mende ? Mais les dialectes tribaux, y compris le mende, ne possèdent pas de mots pour décrire des concepts comme "expérience clinique" ou "réactions défavorables".
Puisqu'il était impossible d'en faire une traduction exacte, nous avons dû simplifier les concepts en utilisant des mots capables d'en véhiculer le sens. Il fallait faire comprendre à nos futurs patients que la ribavirine était un nouveau médicament, encore jamais utilisé contre la fièvre de Lassa. Au moins pouvions-nous leur assurer qu'il était sans danger pour l'homme. Nous devions aussi leur dire qu'il n'existait aucun traitement contre Lassa, et que c'était là le seul moyen dont nous disposions pour en trouver un. Nous ne pouvions leur donner aucune garantie. Pour leur expliquer tout cela, nous devions nous reposer sur le talent des interprètes. Comme la plupart des patients étaient incapables de signer de leur nom, nous leur demandions de poser l'empreinte de leur pouce et un X au bas du formulaire pour "accord en connaissance de cause". Cela signifiait qu'on le leur avait lu, qu'ils avaient une vague idée de ce que nous attendions d'eux, et qu'ils nous autorisaient à faire un essai.
La Commission nationale d'éthique de la Sierra Leone n'existe pas ; le ministère de la Santé du pays doit donc en créer une. Quant au HSRC, l'affaire n'est pas simple.
Le fait que ce pays comptât si peu de scientifiques qualifiés nous valut, à nous et au HSRC, des difficultés supplémentaires. Nous devions être certains que nos procédures étaient non seulement correctes, mais qu'elles ne faisaient rien pour exploiter l'ignorance de personnes illettrées. Il ne pouvait y avoir le moindre soupçon que nous tentions de profiter d'eux. Ce problème est l'un des plus délicats de la recherche médicale, surtout dans les pays en développement : comment informer une population sans instruction sur les objectifs d'une étude et sur les risques qu'elle implique ?
La Commission d'éthique admit notre procédure pour obtenir l'"accord en connaissance de cause" comme la seule possible, en ces circonstances. Mais le HSRC eut du mal à accepter l'idée que nous allions utiliser des patients illettrés dans une expérience clinique. Aucun de ses membres n'avait jamais travaillé dans un endroit aussi éloigné que la Sierra Leone (dont ils ignoraient sans doute l'emplacement exact). Leur méconnaissance était un handicap, et ils se référaient à des précédents établis sur la base de leur expérience dans de modernes hôpitaux américains. (...)
Après avoir enfin obtenu l'agrément du HSRC, il fallait s'attaquer à la FDA. Comme la ribavirine n'avait encore jamais été utilisée contre la fièvre de Lassa, nous avions besoin d'une autorisation spéciale de l'agence. Nous nous attendions à l'obtenir sans trop de difficultés, car la ribavirine absorbée par voie orale avait déjà été testée sur une grande échelle (dans des expériences prévues pour étudier son effet sur d'autres maladies) et s'était révélée sans danger pour l'homme. La FDA est seule compétente pour donner le feu vert à l'utilisation de médicaments aux Etats-Unis, mais elle remplit de facto la même fonction dans de nombreux pays - tous ceux qui, faute de services et de moyens d'expertise ad hoc, s'alignent sur ses recommandations et ses décisions.
En novembre 1978, nous avions enfin les permissions nécessaires. Les résultats de laboratoire (les cultures de tissus de Karl, les singes de Peter et les tests de la FDA) montraient que la ribavirine était potentiellement efficace contre le virus de Lassa et qu'elle entraînait peu, voire pas du tout d'effets secondaires nocifs. Nous possédions également du plasma prêt à l'emploi. Nous étions au travail depuis dix-huit mois et nous avions appris un certain nombre de choses fondamentales sur la fièvre de Lassa. Nous savions qu'elle était responsable de 10 à 15% des admissions en hôpital de la région. Nous savions surtout que son taux de mortalité en hôpital s'envolait à hauteur de 16%. Nous avions appris à mieux prévoir qui pouvait survivre à la maladie et qui succomberait. Les patients admis avec un taux d'enzymes hépatiques élevé couraient les plus grands risques. (...) Tout patient dont les enzymes hépatiques dépassaient le niveau critique serait soumis à l'un des deux traitements. A ce point, nous ne savions pas du tout lequel serait le plus efficace - ni même si l'un des deux serait efficace. (...)
Les patients sont divisés en deux groupes, un pour recevoir le traitement au plasma, l'autre pour recevoir la ribavirine par voie orale.
Les enfants de moins de quinze ans étaient exclus de l'étude. (Plus tard, nous mènerions une étude séparée pour les enfants). Et nous avions exclu les femmes enceintes, par crainte d'effets nuisibles sur le foetus.
Les enjeux étaient élevés. (...) Au moins tentions-nous quelque chose. Je retenais mon souffle. Mais ce fut une déception. Pour ce qui concerne le plasma, en tout cas.
(...) Pendant près de deux ans, nous poursuivîmes notre traitement expérimental au plasma. Mais les patients mouraient toujours, les uns après les autres. L'équipe était gagnée par le découragement. Nous avions travaillé dur, nous avions investi beaucoup d'espoir. Nous commencions à croire que nous n'aurions rien pu faire pour John Kamara, même si nous avions eu le temps de lui donner du plasma.
Mais il s'agissait d'une expérience clinique. On n'est pas supposé préjuger des résultats d'une expérience clinique. On procède, c'est tout. Quand on a fini, on examine les résultats. Ce sont eux qui décident de notre réussite ou de notre échec.
Et il y avait le groupe de patients soignés à la ribavirine. J'avais l'impression qu'ils récupéraient. Beaucoup mouraient. Mais l'état de certains patients, que nous nous attendions à voir disparaître, s'améliorait réellement. Etait-ce l'effet de la ribavirine, ou seulement de la chance ? La seule façon de le savoir était d'analyser les résultats de l'étude. Et à l'ère préinformatique, cela ne pouvait se faire qu'au CDC. Nous transmettions toutes nos données à Atlanta avec les échantillons de virus isolés.
De mon retour là-bas, en 1979, après avoir passé trois ans sur le projet, j'entrepris d'analyser les résultats. Je devais d'abord apprendre à me servir du nouvel ordinateur qu'on avait installé au CDC pendant mon absence. Après m'être longtemps battu contre les données et contre les gourous de l'informatique, je finis par comprendre ce que je faisais. Les résultats furent encore une fois décevants. Les premières analyses montraient qu'aucun des deux traitements n'était efficace. Si l'on considérait les chiffres, froids et abstraits, la ribavirine elle-même semblait peu efficace.
Mais je n'allais pas renoncer si facilement. Je me disais qu'il devait y avoir une autre manière de considérer les résultats. Je procédai à de nouvelles analyses. Je décidai de changer d'approche. Je commençai par séparer les patients en deux catégories. Ceux qui étaient encore au début de la maladie quand nous avions commencé le traitement, et ceux qui se trouvaient déjà en phase finale. (...)
Pour le plasma immun, quelle que soit la méthode de calcul, le résultat était le même. Dans tous les cas de figure, le plasma ne servait à rien. Les patients mouraient au même rythme, quel que soit le stade de la maladie. Avec la ribavirine, en revanche, je décelai un soupçon de réussite, une faible lueur, peut-être une petite fraction du miracle que nous appelions de nos voeux. Lorsqu'un patient était admis pendant les six ou sept premiers jours de sa maladie, la ribavirine augmentait ses chances de survie. Si le mal était déclaré depuis plus d'une semaine, les capsules avaient moins d'effet. Nous étions sur une piste.
Mais les écarts étaient infimes. Il nous fallait d'autres essais. D'autres questions méritaient d'être posées. En augmentant les doses, à un stade antérieur de la maladie, ne pouvait-on pas améliorer les résultats ? En administrant le médicament par voie intraveineuse, ne pourrions-nous pas atteindre plus facilement les endroits où se cachait le virus, comme le foie et la rate ? En un mot, le produit ne serait-il pas plus efficace par voie intraveineuse (IV) ?
C'était cela. Il fallait administrer la ribavirine en IV. Mais cela soulevait un ou deux problèmes. Nous allions devoir repasser par l'ensemble du processus d'agrément. Il fallait aussi trouver le moyen d'obtenir de la ribavirine intraveineuse en quantité suffisante. Elle n'était fabriquée qu'au Mexique, et la FDA ne nous autoriserait pas à l'utiliser : l'agence insiste en effet pour que les médicaments soient produits selon certains critères qui ne pouvaient pas être garantis au Mexique.
(...) Il nous fallut huit mois pour passer toutes les étapes de la procédure. (...) Le problème de la disponibilité du produit restait un obstacle. Mais on parvint finalement à convaincre des fabricants américains d'en faire une préparation exclusive pour notre étude.
En 1982, nous étions prêts à traiter les patients avec la ribavirine par voie intraveineuse.
Ce sera un autre médecin, Patricia Webb, puis son remplaçant Curtis Scribner, qui mèneront l'étude sur le terrain tandis que Joe les rejoindra de temps en temps en Sierra Leone. L'équipe quitte la ville de Kenema et s'installe directement dans le vieux Nixon Memorial Hospital de Segbwema, n'étant plus en mesure de travailler avec l'hôpital des soeurs irlandaises de Panguma.
A ce moment-là, nous ne traitions plus les patients à Panguma. L'hôpital avait connu trop de changements de direction - y compris une soeur supérieure qui avait vaincu la fièvre de Lassa en décrétant qu'elle n'existait pas.