Belles feuilles

Marxisme et mouvement ouvrier.

Re: Belles feuilles

Message par Byrrh » 27 Oct 2019, 14:32

Merci Cyrano pour cette suggestion de lecture. Dans son ouvrage, Anna Larina évoque-t-elle les conceptions politiques de son compagnon après sa disgrâce ? Le couple avait-il accès aux écrits de Trotsky publiés à l'étranger ? Elle-même, a-t-elle continué à vivre en Union Soviétique ? A-t-elle continué à se réclamer de la Révolution d'Octobre ? Comment a-t-elle expliqué la dégénérescence de l'Etat ouvrier et du parti ?
Byrrh
 
Message(s) : 1292
Inscription : 10 Avr 2017, 20:35

Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 27 Oct 2019, 17:19

Ah OK, cher Byrrh, bref, tu veux tout savoir sur la belle Lara Larina? Une thèse. Je te résumerai ça. Là, je vais voir le film sur les paysans, "Au nom de la terre".
Cyrano
 
Message(s) : 1507
Inscription : 03 Fév 2004, 17:26

Re: Belles feuilles

Message par Byrrh » 27 Oct 2019, 18:08

Boukharine, je vois un peu quelles furent ses dernières années : après avoir contribué à l'élaboration théorique de ce qui, a posteriori, allait pouvoir être désigné comme étant le premier stalinisme, il s'est retrouvé complètement désemparé face à l'horreur du phénomène stalinien à son zénith. De fait, la fin de sa vie semble avoir été régie par une peur atroce, mélangée sans doute à du fatalisme, et son testament, dicté à sa compagne à l'époque de son procès, laisse même entrevoir une certaine forme de déraison. En effet, comment a-t-il pu continuer à voir le "parti de Lénine" dans cette clique de criminels massacrant les révolutionnaires par milliers, et souhaiter sa réhabilitation future de la part des héritiers de cette même clique ?

Concernant Anna Larina, qui a échappé à la mort et a même connu la perestroïka et la fin de l'URSS, je me demande quelle analyse elle a pu faire du stalinisme. Était-elle consciente des erreurs politiques de Boukharine ?
Byrrh
 
Message(s) : 1292
Inscription : 10 Avr 2017, 20:35

Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 29 Oct 2019, 16:24

Anna Larina est la fille d'un bolchevik, Iouri Larine. Elle n'a pas participé à la Révolution Russe en octobre 1917, elle avait trois ans! mais elle a grandit dans une soupe bolchévique.
Elle a vu passer chez son père ou ailleurs toutes les célébrités bolchéviques (y compris le Léon) – elle était présente, accompagnant son père, à l'enterrement de Lénine en 1924 (elle va avoir 10 ans). C'est aussi pour toutes ces rencontres que son bouquin est passionnant.
Son père avait rejoint les bolchéviks en 1917 et avait été un moment avec Trotsky dans le "bloc d'août". Il participait à diverses activités économiques et mourut opportunément en 1932 (évitant ainsi, vraisemblablement, d'être fusillé pour ses liens avec Boukharine). Il aimait signer en écrivant :
«Je ne suis pas commissaire, je ne suis pas tchékiste
Je suis simplement Larine, communiste

Il ne dédaignait pas faire le comique : il avait signé un article surréaliste dans la Pravda en 1920, écrivant qu'avec les progrès de la science chaque être humain pourrait changer de sexe et il imaginait l'expérience sur Boukharine devenant Boukharina (?!).

Anna Larina se disait bolchévique – mais sans activité politique (en 1935, elle préparait un diplôme de maîtrise sur un combinat métallurgique). Elle ne semble pas avoir trop lu les classiques marxisants : elle était plutôt littéraire, et ça l'a aidé à survivre (au début de sa détention, on lui enleva Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, car il portait un tampon infamant : "bibliothèque de N.I. Boukharine").

Elle écrivait des poèmes sans les écrire :
«J’étais alors une détenue déjà expérimentée. J’avais déjà connu de nombreuses prisons : celles d’Astrakhan, de Saratov, de Sverdlovsk, de Tomsk, de Novossibirsk. Je commençais à m’habituer à l’isolement, à cette existence sans livres, sans papier et sans crayon où ma seule activité était de composer des vers et les apprendre par cœur pour m’en souvenir, déclamer les poèmes de mes auteurs préférés, et, obligatoirement, chaque matin, réciter la lettre-testament de Boukharine

Dans son livre, elle cite parfois ses poèmes. Voici la fin de l'un d'entr'eux :

«Aujourd’hui je suis sûre qu’un jour
Je rejoindrai ce monde qui bouge
A côté des Jeunesses Communistes
Je marcherai sur la Place Rouge.

Aujourd’hui, ces vers me semblent être le délire d’un fou. La certitude que je retrouverais mon Komsomol bien-aimé était momentanée provoquée par le tourment qu’avait suscité en moi l’anniversaire d’Octobre. Ces vers n’ont aucune valeur poétique ; en tant que miroir d’une époque ils ont cependant un intérêt psychologique. Lorsque je récitais ce poème à des détenues, femmes de vieux bolcheviks, elles l’accueillaient par des applaudissements, et étaient émues jusqu’aux larmes – précisément parce qu’il reflétait aussi leur propre état d’esprit.
»

Voilà, Byrrh, pour répondre à ma façon à ta question. Foin de l'analyse de la dégénérescence de l'état ouvrier, c'est pas ça qui m'intéresse dans ce livre.
Ce que je retiens, c'est la description des enfermements successifs avec leur cortège de petites ou grandes saloperies. Et aussi, durant les transferts en train d'Anna Larina, qu'elle entend les passagers crachant sur les traîtres en procès, que ça doit être vrai, qu'ils ont avoué de toute façon, qu'ils crèvent ces salopards. Brrr, ça fait froid dans le dos.
Et elle, de son point de vue, voyant les bolchéviks capitulant les uns après les autres, pour pouvoir rester dans le Parti. Anna Larina, elle pense alors que opposition de gauche, opposition de droite, ça n'a plus de sens : ils et elles ont tous capitulé.

Mais eh! faut pas tout dire. Sinon, ça ne va plus se vendre.

Un poème écrit à 20 ans, quatre ans après sa rencontre avec Nikolaï, ça commence ainsi :

Je me souviens de cette nuit de Crimée
Qui a vu naitre notre amour débutant.
Tu étais si allègre, joyeux, animé,
Le vent chuchotait caressant.


Y'avait pas de sexe-tape à l'époque. Fallait tout écrire.
Cyrano
 
Message(s) : 1507
Inscription : 03 Fév 2004, 17:26

Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 03 Nov 2019, 19:16

Un ajout...
Boukharine fut "réhabilité" en 1988. Kroutchev avait voulu pourtant réhabiliter certains anciens dirigeants du parti qui avaient été fusillés de 1936 à 1938, entr'autres Kamenev, Boukharine etc.

Mais on peut lire dans L'affaire Boukharine, Maspéro, 1979 (cité par Nicolas Werth, Les Procès de Moscou):

Maurice Thorez, s’envola précipitamment pour Moscou et demanda à Khroutchev de suspendre la réhabilitation de Boukharine, Rykov, Zinoviev et des autres :
«Après le XXe Congrès et les évènéments de Hongrie, nous avons perdu presque la moitié de notre Parti, dit Thorez. Si vous vous mettez à réhabiliter ceux qui ont été jugés dans les procès publics, nous risquons de perdre le reste... Vous pouvez les réhabiliter plus tard, mais pas tous en même temps, seulement l’un après l’autre, lentement.»
« Ces arguments nous ont ébranlés, dit Khrouchtchev, mais je suis désolé aujourd’hui d’avoir suivi ce conseil.»
Cyrano
 
Message(s) : 1507
Inscription : 03 Fév 2004, 17:26

Re: Belles feuilles

Message par Byrrh » 03 Nov 2019, 19:56

Merci Cyrano.
Byrrh
 
Message(s) : 1292
Inscription : 10 Avr 2017, 20:35

Re: Belles feuilles

Message par Gayraud de Mazars » 08 Nov 2019, 17:04

Salut camarades,

Hier, était la date anniversaire le 7 novembre de la Révolution d'Octobre, 102e anniversaire. De cette Révolution qui ébranla le monde, le témoignage d'André Breton...

André Breton : La Révolution d'Octobre

Contre vents et marées, je suis de ceux qui retrouvent encore, au souvenir de la Révolution d'octobre, une bonne part de cet élan inconditionnel qui me porta vers elle quand j'étais jeune et qui impliquait le don total de soi-même. Pour moi, rien de ce qui s'est passé depuis lors n'a complètement prévalu sur ce mouvement de l'esprit et du coeur. Les monstrueuses iniquités inhérentes à la structure capitaliste ne sont pas pour nous scandaliser moins aujourd'hui qu'elles ne faisaient hier, aussi n'avons-nous pas cessé de vouloir - autrement dit d'exiger de nous-mêmes — qu'y soit mis un terme. Pour cela, nous ne doutons pas plus qu'alors qu'il faille en passer par des moyens révolutionnaires.

Les journées d'octobre, en leur temps, nous sont apparues et elles nous apparaissent encore comme la résultante inéluctable de ces moyens. Rien ne peut faire qu'elles n'aient marqué le point d'impact dans le passage du plan des aspirations à celui de l'exécution concrète. A cet égard, rien ne peut faire qu'elles ne demeurent exemplaires et que retombe l'exaltation qu'elles portaient.

Cela, sans préjudice de ce qu'il est advenu par la suite, c'est ce qu'il importe que nous reconnaissions toujours. Au plus noir de la déception, de la dérision et de l'amertume — comme à l'époque des procès de Moscou ou de l'écrasement de l'insurrection de Budapest, il faut que nous puissions reprendre force et espoir dans ce que les journées d'octobre gardent à jamais d'électrisant : la prise de conscience de leur pouvoir par les masses opprimées et de la possibilité pour elles d'exercer effectivement ce pouvoir, la « facilité » (l'expression est, je crois, de Lénine) avec laquelle les vieux cadres craquaient.

Pour ma part, j'ai toujours regardé comme un talisman cette photographie que d'aucuns auraient tant donné pour faire disparaître et que les journaux reproduisent en raison de la commémoration actuelle, qui montre Lénine penché sur son immense auditoire, d'une tribune au pied de laquelle se dresse, en uniforme de l'armée rouge, comme assumant à lui seul la garde d'honneur, Léon Trotsky. Et ce même regard, celui de Léon Trotsky, que je retrouve fixé sur moi au cours de nos quotidiennes rencontres il y a vingt ans au Mexique, à lui seul suffirait à m'enjoindre depuis lors de garder toute fidélité à une cause, la plus sacrée de toutes, celle de l'émancipation de l'homme, et cela par delà les vicissitudes qu'elle peut connaître et, en ce qui l'a concerné, les pires dénis et déboires humains. Un tel regard et la lumière qui s'y lève, rien ne parviendra à l'éteindre, pas plus que Thermidor n'a pu altérer les traits de Saint-Just. Qu'il soit ce qui nous scrute et nous soutient ce soir, dans une perspective où la Révolution d'octobre couve en nous la même inflexible ardeur que la Révolution espagnole, la Révolution hongroise et la lutte du peuple algérien pour sa libération.

(Message envoyé au meeting organisé par le P.C.I. pour le quarantième anniversaire de la Révolution d'Octobre et publié dans « La Vérité » du 19 novembre 1957)


La fameuse photographie dont parle André Breton...

Image

Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
Avatar de l’utilisateur
Gayraud de Mazars
 
Message(s) : 2487
Inscription : 23 Avr 2014, 12:18

Re: Belles feuilles

Message par Kéox2 » 08 Nov 2019, 21:36

Merci Gayraud pour la photo et l'extrait du discours d'André Breton. Quelqu'un sait qui est le personnage derrière L.D. Trotsky qui porte également une casquette sur les marches de l'estrade ? Sinon le texte d'A. Breton est profond, juste et émouvant je trouve, des artistes et intellectuels de cette qualité comme lui nous manquent aujourd'hui.
Kéox2
 
Message(s) : 456
Inscription : 03 Fév 2015, 12:09

Re: Belles feuilles

Message par Gayraud de Mazars » 09 Nov 2019, 04:30

Salut camarade Kéox !

Kéox2 a écrit :Quelqu'un sait qui est le personnage derrière L.D. Trotsky qui porte également une casquette sur les marches de l'estrade ?


Sur la photographie derrière Trotsky, c'est Kamenev...

Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
Avatar de l’utilisateur
Gayraud de Mazars
 
Message(s) : 2487
Inscription : 23 Avr 2014, 12:18

Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 09 Nov 2019, 08:19

Dans le livre "Trotsky", iconographie et mise en page de David King, préface de Pierre Broué, éditions E.D.I, on peut voir qu'il existe une autre photo de ce même jour, le 5 mai 1920, prise à un autre moment: c'est Trotsky qui parle, et à coté, on peut voir Lénine et Kamenev.
Et il y aussi deux autres photos où on voit Lénine, Trotsky, Kamenev, papotant entr'eux après ce meeting.

Dommage que les photos du bouquin que j'ai cité soient reproduites avec une très mauvaise qualité.
Cyrano
 
Message(s) : 1507
Inscription : 03 Fév 2004, 17:26

PrécédentSuivant

Retour vers Histoire et théorie

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 16 invité(s)

cron