Chasseurs de virus

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 03 Mai 2019, 05:54

Sans que Joe et Sue donnent plus de précisions, l'ambiance "change" au CDC d'Atlanta, que Joe finit par quitter en 1990 et Sue aussi en 1993 : "j'étais de plus en plus mécontente de la politique du CDC", écrira-t-elle. (On aurait aimé savoir pourquoi).

Joe et Sue, qui ont divorcé chacun de leur côté, se marient en 1992 (je vous passe les détails :lol: ) mais, entre la fin de 1991 et le début de 1993, une opportunité inattendue s'offre à eux, qui les fait longtemps hésiter car elle nécessite de s'installer au Pakistan. C'est Sue qui parle.

En septembre 1991, Joe reçut un coup de fil inattendu du docteur Jim Bartlett, le doyen de l'université de Médecine Aga Khan, à Karachi, au Pakistan. Mais la ligne fut coupée avant qu'il ait le temps de s'expliquer. Il rappela quelques instants plus tard.

- Ne vous inquiétez pas, dit-il. C'est normal. Nous sommes toujours coupés.

David Fraser, du CDC, qui avait travaillé sur la fièvre de Lassa, avait dit à Bartlett que Joe pourrait être intéressé par un travail à Karachi. La ligne fut à nouveau interrompue avant qu'il puisse en savoir plus. Mais dès que j'appris de quoi il s'agissait, je lui dis :

- Karachi ? Laisse tomber.

Je connaissais assez l'Asie, maintenant, et je savais que Karachi avait la réputation d'une ville gigantesque, sale et polluée, sans attraits. En outre, le Pakistan est un pays musulman, qui prend la religion très au sérieux. Pour les femmes, cela peut constituer un handicap. Depuis mon expérience en Arabie Saoudite, cette culture ne m'attirait pas beaucoup. Joe n'avait pas plus envie que moi de s'installer à Karachi. Nous en avons ri tous les deux, et le Pakistan nous est sorti de l'esprit.

Mais l'idée de partir à l'étranger nous plaisait bien. Nous avions tous les deux envie de retourner là où les choses se passent. Idéalement, nous espérions avoir la possibilité de travailler de nouveau ensemble. Nous envisagions même de lancer notre programme d'étude dès que les circonstances le permettraient.

Puis David Fraser appela de Paris. Il avait quitté la présidence du Swarthmore College pour un poste de conseiller auprès de l'Aga Khan. Celui-ci est le chef spirituel des ismaïliens nizarites, un mouvement religieux qui compte plusieurs millions d'adeptes dans le monde. Ses fonctions valaient à David des responsabilités dans le domaine de la santé, du logement et de l'assistance sociale, dans de nombreuses régions du monde musulman. Après avoir expliqué ses objectifs, il invita Joe à reconsidérer sa décision. Cette fois, la communication ne fut pas interrompue.

La faculté de médecine Aga Khan était très récente (elle avait été fondée en 1983). L'Aga Khan l'avait créée pour former de jeunes médecins pakistanais selon les critères et les méthodes pédagogiques occidentaux. Elle offrait donc une formation d'un niveau supérieur à n'importe quel établissement de cette partie du monde. David et Jim voulaient confier à Joe la présidence du service des Sciences de santé publique (SSP). Ses fonctions consisteraient à initier à l'épidémiologie les étudiants en médecine. Les SSP offraient de nombreux débouchés dans plusieurs pays d'Asie et d'Afrique de l'Est, où les ismaïliens avaient établi un important réseau d'hôpitaux, de cliniques, d'écoles et de programmes de développement rural. Ces services n'étaient pas réservés aux ismaïliens, et n'importe qui pouvait en bénéficier. Nous réalisâmes que le programme de l'Aga Khan était sérieux et bien organisé.

Dès lors, nous étions assez intrigués pour avoir envie de visiter Karachi. La ville est à la hauteur de sa réputation. Elle vit sous l'emprise de la chaleur, de la poussière, de la violence et du chaos. Par ailleurs, nous la trouvâmes vibrante, affairée. Les rues sont encombrées de tous les moyens de transport que l'homme utilise depuis dix mille ans : ânes, chameaux, bicyclettes, charrettes à bras, rickshaws à moteur crachant des gaz d'échappement toxiques, camions peints de couleurs vives, motos, limousines et 4x4 d'importation. Tous ces animaux et ces véhicules stagnent souvent pendant des heures sans progresser d'un pouce. Certes, la pauvreté y est omniprésente, mais les apparences sont souvent trompeuses. S'il est vrai qu'on y rencontre des mendiants - souvent des femmes voilées tenant des "bébés de location" -, le problème des sans-abri est beaucoup moins préoccupant qu'en Occident. La famille est un véritable filet de sécurité. Si quelqu'un a besoin d'un toit, il se trouve souvent un cousin ou un oncle, quelque part, pour l'héberger. Par ailleurs, Karachi, en qualité de centre commercial du Pakistan, abrite une certaine opulence, même si elle est injustement répartie. Les riches et les misérables y vivent côte à côte.

Si nous avions de sérieuses réserves à l'égard de Karachi, il n'en allait pas de même pour la faculté Aga Khan. Pour nous, c'était une aubaine, de toute évidence. Nous aurions la possibilité de former des étudiants, qui apporteraient à leur tour des changements ayant des conséquences positives dans cette partie du monde. Karachi est une de ces mégalopoles d'un nouveau genre, où se posent de multiples problèmes de santé publique. Presque rien n'est prévu dans ce domaine, ni dans celui de l'éducation. L'idée qu'une université privée de haut niveau puisse développer un programme de santé publique était excitante, dans un pays qui semblait tout ignorer de la santé publique.

Mais tout était possible. La plupart des jeunes gens que nous avons rencontrés à l'université Aga Khan nous ont impressionnés par leur intelligence et leur désir de progresser. Par ailleurs, le fait que les SSP soient en train de développer des programmes d'étude pour s'attaquer aux maladies infectieuses présentait à nos yeux un intérêt considérable. S'il est une chose, en effet, dont Karachi ne manque pas, ce sont bien les maladies infectieuses. Si Joe acceptait l'offre qui lui était faite, on me confierait la direction du laboratoire de microbiologie clinique. En même temps, je serais chargée de créer un laboratoire de diagnostic moléculaire, qui viendrait soutenir les études de terrain.

Presque malgré nous, après en avoir longtemps discuté, nous avons décidé de tenter le coup. Le 1er juin 1993, Joe partait à Karachi. Je l'ai rejoint deux mois plus tard. Pour ma part, j'étais de plus en plus mécontente de la politique du CDC. J'étais ravie d'essayer autre chose.

Il s'avéra que l'université avait vraiment l'air d'une cathédrale. Cet édifice de marbre rose forme un contraste saisissant avec le reste de Karachi. Nous avons trouvé une jolie maison dans un faubourg résidentiel tranquille, qui tranchait avec le chaos régnant dans d'autres quartiers. Mais nous avions du pain sur la planche. Et pas de temps à perdre. Nous savions que le choléra et la typhoïde constituaient des menaces sérieuses pour la santé publique. Nous allions découvrir qu'une autre maladie était en train de saccager le pays - un mal aussi présent et encore plus dangereux. Quoique silencieuse, une épidémie faisait rage.


Cette épidémie, c'est l'hépatite C, sur laquelle nous reviendrons. Mais avant cela, restons-en à la fièvre hémorragique Crimée-Congo qui s'avère être elle aussi bien présente au Pakistan, quoique de façon beaucoup plus limitée. Cela nous amène à l'histoire de Jamil et Shafiq, deux jeunes chirurgiens de la ville de Quetta.

Un jour de décembre 1995, tard dans la soirée, nous étions attablés dans le hall élégant de l'hôtel Serena à Quetta. Nous étions quatre : Leslie Horvitz, moi-même, et deux jeunes chirurgiens, Jamil Khan et Shafiq Rehman. Joe était cloué au lit par la fièvre. La grippe. Les docteurs Jamil et Shafiq étaient établis à Quetta, la ville principale du Baloutchistan, une province sauvage et peu peuplée du nord du Pakistan, à deux pas de l'Afghanistan et de l'Iran. Nous étions là pour parler de la fièvre hémorragique Crimée-Congo, la FHCC. Les deux médecins étaient bien placés pour la connaître, car il s'en était fallu de peu qu'elle les tue l'un et l'autre. Je le savais parfaitement, puisque je les avais soignés.

Nous écoutions le docteur Jamil, un homme d'une trentaine d'années au visage aimable et au regard vif. Il s'exprimait calmement, méthodiquement. Il parlait un bon anglais, avec ce rythme mélodieux caractéristique du sous-continent indien.

- C'était le 5 décembre, l'année dernière. Je me trouvais dans ma chambre, lorsque je reçus un appel d'urgence d'un hôpital situé près de Radio Pakistan. "Nous venons d'admettre un patient pour vous. Il souffre de douleurs abdominales et d'hémorragie. Il a vomi du sang. Venez vite." Après avoir examiné cet homme, j'ai discuté de son cas avec le gastro-entérologue. Il m'a dit qu'il ne pouvait pas déterminer l'origine de l'hémorragie sans faire une gastroscopie.

Nous restions silencieux. Il poursuivit.

- Mon confrère réalisa la gastroscopie le lendemain après-midi. Le matin, en effet, nous nous occupions des travaux de routine à l'hôpital. Le soir on me demanda de l'opérer. Il était probable, croyait-on, que l'hémorragie fût provoquée par un ulcère à l'estomac. Il devait être onze heures du soir. Nous avons entrepris l'opération, avec cinq ou six unités de sang en réserve - nous étions persuadés que les saignements ne cesseraient pas. Le docteur Shafiq était à mes côtés, ainsi qu'un technicien de salle d'opération.

Shafiq, à côté de lui, s'agita sur son siège, mal à l'aise. Il avait quelques années de moins que Jamil. Celui-ci poursuivit de sa voix basse.

- J'ai ouvert l'abdomen. Le sang suintait sur toute la surface de l'intestin. Impossible de contenir l'hémorragie, même en essayant la diathermie (technique qui consiste à chauffer les tissus avec un appareil électrique) et les sutures. C'était tout bonnement impossible. Nous avons pensé que le patient avait pris certains analgésiques qui auraient provoqué des ulcérations aiguës à l'estomac. Mais il n'y avait que l'hémorragie et le suintement de surface. Pas d'ulcère clinique.

J'écoutais, sans la moindre surprise. Ça y était, une fois de plus. La même histoire que des médecins nous avaient racontée en Sierra Leone, à Rawalpindi, en Afrique du Sud, à Dubai et en Chine. Plus récemment, des chirurgiens avaient été contaminés durant une opération à Kikwit, au Zaïre. Encore des hémorragies incontrôlables. Cette fois-là, c'était Ebola. Mais ce que Jamil décrivait, ce n'était pas Ebola, même si ça lui ressemblait fortement.

- Pour contenir l'hémorragie, nous avons décidé d'extraire l'estomac, poursuivit-il. J'effectuai donc une gastrectomie totale, et reliai l’œsophage au duodénum. La rate était très fragile, très friable. Quand j'ai déplacé l'estomac, elle s'est déchirée, et j'ai dû l'extraire aussi. Elle était gonflée. Le foie aussi, qui était d'un rouge terne - pas du tout clair et brillant comme un organe sain. L'opération a duré près de deux heures et demie. Le docteur Shafiq s'est piqué le doigt avec une aiguille tachée du sang du patient. J'ai déchiré mes gants à plusieurs reprises. Ce fut une longue bataille. Vers deux heures du matin, nous avons enfin pu quitter l'hôpital, après avoir expédié notre patient en réanimation. L'important, c'était d'arrêter l'hémorragie.

Le lendemain matin, je suis allé l'examiner. Sa pression artérielle était basse. Il était conscient, et il pouvait parler, mais sa tension ne remontait pas. Quand nous sommes revenus, vers trois heures de l'après-midi, son frère m'a appris qu'il était mort. Il avait quarante-cinq ou quarante-sept ans. Il venait de Sibi.

Puis j'ai repensé à l'opération. Une chose nous avait alarmés. Lorsque l'anesthésiste avait introduit dans le nez du patient le tube pour atteindre l'estomac, il avait constaté que du sang suintait par les narines. Incapable d'enrayer l'hémorragie, il avait dû les obstruer. Les saignements étaient abondants, et il craignait qu'il se passe quelque chose d'anormal. Et le patient était fiévreux.


Un frisson me parcourut l'échine. Tout concordait. Une maladie aussi brève que violente. Un homme en bonne santé, venant d'une zone du Baloutchistan où l'on sait qu'une fièvre hémorragique virale sévit régulièrement. Fièvre, saignements incontrôlables, baisse de la pression artérielle, foie et rate hypertrophiés et fragiles, vomissements sanguins, parfois douleurs abdominales. Lorsqu'on amène à l'hôpital un patient présentant ces symptômes, on a tendance à le soigner pour une urgence abdominale. Du sang se répand partout. Et il est plein de virus.

A ce point du récit, Jamil désigna son confrère, le docteur Shafiq.

- Le cinquième jour qui suivit l'opération - je pense que c'était le vendredi matin - la femme de Shafiq me téléphona. Celui-ci voulait que je passe chez eux. Il avait une forte fièvre et se plaignait de migraines et de courbatures. J'y suis allé sur-le-champ. J'ai plaisanté avec lui, je lui ai dit qu'il faisait sans doute un peu de paludisme. Je suis resté deux ou trois heures. Plusieurs de ses cousins étaient présents. La douleur lui déchirait tout le corps.

Il me décrivait ses souffrances, et je m'efforçais de plaisanter.
"Ce n'est pas la douleur de la température, me disait-il. C'est la douleur de la mort. Je vais mourir." Shafiq adore une confiserie qu'on appelle ras malai. "Je vais mourir, disait-il, et mon dernier voeu est de manger du ras malai." Il a envoyé son frère lui en acheter au bazar, pour que son voeu soit satisfait.

Les deux chirurgiens rirent à ce souvenir.

- Shafiq fit demander à l'un de ses professeurs, de l'école de médecine de Quetta, de venir l'examiner. Ce dernier lui rendit visite pendant que je donnais mes propres consultations. Le lendemain, il me déclara que Shafiq avait eu de la fièvre toute la nuit, et continuait d'éprouver de terribles douleurs dans tout le corps. Le professeur pensait qu'il souffrait probablement de typhoïde, et lui avait donné de l'amoxil. Shafiq commença à avoir de la diarrhée. Il fallut le placer sous perfusion pour compenser la perte de liquide.

J'appelai le médecin qui avait fait l'endoscopie de notre patient, quelques jours plus tôt. Je lui parlai de l'opération. Je lui dis qu'il n'y avait pas d'ulcère à l'estomac, rien que le suintement sanguin. Je lui dis que mon ami était malade, et que cela me faisait très peur. Il m'a accompagné, il a examiné Shafiq. Il a déclaré que nous devions le soumettre à nouveau à des analyses pour dépister le paludisme.


Je l'interrompis.

- Est-ce que vous aviez déjà fait le lien, à ce moment-là, entre la maladie du docteur Shafiq et l'opération de votre patient ?

Il secoua la tête, sans hésiter.

- Non, pas du tout. Nous n'imaginions pas que cela pût être lié.

Je l'invitai à reprendre son récit. Mais j'étais pensive. Il me semblait qu'ils auraient dû être sur leurs gardes. Ils connaissaient la FHCC, et ils savaient qu'elle avait déjà tué des chirurgiens, au Pakistan. Pas une fois, mais deux. Et la seconde victime avait été un ami proche du docteur Jamil.

- Le samedi après-midi, c'est-à-dire le lendemain du jour où Shafiq était tombé malade, j'ai repris mes consultations externes à la clinique. Cinq jours s'étaient écoulés depuis l'opération. J'ai soudain éprouvé de violentes douleurs. Après avoir fini mes consultations, je me suis rendu dans mon service, et j'ai demandé qu'on m'apporte un thermomètre. J'avais l'impression d'avoir de la fièvre. 38,8 °C. Je devais opérer deux fois, dans l'après-midi. J'annonçai à mon anesthésiste que je m'en sentais incapable. Nous décidâmes d'opérer un patient, et de différer jusqu'au soir la seconde intervention.

En opérant mon premier patient, j'avais des frissons, je grelottais de fièvre. Après avoir fini, je repartis chez moi. J'avertis mon frère que je ne me sentais pas bien.
"Je vais dormir, lui dis-je, et je retournerai à la clinique tard dans la soirée." Le soir venu, j'avais pris quelques analgésiques, et je me sentais un peu mieux. Mais j'ai appelé un de mes collègues pour lui demander de passer à l'hôpital. Je lui dis que je devais effectuer une cholécystectomie (ablation de la vésicule biliaire), mais que je ne me sentais pas dans mon assiette. Il arriva au moment où je me lavais les mains. Au début de l'opération, il se contenta de m'assister. Mais j'avais si mal que j'étais incapable de rester debout. J'ai dû lui demander d'achever l'opération à ma place. Je suis allé m'allonger dans la salle de repos des chirurgiens, en proie à la douleur. Je pleurais de mal, littéralement.

Je l'interrompis à nouveau.

- Le fait que le docteur Shafiq et vous-même deviez avoir la même chose ne vous a pas frappé ?

- Non. A ce moment-là, ça ne m'était pas venu à l'esprit, bien que nous eussions tous les deux très peur de quelque chose de grave... Mais nous n'avions pas tiré de conclusions. Je ne suis pas resté trop longtemps après l'opération. J'étais incapable de conduire, de nuit, jusque chez moi. J'ai demandé à mon frère cadet de venir me chercher. La douleur était terrible. Avant de quitter l'hôpital, j'ai rendu visite à un confrère. Il m'a examiné et m'a demandé où j'avais mal. Aux muscles du dos, lui dis-je. Il s'est contenté de me tâter le dos, puis m'a encouragé. Tout irait bien. Il suffisait de rentrer chez moi et de me reposer.

Le lendemain, je n'allais pas mieux. Je me suis fait faire une prise de sang, et j'ai envoyé l'échantillon à l'analyse. Ma numération de plaquettes sanguines était très basse. Nous avons également fait analyser le sang de Shafiq. Même résultat, pour les plaquettes. C'est alors que nous avons compris que c'était la FHCC.

Nous savions que nous allions mourir. J'avais perdu un de mes meilleurs amis - il avait un an d'avance sur moi à l'école de médecine. Il était mort de la même maladie, après avoir opéré un patient dans le même hôpital de Quetta. C'était en 1987. Nous étions en 1994. Quand je m'en souvins, j'avouai à Shafiq que cette mort-là me faisait très peur. Toute l'histoire me revint en mémoire.

Je travaillais à Karachi. Il s'était fiancé avec un médecin de Quetta, je crois, trois ou quatre jours avant sa mort. Moi-même, je m'étais fiancé trois mois environ avant cette opération fatale. Je confiai à Shafiq que l'histoire était en train de se répéter.

Les journaux ont raconté ce qui est arrivé à mon ami. Mais j'étais au courant depuis le début. La veille de ses fiançailles, il m'avait rendu visite, dans ma chambre, à Karachi. Vous savez que les gens de Quetta se tiennent les coudes. Il m'apprit qu'il avait de la fièvre.
"Prends mon pouls, me dit-il. Cent vingt..." J'ai vérifié. Cent vingt pulsations par minute, en effet. "J'ai la fièvre. Il y a quelques jours, à Quetta, j'ai opéré un patient, et il est mort le lendemain." On a gardé le silence. Puis il a repris : "Demain je veux que tu viennes chez moi, à Karachi, pour mes fiançailles. J'épouse un docteur de l'école de médecine Fatima Jinnah de Lahore." Je suis allé à la cérémonie. Mon ami était là, bien sûr, très élégant, radieux, mais il avait la fièvre. Nous l'avons conduit à l'hôpital universitaire Aga Khan, aux urgences. On lui a délivré une ordonnance qui a été reproduite dans les journaux et dans les revues médicales. On lui prescrivait des cachets de Septran et du Panadol. On a voulu lui faire une radio des poumons. Tandis qu'il attendait là, il a perdu connaissance. Personne ne voulait admettre que son état pût être si grave.

J'écoutais Jamil, et je secouai la tête. Un interrogatoire détaillé est essentiel pour n'importe quel examen clinique. Nous l'avions vu à Chicago, au Moyen-Orient, au Pakistan, à travers toute l'Afrique, et dans tant d'autres endroits. Il était surprenant que la profession médicale ne fût pas mieux informée du cas de ces chirurgiens qui, jadis, avaient contracté la FHCC à Islamabad. Après tout, l'affaire avait été largement rendue publique.

Le docteur Jamil continua :

- Le lendemain - il est facile de se rappeler la date : c'était le 1er avril - je me trouvais dans ma chambre, à préparer un examen prévu pour le 4 avril, lorsque le secrétaire entra et m'apprit que mon ami était mort. Je lui répondis que c'était un mauvais poisson d'avril. Mon ami était rentré deux jours plus tôt, et il allait bien. Nous nous sommes rendus chez lui. Je refusais toujours de croire cette histoire. Mais à notre arrivée, on nous informa que le corps était déjà inhumé. Il avait succombé à une hémorragie incontrôlable de l'intestin. Il avait la FHCC. Nous avons prié, puis nous sommes allés au cimetière.

Pendant ma propre maladie, cette histoire terrifiante m'obsédait. Tout comme le docteur Shafiq, je savais que j'étais condamné. Je parlai à mon professeur, je lui dis que nous devions avoir la FHCC. Notre numération globulaire était très basse, nous avions de la fièvre. Je dis à Shafiq qu'il fallait que nous partions tous les deux, dès le lendemain, à l'hôpital Aga Khan à Karachi : je pensais qu'on pourrait nous faire des transfusions de plaquettes. A Quetta, c'était impossible. Peut-être y aurait-il au moins quelqu'un qui connaîtrait un peu cette maladie. Je retournai chez moi et je parlai à mon père, qui est sous-directeur d'école en retraite. Je lui racontai ce qui se passait, je l'informai de mon départ à Karachi. Je ne voulais pas dormir à la maison ce soir-là. Je devais rester à l'hôpital, au cas où quelque chose arriverait pendant la nuit. Shafiq et moi sommes donc allés à l'hôpital. J'ai appelé mon bon ami le docteur Shahid Pervez, à Aga Khan, pour qu'il nous fasse admettre au plus vite - sans nous faire attendre trop longtemps aux urgences. Il me promit qu'il ferait le nécessaire pour que nous soyons conduits dans une chambre et placés immédiatement sous traitement.

Ce fut une nuit difficile. Nous étions trop terrorisés pour dormir. Nous étions tous deux terrifiés et déprimés. A un certain moment, après m'être assoupi, je m'éveillai en sursaut. J'avais du mal à respirer. Mon frère était resté à notre chevet. Je lui dis que je me sentais mal, et je lui demandai de mesurer ma pression artérielle. Elle était très basse. Mon frère courut au laboratoire pour prendre du sang approprié, et alla chercher mon professeur.
"Venez vite avec un médecin, lui dit-il, parce que la pression artérielle de Jamil est en train de tomber." Le médecin et mon professeur arrivèrent tous deux à quatre heures du matin. Ils me mirent sous perfusion. Ma pression artérielle commença à remonter lentement.

Le lendemain de cette terrible nuit, les journaux annonçaient que deux chirurgiens avaient été admis à l'hôpital avec une infection virale, ou quelque chose qui y ressemblait. Les reporters se rendaient souvent dans les hôpitaux à la recherche de sujets. Les articles disaient que les toubibs malades se trouvaient dans telle et telle chambre, etc. Je crois que les confrères, les infirmières et les amis ont commencé à nous rendre visite à sept heures du matin. Et je crois bien que nous avons reçu cinq ou six cents personnes. J'ai parlé avec le docteur Shafiq, à propos de notre numération, qui était si basse. Tous ces gens pouvaient nous transmettre n'importe quelle infection. J'ai fait en sorte qu'on nous donne des masques pour nous protéger jusqu'à l'après-midi.


Eh bien, me dis-je, voilà donc pourquoi ils portaient des masques chirurgicaux lorsque je les ai vus, dans leur chambre de l'hôpital Aga Khan. On ne m'avait rien dit de ces visiteurs à Quetta. A Aga Khan nous exercions un contrôle très strict sur les gens qui pénétraient dans les chambres.

Le docteur Jamil se tourna vers moi :

- Le docteur Fisher-Hoch connaît la suite.

Je l'engageai à continuer tout de même son récit. Je ne connaissais l'histoire que de mon point de vue.

- Nous avons pris le vol régulier Quetta-Karachi des Pakistan Airlines. Deux ou trois ambulances nous attendaient à l'arrivée, y compris celle demandée par le docteur Shahid. Ce dernier était là en personne, avec mon beau-frère. Une autre ambulance avait été affrétée par le beau-frère de Shafiq, qui est général dans l'armée. Il était là, lui aussi. Nous nous sommes précipités à l'hôpital. Nous avons été admis vers sept heures du soir. Les médecins de garde nous ont examinés, mais aucun spécialiste n'était là.

Le spécialiste est venu le lendemain matin. Je lui ai dit tout ce que je savais. Il n'était pas impressionné. Il ne croyait pas que mon mal pût être aussi grave... Il m'annonça qu'il allait préparer une uroculture, une hémoculture et une culture de tissus du larynx. Il soupçonnait quelque infection bactérienne ou virale, mais rien de vraiment sérieux. Une fois de plus, j'ai fait venir le docteur Shahid. Je lui ai expliqué que cet homme ne comprenait pas la gravité de la situation... qu'il fallait faire quelque chose, sans quoi nous allions mourir. Il est allé parler à son professeur, le docteur Khurshid, et lui a expliqué à son tour que deux de ses amis étaient hospitalisés dans l'établissement, qui affirmaient être infectés par la FHCC. Le docteur Khurshid reconnut que l'histoire était sérieuse. Shahid et lui sont allés sur-le-champ chercher le docteur Fisher-Hoch.


Je n'oublierai jamais ce jour-là. Je me trouvais dans mon bureau lorsque le professeur Khurshid et le docteur Shahid firent irruption dans la pièce. J'étais surprise de les voir. Ils me parlèrent de Jamil et de Shafiq. Quand ils m'eurent décrit l'opération, et mentionné le niveau très bas des plaquettes, je levai les mains au ciel.

- C'est la FHCC !

Immédiatement, nous sommes allés à leur chambre. Joe est arrivé pendant que je les interrogeais. Nous avons compris que la situation était grave. Les deux hommes étaient fébriles, et leur sang était dans un très mauvais état. Ils avaient une ou deux ecchymoses (décolorations violacées) caractéristiques de la FHCC. D'après ce que nous savions de la maladie, le pronostic était très sombre. Je leur donnais peu de chances de survie.

Mais pourquoi donc y avait-il tant de monde dans leur chambre ? Tous ces gens n'auraient pas dû se trouver là. Joe et moi avons fait évacuer la pièce. Nous avons chargé le frère du docteur Jamil de faire en sorte que personne n'y entre à l'exception du personnel autorisé. Nous avons entrepris d'expliquer comment nous concevions l'isolement de nos patients. Pour être sûrs d'être bien compris - et d'être pris au sérieux -, nous devions être brusques. Ce qui rendait ce travail encore plus frustrant, c'est qu'il s'agissait du meilleur hôpital du pays. Nous pouvions déjà imaginer les manchettes des journaux. Cela ferait sensation, mais pour l'hôpital ce serait un désastre.

Le plus triste est que les exigences de la sécurité semblent n'être pas comprises, à moins qu'on ne leur accorde pas, dans ce pays, l'importance qu'elles méritent. Ou bien il est impossible de convaincre les gens de prendre les précautions raisonnables, ou bien ils comprennent finalement ce qui se passe, s'abandonnent à la panique et refusent de s'occuper des patients. En l'occurrence, le personnel hospitalier d'Aga Khan observait nos instructions sans paniquer ni protester et ils firent mieux que les médecins - à qui on ne pouvait rien dire.

Une des raisons pour lesquelles Joe et moi étions si inquiets, c'était le fait que les deux chirurgiens étaient malades depuis quatre ou cinq jours quand nous les avons vus. Depuis notre expérience en Afrique du Sud, nous savions qu'il y avait de bonnes chances que la ribavirine soit efficace. Mais on obtenait de meilleurs résultats aux premiers stades de la maladie. Dans le cas de Shafiq et de Jamil, nous pensions qu'il valait mieux l'administrer par voie intraveineuse.

Le docteur Jamil reprit son récit.

- Les docteurs Fisher-Hoch et McCormick sont venus nous voir, accompagnés du directeur de l'hôpital, le docteur Mirza. J'ai raconté toute l'histoire au docteur Fisher-Hoch. Lorsqu'elle nous a déclaré : "Oui, on peut considérer comme certain que vous avez contracté la FHCC...", je me suis un peu détendu. Quelqu'un, enfin, avait établi un diagnostic. Elle a dit que nous devions prendre de la ribavirine, et nous nous sommes mis à la recherche de ce médicament. Aucune ribavirine injectable n'était disponible au Pakistan. Mais il y avait des capsules. Elle nous a enjoint d'envoyer quelqu'un en chercher, et de commencer à en prendre sur-le-champ.

"Peu importe ce que vous faites d'autre, leur avais-je dit, pourvu que vous trouviez ces capsules et que vous en preniez toutes les six heures, très précisément." Et s'ils étaient incapables de l'avaler, nous trouverions un moyen de la leur faire absorber. Entre-temps, nous cherchions de la ribavirine intraveineuse, sans rien laisser au hasard. Nous avons appelé des gens aux quatre coins du pays. Lorsqu'il s'avéra que c'était inutile, nous sommes passés à Singapour, puis à l'Europe... Nous nous disions qu'il devait bien y avoir, quelque part, des stocks accessibles. Apparemment, nous nous trompions.

- Le docteur Fisher-Hoch répétait que si nous pouvions trouver des injections, nous avions une chance de survivre. Avec les capsules, c'était moins sûr, mais il fallait essayer. Mon beau-frère a contacté la firme qui produit la ribavirine aux Etats-Unis, ICN Pharmaceuticals, et a persuadé quelqu'un de nous envoyer des formes injectables. Le colis a mis quatre ou cinq jours à nous parvenir. Entre-temps, notre état s'améliorait grâce aux capsules de ribavirine. Lorsque je demandais à mon frère cadet ce que lui avait dit le docteur Fisher-Hoch, il ne me disait pas toute la vérité. "Elle va te sauver, prétendait-il, et tout ira bien, il n'y a aucune raison de s'inquiéter." Après notre guérison, il m'a avoué que le docteur Fisher-Hoch ignorait si nous nous en sortirions vivants.

Même soignés à la seule ribavirine orale, nos deux malades allaient beaucoup mieux. Mais nous avions d'autres inquiétudes. On nous a parlé d'un balayeur, à l'hôpital de Quetta, qui avait lavé les linges ensanglantés après l'opération au cours de laquelle Shafiq et Jamil avaient été contaminés. Pour l'heure, il se trouvait chez lui, malade. Il me revint en mémoire ce qui s'était passé à l'hôpital d'Aba, au Nigeria. Une élève infirmière avait lavé les draps tachés de sang après une intervention chirurgicale. Là-bas aussi, les deux médecins étaient morts, et l'infirmière avait été contaminée.

Nous appelâmes Quetta de toute urgence afin de localiser le balayeur. Le directeur de l'hôpital se rendit chez lui personnellement. Il persuada l'homme de prendre l'avion de Karachi avec lui. A Aga Khan, on installa le nouveau patient dans la chambre qui faisait face à celle des deux chirurgiens. Je l'examinai. J'étais consternée. Incroyable : le médecin chargé des admissions avait placé un autre patient avec lui ! Je fis en sorte qu'on y remédie sur-le-champ.

Je n'avais pas besoin de son témoignage pour comprendre que la situation était grave. Il saignait du rectum et présentait une énorme ecchymose sous la surface de la peau. Il était évident qu'il avait la FHCC. Nous l'avons placé sous ribavirine. Fort heureusement, nous l'avions trouvé à temps. Son état s'améliora grâce à la ribavirine. Dès qu'il se fut rétabli, il décida de s'éloigner de Quetta, considérant que l'endroit n'était pas sûr pour lui. Mais la dernière fois que j'ai eu de ses nouvelles, il y était retourné et avait repris son ancien emploi.

Le docteur Jamil continua son récit.

- Nous étions très malades. Nous montrions des signes révélateurs d'hémorragie, des petites lésions cutanées, des taches sur l'abdomen et les bras. Nous avions peur d'aller aux toilettes, croyant que l'hémorragie pourrait se déclencher et que nous en mourrions. Il était interdit de se raser. Nous n'avions pas non plus le droit de nous brosser les dents, car cela risquait de nous faire saigner. Nous étions somnolents. J'ai oublié ce qui s'est passé pendant deux ou trois jours. Mon frère me raconta plus tard qu'il faisait du bruit à intervalles réguliers, pour s'assurer que nous étions toujours capables de sortir de notre léthargie. Un jour, je vis que mon pouls avait baissé à cinquante ou soixante pulsations. Je demandai à mon frère d'appeler un médecin pour nous faire un électrocardiogramme. Je pensais que le virus avait atteint le muscle cardiaque. Puis notre urine est devenue jaune. Nous pensions avoir contracté une jaunisse, mais le docteur Sue déclara que l'urine était seulement concentrée. Nous ne buvions pas assez. Une autre fois, j'ai eu très mal dans le haut de l'abdomen. Je pensai au foie du patient décédé. Je déclarai au docteur Shafiq que notre foie était devenu comme celui de cet homme. Hypertrophié, friable.

Au bout de sept ou huit jours, les douleurs ont cessé. Le docteur Fisher-Hoch est entrée dans la chambre. Elle était vêtue normalement, sans blouse ni masque, et elle nous serra la main.
"Vous allez bien, nous déclara-t-elle. Vous pouvez quitter l'hôpital, car vous ne représentez plus un danger pour autrui." Le traitement à la ribavirine n'était pas fini. Nous en avons pris pendant sept jours à l'hôpital et trois jours chez nous. On nous a conseillé de prendre six semaines de repos. Durant notre convalescence, il nous suffisait de nous asseoir une heure avec des amis pour être fatigués. Au bout de six semaines, il me semble, nous étions parfaitement guéris. Je repris mon travail à l'hôpital. Quand je rentrai à la maison, ma mère était éveillée. "Qu'est-ce que tu fais, me dit-elle, pourquoi travailler tant à l'hôpital ? Prends un peu de repos..." Tout le monde essayait de me persuader de ne plus aller à la clinique. Mais j'allais bien. Nous avions perdu pas mal de kilos. Depuis notre retour dans nos foyers, nous mangions comme des ogres. Parfois quatre, cinq, voire six repas par jour.

Je me suis marié deux mois et demi plus tard. Mais j'étais inquiet. J'étais terrifié à l'idée de transmettre la maladie à Saima. J'ai interrogé le docteur Fisher-Hoch à ce sujet. Elle m'a affirmé qu'il n'y avait aucun risque.

Le moment le plus dur, ce furent les sept jours passés à Aga Khan, à ressasser l'histoire de mon ami qui était mort.


Pendant tout ce temps, le docteur Shafiq n'avait pas soufflé mot. Nous nous tournâmes vers lui.

- Il ne m'est rien arrivé de plus que ce que Jamil vous a raconté, dit-il. Sauf que j'étais encore plus déprimé. Ma femme était si déprimée. Le docteur Jamil était célibataire. Mais j'étais marié, j'avais trois enfants, et je m'inquiétais pour eux. Que leur arriverait-il si je mourais ? Qui s'occuperait d'eux ? Je n'ai jamais cessé de penser à cela, depuis le début - même lorsque les médecins sont venus, que le docteur Jamil est venu, que mon professeur est venu.

Nous sommes tous restés silencieux. Il était plus de minuit. Au bout d'un moment, nous nous sommes souhaité le bonsoir et, chacun de son côté, nous avons essayé de trouver le sommeil.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 04 Mai 2019, 05:39

Les deux chirurgiens et le balayeur ont eu de la chance que leur maladie soit identifiée et traitée à temps, mais ce n'est pas toujours le cas, d'autant que la FHCC touche souvent des nomades ou des bergers isolés.

A l'université Aga Khan, Sue et Joe réussissent à créer une filière de médecins épidémiologistes capables d'enquêter sur les maladies dans le pays. C'est Joe qui parle.

Ces médecins - tels les deux chirurgiens que Sue a sauvés de la fièvre Crimée-Congo - représentent une valeur inestimable, dans des pays en voie de développement. Ils incarnent à la fois l'espoir de leur communauté et la fierté d'une profession respectée. On doit à ces hommes intelligents, durs à la tâche et dévoués à leur peuple, de réels progrès. Les recrues engagées pour le programme épidémiologique à l'université Aga Khan sont de récents diplômés et de jeunes étudiants, également brillants, passionnés, infatigables. Ils brûlent eux aussi de faire un travail significatif, et ne craignent pas l'aventure. Mais le mieux, c'est qu'ils ont envie de travailler dans leur propre pays. L'université Aga Khan a ouvert une excellente école de médecine pour former des médecins de haut niveau. Mais ses diplômés, à l'instar de nombreux étudiants venus d'autres écoles du Pakistan, sont enclins à aller se perfectionner en Occident. Nombre d'entre eux ne reviennent pas. Nous tentons de convaincre nos étudiants que rien ne serait plus excitant, ni plus satisfaisant, que de mener un travail de pionnier dans leur propre pays, où l'on a si désespérément besoin qu'on agisse dans le domaine de la santé publique. Durant leurs années d'internat en Occident, ils n'examinent jamais qu'un patient à la fois, et même s'ils retournaient au Pakistan en qualité de médecins spécialisés, leur impact sur la santé publique resterait négligeable. Si nous pouvions inspirer la formation d'une quantité suffisante d'épidémiologistes, me disais-je, il y aurait une chance pour que, tôt ou tard, le système de santé tout entier passe d'une approche essentiellement clinique à une approche préventive - en rapport plus étroit avec les ressources disponibles et les besoins de la population.

Sue a mis en place, ex nihilo, le service de virologie à l'université Aga Khan. Au Pakistan, rien n'existait vraiment dans ce domaine, ni recherche, ni pratique. Sue travaille comme moi avec des jeunes gens, dans son laboratoire et dans le cadre de notre programme d'étude de santé publique. Nos programmes englobent aussi bien des études épidémiologiques sur la diarrhée, la pneumonie et la tuberculose (qui figurent parmi les fléaux les plus mortels du pays) que les blessures, les brûlures et les séquelles de la violence, en passant par la distribution de soins dans les couches les plus pauvres de la population, en ville et à la campagne. La première année, nous avions six recrues en épidémiologie. Dès que nous les avons sentis prêts, nous avons invité quelques-uns d'entre eux à partir traquer les virus. Nous avons dépêché Amir Javed Khan dans une des régions les plus isolées du globe : les déserts montagneux du Baloutchistan. Il devait travailler chez les nomades et chercher des traces de la fièvre hémorragique Crimée-Congo. C'était une mission épuisante. Nous n'aurions pas pu le rendre plus heureux.

Sue et moi, lisions le rapport d'Amir. "Pendant la dernière semaine d'août 1995, Taj Mohammed, un berger baloutchi appartenant à la communauté nomade Khetrani de Narkot (district de Barkhan, division de Loralai, Baloutchistan), conduisit son troupeau de moutons et de chèvres dans les collines, pour la pâture. Mais il redescendit le jour même et déclara à sa famille qu'il se sentait faible et fiévreux."

Amir Javed Khan, sans aucun doute, est une de nos meilleures recrues. Il avait rejeté facilement la solution commode de l'émigration, alors qu'il avait passé l'examen pour obtenir un internat médical aux Etats-Unis. Ce jeune homme bien bâti et séduisant, dont le menton noircissait au rythme de ses études (plus il lisait, plus sa barbe poussait), avait un insatiable appétit. Ses racines ouzbeks d'Asie centrale transparaissaient dans son visage rond et ses yeux noirs brillants. Amir avait déjà joué un rôle de premier plan dans plusieurs enquêtes, y compris notre étude sur l'hépatite C et une autre sur le sida chez des détenus, dans le Sind.

L'idée de lancer une étude chez les nomades m'était venue lorsque j'étais cloué au lit avec la grippe, dans ma chambre de l'hôtel Serena à Quetta. Jamil, Shafiq, Amir et Sue étaient là, et nous avions parlé des différents moyens dont nous disposions pour mesurer les risques de FHCC. Nous étions d'accord sur un point : une étude s'imposait. Mais qui en serait l'objet ? Soudain, je me suis redressé dans mon lit.

- Les nomades.

Nous savions déjà que les nomades étaient en contact avec les moutons et les tiques. Un jour, nous avions rencontré un nomade baloutchi dans une cour tranquille, à Aga Khan. Il nous avait expliqué qu'il y avait eu beaucoup de morts parmi les siens.

Amir partit dans les montagnes pour enquêter sur ce que nous avait dit cet homme. Il finit par atteindre une vallée du nom de Kohlu.

"La route est dans un état lamentable, écrivait-il dans son rapport. De Quetta, il faut près de douze heures pour y arriver. Il faut franchir des cols si étroits qu'on peut presque toucher les deux parois. Il n'y a aucun hôtel, mais nous avons eu de la chance de trouver des chambres dans un foyer public. La vallée elle-même est désolée et magnifique. C'est un désert montagneux sec. La nuit, il fait très froid, au-dessous de zéro. Dans la journée, le soleil brille. La végétation est rare, et pourtant le fond de la vallée est parsemé de campements de nomades et de troupeaux de chameaux, de chèvres et de moutons. Les Baloutchis se déplacent sur de larges portions de l'Afghanistan, de l'Iran et du Pakistan.

Il n'y a pas d'électricité. L'eau est rare. On n'y trouve pas de gaz et très peu de fuel domestique. Ce qui est paradoxal, puisque cette vallée se trouve à moins de deux cents kilomètres de Sui, le plus grand gisement de gaz naturel du Pakistan. Mais ces gens n'en reçoivent aucun bénéfice, aucune rétribution. Pas même du gaz. La guerre qui fait rage en Afghanistan les a empêchés d'effectuer leur traditionnelle migration d'été sur les sommets, de l'autre côté de la frontière avec ce pays. Le mieux qu'ils puissent espérer, c'est de parvenir à arracher de quoi vivre à la poussière, de ce côté-ci.


Amir était aussi ému par la beauté austère, lunaire, de l'endroit, que par la situation critique de ses habitants. Empathie normale, sans doute. Les Ouzbeks viennent du nord de l'Afghanistan et de Russie. Ce sont donc les voisins des Baloutchis, et leurs tribus ont souvent eu un destin comparable.

Il poursuivait son récit. "Durant les deux à quatre jours qui ont suivi, Taj Mohammed était de plus en plus faible. Il développa de graves maux de tête. Il décida d'abord de se reposer chez lui. Mais le 28 août, il se mit à saigner des gencives, et sa famille décida de le conduire à l'hôpital public de Barkhan, à une demi-heure de route de Narkot. Le médecin qui l'examina décida qu'il lui fallait du sérum contre le venin de serpent - produit indisponible à Barkhan. Il conseilla à sa famille de le conduire à Kohlu, à moins d'une heure de jeep : là-bas, on trouvait du sérum. Plus ou moins au même moment, il se mit à saigner du nez.

Le 30 août, vers deux heures de l'après-midi, Taj Mohammed se présenta à la clinique du docteur Usman, dans la petite ville de marché de Kohlu, à douze heures en jeep de Quetta. Usman l'examina le jour même et lui nettoya les gencives.

Le lendemain de son admission, il commença à vomir du sang frais. Le docteur Usman demanda à ses deux confrères en exercice à Kohlu, les docteurs Aurangzeb et Khair Mohammed, de l'examiner. Les trois hommes décidèrent qu'il avait été mordu par un petit serpent fort répandu dans la région et dont la morsure, selon eux, n'est pas toujours perçue par les nomades. Le patient reçut donc du sérum antivenimeux et les infirmiers se préparèrent, sur le conseil des médecins, à le conduire à Multan, où se trouve un grand hôpital public. Mais Taj Mohammed demanda qu'on le ramène chez lui, à Narkot. Là, il sombra dans l'inconscience, puis mourut. Son frère, Khan Mohammed, se rappelle avoir vu sur son corps des ecchymoses bleu-noir. Il avait aussi remarqué de tout petits points rouges sur son abdomen.

Khan Mohammed est resté aux côtés de son frère pendant toute la durée de la maladie. Il se rappelle avoir essuyé son sang. Trois jours après la mort de Taj, il était fébrile. Le premier et le deuxième jour, il a commencé à souffrir de douleurs abdominales, et se rappelle clairement les petites taches rouges, comme des pétéchies, qui étaient apparues sur son abdomen. Il eut aussi des douleurs derrière la nuque et aux articulations des genoux. Après trois jours de maladie environ, il s'est rétabli.

Le 2 septembre, le docteur Usman avait de la fièvre. Pendant deux jours, il continua de travailler, malgré une sensation de faiblesse et des douleurs dans le corps. Le 5 au matin, son oncle remarqua que le docteur saignait des gencives. A ce moment, Usman informa sa famille et ses amis qu'il avait contracté un virus transmis par le cas initial Taj Mohammed. Il accepta de se rendre à Dera Ghazi Khan, une ville située à six heures de jeep de Kohlu. Là, il fut examiné dans une clinique privée par le docteur Yousuf. Celui-ci lui fit faire des examens de sang et découvrit qu'il n'avait que 16 000 plaquettes, là où le chiffre normal est de plus de 200 000. Il conseilla à son patient d'aller se faire soigner à l'hôpital universitaire Nishtar, à Multan. Le docteur Usman se rendit à Multan, mais il eut du mal à trouver un médecin pour s'occuper de lui. Il était plus de minuit, le 6 septembre, lorsqu'il fut admis en médecine générale. On le soigna contre la typhoïde et le paludisme, sans résultat. La fièvre persistait et sa numération de plaquettes restait très basse. Le patient était conscient, et absorbait de la nourriture liquide. Mais le 7 au matin, il commença à perdre du sang par le rectum. Cela dura toute la journée. Il reçut plus de cinq unités de sang complet. Dans l'après-midi, son médecin traitant conseilla de l'évacuer à l'hôpital Aga Khan de Karachi. Usman commença à vomir du sang. Vers vingt heures trente, avant que l'on ait eu le temps de le déplacer, il mourut à l'hôpital Nishtar.

Jusqu'à deux heures à peine avant sa mort, une longue procession de près d'une quarantaine de parents et amis - exclusivement des hommes - s'était présentée au chevet du docteur Usman. (Au Baloutchistan, comme en Afrique, la maladie et la mort sont des affaires publiques). Beaucoup, parmi eux, se sont trouvés exposés à de grandes quantités de sang infecté. Le cadavre fut ramené à Kohlu et enterré. Cinq jours plus tard, Jawand Shah, un des parents qui lui avaient rendu visite pendant son agonie, développa une affection fébrile aiguë. Il fut examiné par le docteur Aurangzeb (un des médecins qui avaient vu Taj Mohammed), qui diagnostiqua une morsure de serpent. Les tests de dépistage du paludisme étaient positifs. Mais le lendemain, Jawand Shah saignait des gencives. Il fut emmené à son tour à l'hôpital public Dera Ghazi Khan, où le docteur Manzoor Ahmed Qamar l'examina. Sa numération de plaquettes sanguines était très basse. Le 19 septembre au matin, il saignait du nez et vomissait du sang en quantité abondante. Jawand Shah mourut à midi. Son corps fût ramené le lendemain à Kohlu pour les funérailles. Son oncle Azim Khan se chargea de sa toilette funèbre.
"

Arrivés à ce point du rapport d'Amir, nous avons interrompu notre lecture pour essayer de dénombrer les victimes. Une dizaine en tout, dont quatre au moins étaient mortes. Amir avait mentionné l'exposition aux tiques et les problèmes qui en découlaient. Avec les insectes pullulant sur la peau des moutons, des chèvres et des chameaux, le risque d'infection était évidemment très élevé. Il n'était pas déraisonnable d'imaginer une chaîne de contamination prenant sa source dans une ville comme Multan. L'endroit se trouve à une heure d'avion de Karachi. De Karachi à l'Europe, huit heures. Aux Etats-Unis, à peine trente heures. Les distances géographiques ne constituent plus une protection, et un gros compte en banque n'est pas une garantie d'échapper à une maladie émergente. C'est à nos risques et périls que nous négligeons les maux qui affectent les pays en développement. Karachi, où nous vivons maintenant, est un chaînon essentiel dans la propagation.

Pour se rendre à l'hôpital civil de Karachi, il faut se frayer un chemin à travers des rues encombrées par la circulation. La vieille Bundah Road, qui mène à l'hôpital et au port, traverse un paysage désolé de trottoirs défoncés, d'immeubles en ruine et d'égouts à ciel ouvert.

Le docteur S.N. Bazmi Inam est pédiatre et spécialiste des questions de santé publique à l'université Aga Khan. Il émane de lui un air d'extrême lassitude qui vient peut-être des années passées à lutter contre la pauvreté et la rigidité des bureaucrates. Il est en poste à Aga Khan presque depuis ses débuts, mais c'est l'hôpital civil de Karachi (un des deux établissements publics de la ville) qu'il considère comme son "foyer". C'est là qu'il a reçu sa formation médicale de base. De temps en temps, il rend visite à son "foyer" pour voir comment il va.

Il conduit toujours les vitres relevées. L'air est alourdi par les émanations toxiques de milliers d'autos et de camions. La pollution, nous explique-t-il, a empiré avec l'explosion démographique. Une étude récente montre que Karachi, comparée aux autres grandes villes de la planète, bat les records absolus pour le taux de plomb présent dans l'atmosphère, en dépit des vents de mer rafraîchissants. Le Pakistan ajoute plus de plomb au litre d'essence que n'importe quel autre pays.

L'hôpital civil a l'aspect désolé d'un squelette qu'on aurait vêtu de quelques loques. La façade se désagrège, le hall d'entrée sinistre a besoin d'être repeint. Bazmi dit que cet établissement, comme la plupart des hôpitaux publics du pays, s'est dégradé de manière spectaculaire depuis quelques années. Il attribue ce déclin à un système où les médecins et les administrateurs accèdent aux postes les plus prestigieux grâce au favoritisme, non à leur compétence professionnelle. Le gouvernement a échoué à mettre en œuvre un système de santé valable. Les écoles de médecine accordent peu d'importance à la prévention et à la médecine générale. Elles préfèrent la formation clinique, en particulier les spécialités. En outre, l'Etat pakistanais consacre moins de 1 % de son PNB à la santé et à l'éducation - alors que 35 % sont distribués à l'armée et 30 % au paiement des intérêts de la dette publique.

- Nous souffrons à la fois des problèmes du tiers monde et de ceux du monde industriel, dit Bazmi. Et nous sommes aussi minables dans la lutte contre les uns que contre les autres.

L'hôpital civil est l'établissement médical de la dernière chance pour des milliers d'habitants de Karachi - comme le Mama Yemo à Kinshasa, le Connaught à Freetown, l'hôpital Treichville à Abidjan, et l'hôpital public de Kikwit où éclata la récente épidémie d'Ebola. Il n'est pas différent des innombrables hôpitaux publics dénués de ressources que l'on trouve dans les villes de tous les pays en développement. L'entrée des urgences résonne des hurlements d'enfants apeurés et des gémissements des blessés. Des femmes sont emmitouflées dans des dupattas et des shalwar kamiz colorés, d'autres sont vêtues de noir, le visage lourdement voilé. Les hommes arborent un joli mélange de styles, du costume occidental aux turbans et aux shalwar kamiz sombres. Mais quelles que soient les différences, ils ont en commun un besoin pressant de soins médicaux. Et leur extrême pauvreté. Les deux sont inséparables, en effet. Les soins sont gratuits, mais les patients doivent se procurer par leurs propres moyens la plupart des médicaments et des provisions dont ils ont besoin.

Avec ses 1 700 lits, cet hôpital est le plus important du Pakistan. La typhoïde et le choléra expliquent la présence d'une grande partie des patients - signe cardinal que l'approvisionnement de la ville en nourriture fraîche et en eau potable n'est pas garanti. L'hôpital lui-même leur fournit de la nourriture, mais les familles sont autorisées à en apporter également.

Vu l'insuffisance des fonds, il est difficile d'obtenir des médicaments et du sang à transfuser. La réutilisation des aiguilles et des seringues est fréquente, ainsi que les transfusions de sang non testé. Récemment, les étudiants de l'école de médecine de Karachi ont créé une association qui tente de rassembler des fonds pour fournir des soins élémentaires aux patients les plus pauvres. Leurs mots d'ordre sont accrochés en évidence au-dessus de la banque du sang.

Karachi, comme tant de mégalopoles d'Afrique et d'Asie, a connu une croissance météorique. Lors de l'indépendance du Pakistan, en 1947, ce n'était qu'un port endormi de 300 000 habitants. Elle abrite aujourd'hui près de douze millions d'âmes, et le chiffre augmente de 6 % par an. Aucun recensement n'a été effectué depuis le début des années quatre-vingt. Les emplois publics, l'argent et les postes de représentation politique dans les assemblées provinciales et nationales sont alloués en fonction de la population de chaque groupe démographique. A cause des conflits ethniques et régionaux, le gouvernement n'a pas pu, ou pas voulu, prendre le risque d'effectuer un nouveau recensement. Les tensions politiques et ethniques qui ont accompagné le développement de Karachi se reflètent dans le nombre d'habitants qui, chaque nuit, sont arrêtés, blessés ou abattus dans ce qu'on appelle des "rencontres" avec la police. Bazmi parle de "guerre civile larvée". On trouve des variantes de cette situation dans d'autres villes géantes dans le monde entier. La violence est le dernier recours des pauvres et des opprimés de la planète.

Nous voyons se répéter le processus auquel nous avons assisté en Afrique et en Amérique du Sud, où les fermiers et les éleveurs abandonnent la campagne pour les villes, dans l'espoir de trouver du travail. Sa réputation de centre commercial du Pakistan a attiré à Karachi des immigrés d'Asie centrale et du Sud-Est, voire de Russie. Des milliers de squatters y édifient des logements de fortune (les "empiétements") qui sont régulièrement détruits par la police et tout aussi régulièrement reconstruits.

Comme la natalité et l'immigration augmentent sans cesse, les infrastructures, déjà mises à rude épreuve, continuent de se détériorer. La nuit, à Karachi, la moindre bouffée d'air apporte la puanteur des égouts à ciel ouvert. De nombreux quartiers sont totalement dépourvus de tout-à-l'égout, et les ordures s'écoulent dans des fossés. Non seulement l'eau du robinet n'est pas potable, mais elle doit souvent être livrée par camion - soit parce que les tuyaux sont insuffisants, soit parce qu'ils sont "fermés pour réparations". En l'absence de système sanitaire, les matières fécales rejoignent l'eau et la nourriture. Les habitants contractent la typhoïde et autres infections à Salmonella, la shigellose, le choléra, des infections gastro-intestinales dues à Escherichia coli ou à bien d'autres micro-organismes - bactéries ou virus. On les traite avec des antibiotiques à large spectre, souvent en dépit du bon sens, ce qui a pour résultat de sélectionner des souches de bactéries de plus en plus résistantes. C'est un cercle vicieux. (Les bactéries se répandent chez des millions de personnes soignées aux antibiotiques, qui sélectionnent des souches résistantes qui seront renvoyées dans les eaux.) Il y a dix ans, Salmonella typhi - cause de la fièvre typhoïde et bactérie la plus répandue dans les hémocultures des hôpitaux et cliniques de Karachi - était sensible aux antibiotiques les moins chers et les plus communément utilisés. Aujourd'hui, elle résiste totalement à trois antibiotiques au moins. De la même façon, une nouvelle souche de choléra baptisée 0139 vient d'apparaître en Asie du Sud (y compris à Karachi). Elle résiste aux sulfamides communs.

Dans ces conditions, que peuvent faire les nomades ? Rester dans leur vallée déserte, où la guerre les empêche de vivre selon leurs traditions ? Mourir de faim, ou d'une quantité de maladies infectieuses ? Ou ne vaut-il pas mieux tenter sa chance dans une ville comme Karachi ?
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 05 Mai 2019, 06:56

Au Pakistan, les "chasseurs de virus" se mettent en quête des virus de l'hépatite et s'apprêtent à faire une importante et dramatique découverte. C'est Sue qui parle. L'enquête se déroule tout d'abord dans la ville de Hafizabad dans le nord-est du pays.

Le regard impatient, un homme grand et mince aux cheveux blonds cherchait son chemin le long d'une avenue étroite, dans une ville rurale du Pendjab. Il était suivi d'un groupe curieusement assorti, comprenant notamment trois ou quatre récents diplômés de l'université Aga Khan. Une troupe colorée leur collait aux talons : enfants, chèvres, poulets et jeunes gens en shalwar kamiz, l'habit national pakistanais qui consiste pour les hommes en une chemise très large et très longue, et pour les femmes en une tunique brodée et ornée de verroterie. Cette foule ne voulait pas manquer ce qui promettait de briser la routine de leur existence - de les distraire, peut-être même de les faire rire.

Nous étions repartis à la chasse au virus. Il s'agissait cette fois de l'hépatite. L'homme blond et mince était Steve Luby, le responsable de l'expédition. Joe l'avait engagé pour lui confier la direction d'un nouveau programme épidémiologique au service des SSP (sciences de santé publique) d'Aga Khan. Au Pakistan, la pratique épidémiologique était presque inconnue. La proposition de Joe éveilla donc l'intérêt de Steve, même s'il n'avait jamais posé les yeux sur une carte du pays. Pour un jeune diplômé du Service de renseignement épidémiologique et interne en Médecine préventive au CDC, cela représentait un défi excitant. Sans visite préalable, il était arrivé à Karachi à la mi-septembre 1993, accompagné de sa femme Jenny, de quatre jeunes enfants et d'un vieux chat. Deux mois plus tard, il chassait le virus au Pendjab, à la tête de son groupe de novices enthousiastes.

Steve était à la fois le patron et le guide. Il cherchait son chemin sur un immense plan tracé à la main et couvert d'annotations. C'était le seul plan existant de Hafizabad. Cette ville de 120 000 âmes se trouve au cœur d'une région agricole, à près de trois heures de route de Lahore, l'ancienne cité des empereurs mogols. Nous étions là à cause du nombre de jaunisses recensées récemment, qui suggérait qu'une forme quelconque d'hépatite se répandait dans la population. Nous n'étions pas à la recherche d'un virus unique. L'hépatite peut avoir des formes diverses que l'on désigne par différentes lettres de l'alphabet. Il s'agit d'une inflammation du foie qui entraîne notamment une jaunisse (ainsi nommée d'après la couleur que prennent la peau et le blanc des yeux). La nausée et une faiblesse générale figurent également parmi les symptômes. La plupart des personnes frappées par la maladie sont contaminées par un des deux virus (hépatites A et E) dont la propagation est favorisée par des conditions sanitaires rudimentaires. Il n'était pas étonnant qu'ils prospèrent dans un pays comme le Pakistan. En guise d'égouts, Hafizabad ne disposait que d'un réseau de canalisations à ciel ouvert. Cette situation est loin d'être exceptionnelle. Les eaux sales coulent directement des maisons à ces caniveaux. On y aperçoit souvent des choses ignobles dérivant au gré du courant. La présence de monceaux d'ordures en putréfaction accroît encore la puanteur.

Mais l'absence d'équipements sanitaires publics ne suffisait pas à expliquer l'épidémie, ni le nombre élevé de victimes. Il n'existait qu'un moyen de découvrir ce qui se passait. Nous devions organiser une étude, faire des prises de sang et procéder aux analyses. Il nous fallait contourner plusieurs obstacles. Aucun recensement n'avait été organisé au Pakistan depuis 1981, et toutes les données dont nous disposions étaient périmées. Nous allions devoir mettre au point une méthode pour mener une étude épidémiologique fiable. Steve décida de choisir une maison dans chacun des vingt-sept arrondissements. Si l'on veut tirer des conclusions sur une population ou un lieu donnés, il faut procéder à une "enquête aléatoire". Après tout, il est impossible d'interroger et de prélever du sang à tous les habitants d'une ville. Ce serait trop onéreux, en temps et en argent. On travaille donc sur un échantillon de population défini par le calcul et reflétant fidèlement les conditions qui affectent l'ensemble des habitants. C'est le principe utilisé, notamment, pour les sondages politiques.

Théoriquement, il était très facile de choisir les maisons qui feraient l'affaire. Dans la réalité, les choses étaient beaucoup plus compliquées. Quand on se retrouva dans le labyrinthe des ruelles de Hafizabad, il fut très difficile de se repérer. Comme il s'agissait d'une enquête aléatoire, Steve choisit sa "première" maison à l'aide d'une méthode simple, qui repose sur un des outils essentiels au travail de l'épidémiologiste : une bouteille de Coca-Cola vide.

Partout dans le monde, on utilise ce qu'on a sous la main, n'importe quoi qui fasse l'affaire. Quoi de plus facile à trouver qu'une bouteille de soda ? Comme nous venions tous d'Atlanta (le siège de Coca-Cola), notre choix s'imposait. Un interne nommé Karim Quamruddin fut chargé de cette mission, ce qu'il eut l'air de considérer comme un privilège. Au carrefour indiqué sur le plan, il posa la bouteille sur le sol et la fit tournoyer. Nous étions cloués sur place, comme devant une roulette de casino. La bouteille s'immobilisa. Nos regards se dirigèrent dans la direction désignée. Nous avions notre première maison.

Le moment était venu, pour Steve et moi, de rester en retrait et de laisser nos jeunes recrues prendre les choses en main. De toute façon, les habitants du quartier ne parlaient que l'ourdou ou le pendjabi, ce dont Steve et moi étions incapables. Une étude sur le terrain est d'autant plus réussie que l'on invite l'enquêteur à entrer dans les maisons : dans les lieux mêmes, il lui est beaucoup plus facile d'expliquer ses intentions, d'interroger les habitants et d'obtenir l'autorisation de leur prendre du sang. Pour y parvenir, il faut parfois du charme, de l'énergie et beaucoup d'éloquence. Nos jeunes collègues pakistanais ne manquaient d'aucune de ces qualités. Mais les habitants avaient aussi de bonnes raisons de se montrer coopératifs. Ils savaient qu'il y avait eu un certain nombre de cas inexpliqués de maladie marqués par la jaunisse, ce n'était pas sans les inquiéter. En fait, certains d'entre eux nous ont demandé de leur venir en aide. Nous leur expliquions que nous étions à la recherche de la cause de l'infection, que nous voulions empêcher que les cas se multiplient, et ils étaient plus qu'heureux de nous ouvrir leur porte. Il était parfois difficile de se soustraire à leur hospitalité, et les journées de travail étaient longues. Comme il n'y avait pas d'hôtel, les membres de l'équipe étaient contraints de faire la navette matin et soir (une heure de route par trajet) jusqu'à la ville voisine de Gujranwala. On empruntait une route étroite et embouteillée, à travers les rizières. Étant donné le risque permanent de percuter un autre véhicule, ces trajets constituaient sans doute la partie la plus dangereuse de l'enquête.

Après avoir frappé aux portes et s'être introduits chez les gens pendant trois semaines, nos équipiers avaient interrogé trois cent vingt personnes "choisies au hasard" et pris du sang à la plupart d'entre elles. Les premières données nous permirent de conclure provisoirement que la plupart des cas de jaunisse avaient été provoqués par le virus de l'hépatite E. (Celui-ci se transmet par voie orale et fécale, et contamine souvent l'eau). Il avait la réputation d'être assez répandu dans la région. Mais, bien entendu, nous n'en serions certains qu'après avoir reçu les résultats des analyses de sang.

Quels que soient ces résultats, la population devait prendre quelques précautions élémentaires pour se protéger. Nous devions l'informer de la nécessité de stériliser l'eau potable et de faire cuire convenablement la nourriture. Nous trouvions heureusement des gens disposés à nous écouter. Ils étaient si intéressés qu'ils nous invitaient chez eux, insistant pour nous offrir d'excellents mets très élaborés - riz pilaf, chapatis, fruits frais et thé au lait très fort et sucré. Personne n'était plus conscient que nous des dangers de la contamination par la nourriture. Nous avions évité jusqu'alors de manger ailleurs qu'à l'hôtel. Mais nous ne voulions pas offenser nos hôtes. Nous mangions donc, et nous buvions, et nous attendions pour voir qui attraperait la jaunisse. Nous avons survécu, tout comme nos foies ont survécu.

Nous nous sommes installés devant nos ordinateurs pour analyser les données de l'enquête et les résultats de laboratoire des analyses de sang. Une surprise de taille nous attendait. Sur cent personnes testées - toutes apparemment en bonne santé -, sept étaient contaminées. Mais pas par l'hépatite E (dont on guérit sans difficulté). Il s'agissait d'un autre virus hépatique véhiculé par le sang, à l'instar du VIH. Un virus silencieux qui (comme le VIH, là encore) infecte sa victime sans symptômes visibles, tapi à jamais dans l'organisme-hôte, détruisant lentement des cellules vitales. Le sida détruit le système immunitaire. Ce virus, lui, choisit une autre cible. Des années après l'infection - la période d'incubation peut durer plusieurs décennies -, il détruit le foie de la personne infectée, lentement et douloureusement. Le ventre gonfle, le patient vomit du sang en quantité. Quand le virus a fini son travail, sa victime meurt de défaillance hépatique, parfois d'un cancer du foie. Il s'agit de l'hépatite C.

Nous ne savions trop quoi faire de notre découverte. Aux Etats-Unis, le taux d'infection par l'hépatite C est de très loin inférieur à 1 pour mille. Ici, il s'agissait de 7 %. En d'autres termes, 7 % des dons de sang risquaient d'abriter un virus mortel.

Que se passait-il ? Nous avions plusieurs indices. L'hépatite C, comme le sida, se transmet par l'intermédiaire d'aiguilles réutilisées. C'est pourquoi elle est très répandue chez les toxicomanes. Mais à Hafizabad, nous n'avons pas trouvé le moindre toxicomane.

Nous savions que le risque de contamination de l'hépatite C par voie sexuelle est beaucoup plus faible que pour le VIH. Pour autant, nous ne pouvions pas écarter les rapports sexuels des moyens de transmission de la maladie. Mais nous étions dans une ville agricole et traditionaliste fondée sur des structures sociales très fortes, où la prostitution était quasi inexistante et l'homosexualité rarissime. En outre, on trouvait parmi les sujets infectés des mères de famille et des enfants musulmans. Pour comprendre ce qui se passait, nous devions poser des questions intimes et précises. Certains de nos amis pakistanais nous conseillèrent d'y renoncer. Dans cette société, on ne posait pas de questions intimes. Mais nous n'avions pas d'autre moyen de trouver ce que nous cherchions. Steve insista donc.

- Il faut essayer, disait-il. Qu'avons-nous à perdre ?

Nous sommes retournés à Hafizabad, munis d'un questionnaire plus détaillé, plus précis. Dans la pire des hypothèses, on nous claquerait la porte au nez. Ce ne fut pas le cas. C'était surprenant, et gratifiant. Nous avions craint de provoquer la gêne et la colère, mais la plupart des gens que nous interrogions furent très ouverts et serviables. Ils comprenaient l'importance de notre mission et acceptaient de coopérer.

Le premier indice qui nous aida à éclaircir le mystère était apparu lorsque nous avions apporté nos échantillons au laboratoire de l'hôpital local. Comparé à la plupart des labos que j'avais vus dans les pays du tiers monde, celui-ci était propre et bien tenu. Mais il n'était équipé que d'une vieille centrifugeuse, d'un antique microscope, de quelques lamelles écornées et d'un stock pathétique de tubes à essai ébréchés sur un vieux présentoir de bois - le tout disposé sur une table aux carreaux fendus. Il y avait aussi trois aiguilles et trois seringues. C'était là tout l'équipement du laboratoire. Dans le couloir, six patients au moins faisaient la queue en attendant leur prise de sang.

Nous poursuivîmes notre enquête. Bien que la plupart des habitants fussent très pauvres, la ville était bien pourvue en médecins généralistes. Très peu étaient qualifiés. Les autres se contentaient d'accrocher une pancarte faisant état de leur profession, et les patients crédules ne se faisaient pas prier pour aller les consulter. On disait qu'il suffisait, pour devenir médecin, d'une planche de bois et d'un pot de peinture. Ces généralistes n'étaient pas en situation de monopole. Ils étaient en concurrence avec les hakims, guérisseurs traditionnels qui dispensent philtres et charmes. Les patients ne consultaient les hakims que pour des troubles mineurs. Lorsque les symptômes étaient plus sérieux, ils préféraient le médecin, surtout s'ils se sentaient faibles. Ils étaient persuadés que rien ne vaut une bonne piqûre pour redonner des forces. Ce que l'on mettait dans la seringue, c'était le problème du docteur. Et si le docteur pensait qu'une perfusion se justifiait, c'était encore mieux. En fait, il ne s'agissait la plupart du temps que de simples injections de vitamines. Il arrivait même qu'elles ne contiennent que de l'eau. Que les patients en aient besoin ou non, les médecins avaient la meilleure raison du monde d'encourager les injections. Elles rapportent beaucoup d'argent.

Il n'était pas difficile, dans les cliniques et les cabinets médicaux, de trouver des aiguilles et des seringues. Ce qui était frappant, c'était leur nombre limité, en comparaison de la quantité d'injections administrées par les médecins. Nous cherchâmes du matériel de stérilisation. Mais nous n'avions vu que des aiguilles et des seringues jetables en plastique. Elles sont difficiles à stériliser. Elles sont conçues précisément pour ne servir qu'une fois, et être détruites après usage. Si l'on fait bouillir des seringues en plastique, les repères s'effacent, ce qui empêche les infirmières de mesurer les doses de liquide. La plupart du temps, les seringues finissaient par être rincées à l'eau tiède.

Nous trouvâmes bien peu de liquides de stérilisation, en tout cas, et pas le moindre appareil pour faire bouillir les instruments. Dans un cabinet médical, nous avons découvert un stérilisateur électrique... mais le bâtiment n'avait pas l'électricité ! Il était évident que les seringues et les aiguilles jetables étaient réutilisées sur une grande échelle, sans même être stérilisées. Dans ces conditions, l'hépatite C se propage avec une incroyable rapidité.

Nous continuâmes à analyser nos données. Il était évident qu'il existait une corrélation directe : les individus dont le sang abritait l'hépatite C se faisaient faire régulièrement des piqûres. Mais les injections dispensées à l'aveuglette n'étaient pas le seul moyen de propager le virus. L'infection se répand aussi grâce aux transfusions sanguines. Pourtant, et bien qu'il existât un test de dépistage (disponible depuis 1992), personne ne cherchait la présence d'hépatite C dans le sang des donneurs. Le problème, c'est qu'au Pakistan une transfusion sanguine coûte l'équivalent de vingt dollars. Le test pour l'hépatite C coûte quinze dollars (beaucoup plus que le test de dépistage du VIH). Personne, dans une ville comme Hafizabad, ne pouvait se l'offrir. En fait, le test en soi n'est pas cher. Mais la compagnie américaine qui possède le monopole commercial de certains de ses composants en fixe le prix comme elle l'entend. Nous avons contacté un de ses représentants, qui a pris un ton désolé et nous a offert quelques tests gratuits. Point final. Il s'agit d'une grosse affaire...

Dans ces conditions, quelle était notre responsabilité ? Que pouvions-nous faire pour enrayer cette épidémie ? Nous pouvions essayer de mesurer son étendue et nous pencher sur la manière dont elle se propageait. Nous pouvions aussi transmettre nos découvertes au monde entier, et publier nos résultats dans les revues médicales.

Mais la situation se compliqua : au même moment, le sida commençait à se répandre à son tour. Le problème de la transmission de l'hépatite C passa au second plan.


L'enquête se poursuit dans un endroit très différent, un gros village du sud du pays.

Hafizabad était-elle un cas unique ? Ou bien cette épidémie silencieuse se cachait-elle dans tout le pays ? Pour se faire une idée de son importance, Steve se rendit à Dur Mohammed Goth, un village situé à une quarantaine de kilomètres de Karachi. Il était accompagné d'un groupe d'étudiants en médecine d'Aga Khan. Dur Mohammed Goth, qui ressemble à des milliers de bourgs disséminés à travers le Pakistan, se vante pourtant de posséder une clinique, un centre de planning familial et deux écoles (l'une publique, l'autre privée) où l'enseignement est dispensé en anglais, en ourdou et en sindhi. De plus, la plupart des enfants de la région apprennent une quatrième langue, le baloutchi. Les travailleurs sociaux offrent fièrement aux visiteurs des brochures décrivant les progrès dont ils font bénéficier leurs concitoyens. Il ne s'agit donc pas d'un village totalement isolé, aux habitants privés d'instruction.

Disposés à l'extérieur de la clinique, Steve et ses hommes interrogeaient les patients qui en sortaient. Après leur avoir demandé s'ils avaient reçu une piqûre, ils leur proposaient de leur faire une prise de sang. La plupart des patients avaient consulté le docteur pour des affections mineures - fièvre, maux de tête, crampes, diarrhée - dont la plupart ne justifiaient pas d'injections. Le résultat du sondage était renversant. 82 % des patients, ce jour-là, avaient reçu une injection.

Dans la soirée, Joe et moi regardions la télévision, lorsque le téléphone sonna. C'était Amir Javed Khan, un de nos meilleurs étudiants. Il avait participé à l'enquête de Dur Mohammed Goth. Il semblait bouleversé.

- Je suis avec Shaper, dit-il. (Shaper Mirza, une jeune technicienne très douée, qui faisait l'essentiel du travail de laboratoire). Nous avons un problème.

- De quoi s'agit-il ? demandai-je.

- Shaper vient de finir les tests pour l'hépatite C sur les prises de sang des patients qui sortaient de la clinique. Quelque chose ne va pas. Nous avons plus de 60 % de positifs.

Plus de 60 % ? C'était inimaginable. Plus de six patients sur dix ? Je demandai à parler à Shaper. Je voulais m'assurer qu'il n'y avait pas d'erreur.

- Vous avez nettoyé convenablement les lames ? Tous vos contrôles étaient corrects ?

- Oui, me dit-elle. Ils ont tous été contrôlés. Pour être sûre, j'en ai placé d'autres en supplément. Nous avons même utilisé le sang d'Amir comme témoin. Il est négatif.

- Que disaient les relevés ?

- Très hauts. Tous étaient très hauts.

Le lendemain, nous avons décidé de répéter les analyses pour recouper le travail d'Amir et de Shaper. Il n'y avait pas d'erreur. Les résultats étaient identiques. Plus de 60 % de positifs. Nous devions accepter le fait : la majorité d'un échantillon aléatoire de patients d'un village du Pakistan était contaminée par l'hépatite C. Et la seule source concevable, c'étaient les médecins généralistes. Selon nos estimations, ils utilisaient chaque aiguille pour trois patients en moyenne - mais le chiffre pouvait être beaucoup plus élevé -, et sans stérilisation. C'était un vrai cauchemar.

Nous avons comparé nos notes avec celles d'autres épidémiologistes et médecins effectuant un travail similaire. Dur Mohammed Goth n'était pas une exception, pas plus que Hafizabad. Il suffisait de visiter les salles communes des hôpitaux publics pour trouver des foules de patients souffrant d'affections hépatiques en phase terminale. Il s'agissait la plupart du temps de l'hépatite C. Nous avions toujours été conscients du problème. Désormais, nous connaissions sa source. La situation n'était pas fondamentalement différente de ce que nous avions vu en Afrique pendant les épidémies d'Ebola ou de Lassa. En toute bonne foi, ou à cause de leur cupidité, les médecins répandaient des virus mortels en utilisant des traitements médicaux modernes dans des conditions misérables, et sans se préoccuper des règles fondamentales de l'hygiène. Mais, contrairement à ce qui se passe avec Ebola et Lassa, le virus peut rester discret (comme le VIH), et attendre des années avant de mettre en œuvre sa mortelle biochimie, aux dépens d'un hôte qui ne se doute de rien. Peu de médecins interrogés par nous semblaient conscients de leurs actes ou de leurs implications. Quelques-uns ne pensaient pas faire du tort à quiconque. D'autres s'en fichaient, simplement. C'est toujours l'argent qui gouverne le monde.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 06 Mai 2019, 04:33

Et c'est au Pakistan que se terminera notre "feuilleton" sur les "Chasseurs de virus". D'abord une petite visite édifiante de l'hôpital Aga Khan.

Difficile d'imaginer contraste plus fort qu'entre l'hôpital public, au centre de Karachi, et l'hôpital universitaire Aga Khan, qui se trouve dans un quartier résidentiel élégant à vingt minutes de voiture. L'université Aga Khan est peut-être un des meilleurs établissements de son genre dans le sous-continent indien. Tout de marbre, de tuiles et de stuc, il a coûté, il y a dix ans, trois cents millions de dollars - somme exorbitante pour le Pakistan. Un certain nombre de lits sont occupés par les patients les plus démunis. Mais la plus grande partie de l'hôpital est réservée à une clientèle aisée. Dans ce pays, il n'y a pas à proprement parler d'assurance maladie. L'université comprend une école de médecine, avec un département des sciences de la santé publique (SSP), une école d'infirmières et un institut de développement éducatif, en plus de la clinique privée. Le tout est construit autour d'une série de jardins qui évoquent l'âge d'or de l'architecture sindhie. Les murs de grès rouge sont conçus selon un procédé traditionnel des peuples du désert, qui produit une ombre permanente et adoucit l'impact du soleil en milieu de journée. Les patients et leurs familles se réunissent souvent pour bavarder dans les jardins paisibles. Mais, comme nombre d'institutions de haut niveau dans le monde entier, Aga Khan se bat pour obtenir les moyens de fournir les meilleurs soins à tous, y compris les plus pauvres, et paie pour cela. Il s'agit d'une sorte de schizophrénie sociale et économique contre laquelle il n'existe pas de traitement simple.

Le docteur Saeed Hamid est gastro-entérologue. Cet homme affable, à la voix douce, a suivi ses études de troisième cycle à Londres. Ses manières effacées masquent une certaine impatience. Depuis que l'hépatite est devenue un problème de santé publique de premier plan, il a compris peu à peu que les maladies qu'il soigne relèvent plus des problèmes économiques et sociaux que des conditions cliniques. Quatre ou cinq fois par semaine, le matin, il entraîne dans ses visites aux malades une demi-douzaine d'internes enthousiastes.

Le premier patient que nous rencontrons est un homme de soixante ans, la peau sombre et la barbe grise, qui souffre d'une grave hépatite B. A l'instar de l'hépatite C, ce virus circule dans le sang et détruit lentement le foie. Mais il existe un vaccin efficace contre lui. L'ennui, c'est que des pays comme le Pakistan ne le donnent pas à leurs enfants, qui en ont pourtant bien besoin. Depuis quelques années, ce patient, comme beaucoup d'autres, passe de longues périodes à l'hôpital. On ne peut pas faire grand-chose pour lui. Traiter les symptômes, drainer le fluide de son abdomen et lui donner une piqûre d'albumine (coût : cent dollars) pour élever son taux de protéines sériques : autant de mesures temporaires, qui sont loin de constituer une thérapie. Saeed nous explique que le coût d'un tel traitement représente plus de cinquante fois le prix d'un vaccin. La clientèle de Saeed compte un nombre infini de cas de ce genre.

Le second patient, ce matin-là, est une femme de cinquante-deux ans qui souffre elle aussi d'une maladie du foie au stade terminal. Elle aussi a passé beaucoup de temps, tout au long de sa vie, à entrer et à sortir de l'hôpital. Elle a rarement consulté deux fois le même docteur. Voilà un autre gros problème, nous dit Saeed. Il est rare que les gens aient un médecin traitant régulier. Il en résulte que personne n'est capable de saisir le mal à ses débuts, au moment où le malade peut encore être soigné efficacement.

Notre troisième patient ne souffre pas seulement d'insuffisance hépatique, mais aussi d'insuffisance rénale. Ce n'est pas un hasard. Les gens qui subissent de nombreuses transfusions et des dialyses régulières ont d'autant plus de chances d'être piqués avec des aiguilles non stériles et d'attraper des virus de l'hépatite.

- Nous conseillons sans relâche aux centres médicaux d'employer des machines à dialyse différentes pour les malades atteints d'hépatite B et C, afin de réduire les risques de contamination, dit encore Saeed. Mais cela coûte cher. Les centres parviennent à réserver des machines pour l'hépatite B, mais pas pour la C.

C'est là un nouvel exemple du mauvais usage, faute de moyens appropriés, des techniques importées d'Occident. Il n'y a pas de programme de vaccination contre l'hépatite B. Mais il y a un programme de dialyse rénale à l'hôpital public.

Suivi de ses internes, Saeed descend un étage plus bas, vers les urgences. Il y a là un homme qu'il veut examiner - affligé lui aussi d'une maladie du foie en phase terminale. Il a été admis deux nuits plus tôt, vomissant du sang. Saeed nous raconte qu'il a demandé à quitter l'hôpital dès le lendemain, sous prétexte qu'il se sentait mieux. Il est rentré chez lui, et s'est remis à vomir du sang. Il est donc revenu à l'hôpital.

- Cela aurait coûté moins cher s'il était resté la première fois, dit Saeed. Mais il est facile de comprendre pourquoi il est parti. Le compteur tournait.


Ensuite, une illustration des actions que peuvent mener les jeunes générations formées dans un tel centre hospitalo-universitaire.

A quelques kilomètres du centre urbain de Karachi, des tours de bureaux, des banques et des boutiques de luxe, se trouve un quartier appelé Essa Nagri. Un quartier de taudis. En ourdou, katchi abadi - logements pauvres, provisoires. Essa Nagri est l'une des cinq zones de taudis où opèrent les SSP de l'université Aga Khan. Le travail est supervisé par Shaista John, une assistante sociale de vingt-neuf ans, et Safia Dhouri, infirmière visiteuse, d'une cinquantaine d'années. (Seules les femmes ont accès aux domiciles privés en qualité d'agents de la santé publique. Les portes restent fermées aux hommes.) On accède au centre médico-social par une des sept ruelles défoncées qui sillonnent le quartier. Elles sont encombrées d'enfants, de charrettes et d'ânes, auxquels se mêlent toxicomanes et arnis (buffles d'eau). Lorsque le centre a ouvert ses portes en 1987, ces ruelles étaient envahies par la vase des égouts, au point qu'il fallait marcher sur des planches. Les égouts n'ont pas totalement disparu - le ruisseau qui court au milieu du quartier émet toujours une odeur fétide - mais au moins les planches ne sont plus là, et il est possible de marcher sur quelque chose qui ressemble à la terre ferme. Le centre proprement dit n'est rien de plus qu'une structure austère en ciment de deux étages, équipée de quelques tables en bois et de chaises pliantes, de deux vieux classeurs métalliques, et d'une plaque chauffante pour garder en permanence du thé pour les visiteurs.

A l'origine, le rôle du centre était de sensibiliser les habitants aux problèmes liés à l'hygiène publique et à la prévention. Mais il s'est développé, peu à peu, jusqu'à inclure la question de la pauvreté et de l'aide sociale. Shaista est particulièrement fière d'un programme qu'elle a mis sur pied : "Les enfants pour les enfants." Comme de plus en plus de femmes travaillent, les aînés doivent se charger de leurs jeunes frères et sœurs et les protéger. Shaista se sert de saynètes et de petits sketches satiriques pour inciter les adolescents à assumer la responsabilité du foyer en l'absence des parents.

Si les enfants de Karachi ont un futur, ils le devront à des gens comme Shaista. Il est dommage que ces gens soient si peu nombreux.


Enfin, une réflexion-conclusion de Joe sur les menaces que fait peser le VIH-sida sur un pays comme le Pakistan et sur bien d'autres.

Le 1er décembre, dans le monde entier, on célèbre la Journée internationale du sida. Jusqu'à une époque récente, le Pakistan ignorait l'événement, négligeant la menace que le mal fait peser sur sa population. Pendant des années, Sue et moi, comme de nombreux agents de la santé publique, avons ressassé à qui voulait l'entendre (et sans doute à un nombre bien plus élevé de gens qui ne voulaient pas l'entendre) que l'Asie était particulièrement menacée par le sida. Personne ne voulait jouer les Cassandre, mais la menace n'était pas loin de se réaliser. J'avais vu ce qui s'était passé en Afrique. Je n'avais pas envie de voir cela se répéter sur un autre continent. Plus vite les pays d'Asie agiraient, arguais-je, plus il y aurait de chances d'atténuer l'impact de l'épidémie. Après avoir prononcé un discours sur ce thème, en 1985, à San Antonio (Texas), lors d'une conférence internationale, je reçus une lettre courroucée d'un médecin thaïlandais m'accusant de calomnier son pays - pour la simple raison que j'avais signalé la montée de la prostitution et de la toxicomanie à Bangkok. Ce n'est que lorsque le taux de VIH a explosé, en 1989, que les Thaïs comprirent que moi-même et tant d'autres, nous avions eu raison.

Aujourd'hui, il ne fait de doute pour personne que le sida se répand à travers tout le continent. C'est pourquoi l'attitude du Pakistan est si inquiétante. Toujours le même argument. "Cela ne nous arrivera pas. Nous sommes différents." Et pourtant... L'OMS a déclaré récemment que le centre de gravité de la pandémie commençait à se déplacer de l'Afrique vers l'Asie. Ce continent, qui englobe 60 % de la population mondiale, abritera bientôt le plus grand nombre de personnes contaminées. On estime qu'au début du deuxième millénaire l'Inde sera le pays le plus touché au monde.

Les pays d'Asie les plus menacés par le sida sont ceux qui sont prédisposés aux troubles sociaux - à cause d'une extrême pauvreté combinée à la violence et au chaos. Parmi eux : le Cambodge, le Vietnam et l'Inde. Fin 1995, le Pakistan avouait huit cents cas déclarés de sida. Tout le monde sait que le nombre réel était beaucoup plus élevé. 70 % des habitants du pays sont illettrés, et les victimes du sida y sont montrées du doigt. Les agents de la santé publique risquent parfois leur vie lorsqu'ils les interrogent dans le cadre de leurs enquêtes sur la propagation de la maladie. Il est arrivé par exemple qu'un homme atteint du sida menace un enquêteur de lui faire "sauter la tête" s'il osait remettre les pieds chez lui. Il tenait une Kalachnikov - arme d'assaut fort répandue au Pakistan depuis la guerre d'Afghanistan - et il ne faisait aucun doute qu'il était prêt à s'en servir.

Même devant de tels problèmes, nous refusions de baisser les bras. Depuis notre arrivée à l'université Aga Khan, nous avons incité les gens à agir avant que le sida n'envahisse le pays. Nous avons lancé un projet de faible importance, doté de moyens insuffisants, sous la direction de Shehla Baqui, un jeune médecin qui venait de travailler quatre ans dans le Bronx. Le programme fut long à démarrer, car il reposait sur une idée étrangère à beaucoup de gens. Nous bénéficions maintenant de la collaboration active du docteur Sharaf Ali Shah, qui dirige le Programme Sida dans la province du Sind. Le Programme Sida officiel, au plan national, est très pauvre et n'a réussi qu'à dilapider de précieuses ressources sans résultat concret. Après dix ans de travail, on dispose de peu de données précises, s'il en est, sur la situation du sida au Pakistan. Notre collaboration avec le ministère provincial de la Santé (avec le soutien de l'université d'Alabama, à Birmingham, et le programme Fogarty du gouvernement américain) nous a permis de développer un groupe de travail, composé de professionnels ayant la volonté d'engager une action énergique contre le fléau. Aujourd'hui, nous sommes en mesure de former plus le personnel et de créer des cliniques spécialisées à Karachi.

La Marche contre le sida a été organisée par le docteur Sharaf Ali Shah. Cet homme intelligent et déterminé s'est révélé un habile diplomate. Il fit en sorte que les besoins du programme soient satisfaits, tout en s'assurant que les intérêts politiques et religieux en jeu ne soient pas menacés. Pour bien faire comprendre que le sida concerne tout le monde, il recruta autant d'écoliers que possible. La pédagogie doit commencer auprès des membres les plus jeunes de la société. Contrairement à nombre de leurs aînés, ils restent ouverts aux idées nouvelles.

Mais d'autres monstres sont en liberté. La famine, la pollution, l'analphabétisme, la dégradation de l'environnement. Tous ces maux représentent le prix de l'accroissement démographique et de la paupérisation. Nous pensons que ces deux facteurs constituent la principale source des maladies infectieuses émergentes. Il faut s'y attaquer si l'on veut obtenir des résultats significatifs.

Il est certain que l'humanité enregistre des succès considérables. La science est parvenue à expédier des hommes dans l'espace, à séquencer le génome humain, et elle a commencé à déchiffrer les secrets des infimes particules qui composent toute matière. Malgré cela, nous sommes convaincus qu'en l'absence d'une solution aux problèmes de la surpopulation et de la pauvreté, tous ces progrès risquent fort de ne profiter qu'à quelques-uns, voire d'être complètement inutiles. Les mots doivent être suivis d'une action concertée. Pour nous, il est clair que tout effort pour réduire la croissance démographique et alléger les souffrances de centaines de millions de personnes exige un soutien politique et des financements d'une importance inédite, ainsi qu'un engagement total de la communauté scientifique de la planète. Et il faut autre chose, en plus : une vision cohérente de la situation.

Que pouvons-nous dire aux nomades et aux pauvres gens du Pakistan rural ? Que pouvons-nous dire aux pauvres gens de ces pays que nous avons visités tout au long de ce livre ? Quel choix ont-ils ? Souffrir de fièvres hémorragiques virales comme Ebola, comme la fièvre Crimée-Congo ? Ou bien affronter les villes surpeuplées, polluées et violentes où fourmillent les porteurs du sida, le VIH ? Ils sont pris, comme nous-mêmes, entre deux mondes qui entrent en collision. Et dans le monde des virus, c'est nous qui sommes les envahisseurs.


Fin décembre 1996, Joe et Sue s'apprêtent à regagner les Etats-Unis.

Au Pakistan, les programmes se développaient, et nous avions progressé peu à peu. Sous la direction qualifiée et énergique de Steve Luby, le programme épidémiologique que Joe avait lancé à Karachi produisait toute une génération d'épidémiologistes pakistanais jeunes et bien entraînés - une espèce inconnue jusqu'alors dans ce pays. Steve et ses collègues ont même créé à Karachi une maîtrise en épidémiologie. Le laboratoire progressait bien, aussi, avec une section de virologie moléculaire prospère, dont une partie de l'équipe suit maintenant des doctorats à l'étranger. Nous avons même vu poser la "première pierre" du bâtiment qui abritera le nouveau laboratoire de niveau 3, près du nouvel immeuble du service des Sciences de la santé publique que Joe avait dirigé. Nous avions joué un rôle important dans le déblocage des fonds pour ces bâtiments. Certes, Karachi ne deviendrait pas du jour au lendemain un havre de la recherche scientifique et de la santé publique. Du moins s'y trouvait-il pour la première fois des jeunes gens munis des outils scientifiques qui leur permettraient d'identifier - peut-être même de commencer à corriger - quantité de problèmes de santé publique qui se posent dans la région. Nous savions que nous laissions ces programmes naissants entre de bonnes mains, et nous y restions associés.


C'est alors que Joe participe à un entretien à Paris à l'Institut Pasteur, en vue de la création d'un programme d'épidémiologie. Dans la foulée, Joe et Sue sont contactés par Charles Mérieux qui leur annonce son intention de construire un laboratoire P4 à Lyon, projet dans lequel Sue s'impliquera fortement.

Le projet était étonnant, tant par sa forme que par sa clairvoyance. Charles Mérieux répète depuis vingt ans que la France (l'Europe, par conséquent) a besoin d'un laboratoire de niveau 4 important, où il serait possible de manipuler toutes sortes d'agents infectieux. Un besoin qui se fait encore plus pressant avec l'émergence de nouveaux agents et de nouvelles épidémies, comme celle d'Ebola à Kikwit (1995). L'Europe a été lente à réagir à ce type d'urgence. Résultat : il y existe peu d'équipements adéquats, et on ne dispose pas de fonds pour former des épidémiologistes, ou fournir le soutien de terrain ou de laboratoire suffisant pour contrer les menaces de maladies dès leur apparition. La plupart des compétences, sur le terrain ou en laboratoire, viennent des Etats-Unis.

Le docteur Mérieux voulait que cette situation change très vite, et il y est parvenu. Nous nous sommes mis à l'étude d'un laboratoire qui satisfasse aux exigences du niveau 4. Ce n'est pas une mince affaire. BSL4, niveau 4, ou P4, quel que soit le nom qu'on lui donne, est le niveau le plus élevé d'isolement biologique. Les laboratoires de ce type sont très rares, mais ils appliquent tous les mêmes principes. Ils garantissent, primo, que le chercheur est à l'abri de tout risque d'infection ; secundo, qu'aucun virus n'a la moindre chance d'échapper. Dans les laboratoires de niveau 4 les plus grands et les plus modernes, chaque chercheur est protégé par une "combinaison spatiale" en matière plastique. Pour prévenir toute possibilité de fuite des virus, le laboratoire est conçu sur le principe de la boîte hermétique elle-même placée dans une boîte plus grande. Ses murs sont d'une solidité et d'une étanchéité à toute épreuve. Le caisson intérieur est soumis à une pression négative. Cela signifie que la pression qui règne à l'intérieur est inférieure à celle de l'air extérieur : même si un accident se produisait et provoquait une fuite, l'air serait aspiré vers l'intérieur. Tout air qui pénètre dans le laboratoire ou qui en sort traverse deux séries de filtres si denses qu'ils ne laissent rien passer, pas même un organisme de la taille d'un virus. Tout liquide produit dans le laboratoire est mélangé à un puissant désinfectant, puis surchauffé sous pression à hauteur de 128°C (très au-dessus du point d'ébullition). Toute matière solide est elle aussi trempée dans du désinfectant et surchauffée dans un autoclave (dispositif qui détruit toute vie connue). Afin d'empêcher tout incident, toutes les fonctions essentielles possèdent un double système de protection qui se met en route automatiquement si le premier système tombe en panne. C'est pourquoi les laboratoires de niveau 4 sont les plus sûrs qu'on puisse concevoir. Leur rareté s'explique par leur coût. De nombreux pays n'ont pas pu s'en doter parce qu'ils n'ont pas compris le besoin de ces labos de haute sécurité, ou parce qu'ils ne voulaient pas investir. Dans certains pays, c'est le refus d'admettre qu'ils présentent des conditions de sécurité optimales qui en a empêché la construction. De nombreux laboratoires de niveau 4 sont en service depuis des décennies, et la sécurité y est avérée depuis longtemps. Rien ne menace les personnes qui travaillent à l'intérieur ou à proximité des bâtiments. Il est intéressant de noter qu'au CDC, à Atlanta, le laboratoire de niveau 4 se trouve juste en face de la crèche du Centre. Là-bas, du fond de nos combinaisons spatiales, nous pouvons voir les enfants jouer.

Il est évident que peu de gens, dans le monde, ont l'expérience des systèmes de niveau 4. Mais Joe et moi totalisons à nous deux vingt-cinq ans d'expérience avec quatre types différents de niveau 4. L'idée était très enthousiasmante et semblait nous convenir. En même temps, nous étions très intéressés par la proposition de créer à Paris un nouveau programme épidémiologique qui pourrait collaborer avec l'important réseau lié à l'Institut Pasteur (qui comprend des laboratoires traitant des maladies infectieuses dans dix-neuf pays). (...)


Voilà. Cette collaboration, à l'Institut Pasteur pour Joe, au laboratoire P4 chez Mérieux à Lyon, s'est poursuivie pendant plusieurs années. (A Lyon, il s'est trouvé une levée de boucliers de riverains pour s'opposer longtemps à son installation sous prétexte d'un risque de répandre des virus mortels dans le quartier !) Depuis, comme expliqué au début, un rapprochement entre les équipes de Pasteur et de Mérieux et le besoin de placer "diplomatiquement" certains hommes à des postes de responsabilité ont conduit au licenciement de Sue sous un prétexte bidon. Joe et Sue sont repartis aux Etats-Unis, où ils ont enseigné dans une université à Brownsville au Texas. Ils sont probablement à la retraite aujourd'hui.

Le laboratoire P4 de Lyon participe à de nombreux projets sur des agents infectieux parmi les plus dangereux, pas seulement des virus d'ailleurs puisque, depuis l'extension réalisée en 2015, on y travaille par exemple sur les germes de la tuberculose multirésistante (devenue résistante à tous les antibiotiques connus).

Le livre "Chasseurs de virus", qui ne sera probablement jamais réédité puisque les Mérieux et nos "chasseurs" sont brouillés, date de plus de vingt ans et couvre des événements qui, pour la plupart, se sont produits il y a 25 à 40 ans. Il a l'avantage de décrire la situation sanitaire, sociale, économique et même politique de certains pays à l'époque. Il passe en revue de nombreux pays. Il traite de plusieurs virus, dont tous n'ont pas la même importance ni la même dangerosité. Certains conduisent à des flambées épidémiques le plus souvent marginales, mais prêtes à saisir la moindre occasion d'émerger à la faveur de circonstances sociales qui leur deviendraient brusquement favorables : guerre, effondrement économique, bouleversement des sociétés traditionnelles en lien avec l'urbanisation galopante ; d'autres, à la faveur des mêmes circonstances, sont d'ores et déjà devenus des problèmes majeurs pour l'humanité. Cela montre qu'il n'est pas juste de raisonner en se disant que tel virus isolé est bien peu de choses face au paludisme, aux diarrhées, à la tuberculose, à la rougeole ou à la maladie du sommeil. C'est précisément en négligeant ces virus que l'on est arrivé à se retrouver avec de nouveaux venus sur la liste des fléaux mondiaux, comme le sida et l'hépatite C. Et, quoique Ebola soit beaucoup moins répandu, on est passé de petites épidémies faisant quelques morts ou quelques dizaines de morts, à une plus grande en Afrique de l'Ouest qui en a fait 11.000. Celle en cours au Congo vient tout juste de dépasser les 1.000 morts et se place déjà comme la deuxième plus importante de l'histoire.

Enfin, bien que ses auteurs soient des scientifiques américains bien installés dans le système - des gens quand même courageux pour aller vraiment sur le terrain des épidémies - et bien qu'ils aient côtoyé quelques-uns des "grands de ce monde", entre la Soirée sur le Potomac, l'Aga Khan (milliardaire habitant en Suisse) ou la famille Mérieux, leur livre fourmille de preuves de l'incurie du système capitaliste et de la façon dont il place des pays entiers dans les plus grandes difficultés. Sa lecture ne peut que donner des arguments supplémentaires pour vouloir changer le monde.

Camarades, j'espère que cette série vous a plu. N'hésitez pas à faire des remarques et à soulever des discussions sur les différents aspects si vous le jugez utile.
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par com_71 » 14 Mai 2019, 10:18

RFI Publié le 14-05-2019 a écrit :Ebola/RDC: l'épidémie au Nord-Kivu est-elle en train d'échapper à tout contrôle ?

En République démocratique du Congo, face à l'épidémie d'Ebola au Nord-Kivu, le ministère de la Santé se veut rassurant ; mais le nombre de cas explose, plus d'une dizaine de cas chaque jour, et les attaques se multiplient contre les structures de santé.

« Les conditions sécuritaires et la multiplication des foyers infectieux » compliquent la réponse sanitaire, affirme Ghassan Abou Chaar, le responsable adjoint des urgences chez Médecins sans frontières. Il poursuit : « On ne peut pas vraiment dire si l’on perd le contrôle sur l’épidémie ».

De son côté, le ministère de la Santé congolais se veut rassurant. Dans son bulletin quotidien, il affirme que le taux de survie des patients dans les centres de traitement Ebola, les CTE, est en hausse. À Butembo par exemple, il serait passé de 56 à près de 69% entre février et mai.

Mais la réalité est bien plus complexe, car le ministère ne prend pas en compte les malades décédés moins de 48h après leur admission. C’est 55 victimes de moins dans les statistiques.

Mais si les chiffres sont si favorables, c’est surtout parce que les populations ne veulent pas aller dans ces centres de traitement Ebola. Et pour cause : ils ont été attaqués plusieurs fois par des hommes armés ces dernières semaines.

Les malades préfèrent rester chez eux. Les décès hors des structures sanitaires explosent. Et la maladie progresse. Le docteur Jean Christophe Shako, le coordonnateur de la riposte Ebola à Butembo, le concède, il y a un paradoxe : les gens ne font plus confiance aux CTE, pourtant c’est leur meilleur gage de survie.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Chasseurs de virus

Message par com_71 » 14 Mai 2019, 11:12

Passionnants ces extraits du livre, je suis en train de les réunir pour en faire un .epub... bientôt en partage...
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Chasseurs de virus

Message par com_71 » 26 Mai 2019, 12:30

Je viens de terminer le livre entier, trouvé pour une poignée d'euros sur internet. Deux vies-aventures passionnantes de bout en bout.
On se doute que leur appétit scientifique ne va pas jusqu'à appliquer le raisonnement scientifique à l'avenir des sociétés humaines... :(
Ce qui n'empêche pas, à la lecture, de souvent ressentir l'impasse actuelle d'icelles.
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Re: Chasseurs de virus

Message par com_71 » 27 Mai 2019, 13:20

On m'a parlé de "Peste & Choléra " de Patrick Deville, un roman sur la vie du pasteurien Alexandre Yersin ; en bien !

édit : J'en suis à la page 35 sur 200. C'est nul. Rien de scientifique pour l'instant et le côté romancé se réduit à un enfilage de poncifs et de lieux communs sans rapport avec le sujet.
Je crois que je ne vais pas le terminer, et honte pour le jury du Fémina 2012...

édit : Finalement, quoique bien irrité, je vais le terminer. Mais ne le commencez pas... à tout prendre, lui préférer la lecture de l'article Wikipédia, riche de notes.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Yersin
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Re: Chasseurs de virus

Message par com_71 » 19 Juil 2019, 17:36

Un ebook sur le même sujet : Panzi, de Mukwege-Cadiere.

http://dl.free.fr/rL0QuP6xy

edit, erreur, Panzi c'est un lieu, pas un virus. Et c'est un livre sur la réparation chirurgicale des femmes violées et mutilées.
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Re: Chasseurs de virus

Message par Gayraud de Mazars » 20 Juil 2019, 10:37

Salut camarades,

Le virus Ebola fait toujours des ravages
Brève de Lutte Ouvrière, le 18/07/2019

https://www.lutte-ouvriere.org/breves/l ... 33468.html

Le développement du virus Ebola en République Démocratique du Congo devient plus qu'alarmant : 1700 personnes en sont mortes l'été dernier et le virus semble se diffuser au-delà des frontières du pays.

C'est depuis 1976 que ce virus frappe en Afrique. C'est aujourd'hui la dixième épidémie, dont la plus mortelle fut celle de 2014-2016.

Et pourtant, les experts sont tous d'accord sur le fait qu'il y a toujours un manque criant de moyens pour combattre ce virus, et notamment qu'il y a pénurie de vaccins .

La santé est un marché. Les labos investissent dans la recherche et la production de produits rentables pour eux, donc qui touchent des populations solvables. Les autres peuvent mourir.


Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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