par Louis » 07 Mai 2004, 20:30
Notes de lecture Alan sokal Jean Bricmont –impostures intellectuelles
Le contenu du livre
Le livre d’Alain Sokal et de Jean Bricmont se présente comme une dénonciation impitoyable de « l’imposture intellectuelle » qui consiste pour des auteurs éminents dans leur discipline (Lacan pour la psychanalyse, Deleuze et Derrida pour la philosophie, Bruno Latour pour la sociologie des sciences, Paul Virillo pour la communication et beaucoup d’autres) à utiliser des notions complexes issues de la physique et de la mathématique sans en comprendre un traître mot, en utilisant uniquement l’argument d’autorité (la complexité de ces domaines et le prestige qui s’y rattache) pour masquer la vacuité de leurs constructions intellectuelles. La notion de charlatanisme est convoquée par les deux auteurs qui s’attardent sur l’obscurité supposée des auteurs. Face à celle ci, trois explications plausibles sont avancées : le manque de connaissance du lecteur, la pédagogie déficiente des auteurs ou un « nuage de fumée » destiné à masquer une pensée vide à destination des gogos. Sokal et Bricmont privilégient « naturellement » la troisième explication.
Il s’agit donc d’une offensive déterminée contre les « ennemis de la science » et toutes les ressources rhétoriques des auteurs sont mises au service d’une vaste offensive d’une nature profondément guerrière : on ne cherche pas à comprendre ses « ennemis », mais uniquement à les abattre
Il faut donc supposer un ennemi a la science, et celle ci est elle-même selon les auteurs victime d’une attaque contre laquelle les auteurs ne font que se défendre, puisqu’une guerre est toujours l’usage de l’autodéfense contre des adversaires quelle que soit la réalité des objectifs et des moyens du camp d’en face, comme le montrent de multiples exemples récents (les usa face à l’Irak par exemple) ou plus ancienne (les mêmes face aux indiens)
Quels sont donc les ennemis auto proclamés des sciences ? Pour sokal et Bricmont l’ennemi est désigné, il s’agit du camp des culturals et des social studies américaines qui utilisent abondamment les références attaquées dans ce livre au service d’un relativisme absolu affiché en fonction d’une conception post moderniste du monde qui à partir des univers où « la fin des grands récits » (religieux, sociaux, culturels) agit comme un acide dissolvant, sape les base même de la conception scientifique et de la nature. Sokal et bricmont défendent ainsi les prérogatives de la science qui fait que seule la science peut parler d’elle-même (le contraire n’est évidemment pas vrai)
Il s’agit également d’une « guerre des territoires » entre la science et les esprits obscurs, dont tout le sens prend sa valeur par l’opposition au « réalisme cognitif » qui prétend annexer la science a sa vertu post moderne ! le terme réalisme cognitif résultant lui-même de l’annexion par la science et plus particulièrement la physique de l’ensemble de la connaissance a son champ propre
Le relativisme cognitif
Il faut d’abord préciser de quoi il est question quand on parle de sciences, car celles ci sont multiples et complexes ! On distingue habituellement entre sciences « exactes » et sciences « humaines », comme si les premières avaient un privilège d’exactitude par rapport aux secondes et comme si les autres étaient les seules à pouvoir parler de l’humain !
Pour des branches comme la physique, celles ci sont un alliage fort entre un rapport direct a la nature (dont on pourrait préciser les modalités de milles manières) et un rapport social (fonction dont la société se donne à un moment donné les moyens conceptuels de connaître l’univers dont elle n’est qu’une des composantes)
Cette « rationalité » (dans le sens ou elle n’est que le résultat de ces deux rapports) peut prendre deux extrêmes dont l’un est le scientisme (la science est « la » vérité absolue, sans aucune pollution de la contingence) et l’autre le relativisme absolu (la science n’est que le résultat forcément artificiel d’une « construction » humaine susceptible de déconstruction radicale a l’instar de celle que Derrida a provoqué dans la philosophie)
Ce conflit entre deux extrêmes porte en lui les germes de la « guerre des sciences » celle ci étant déterminée à son tour par un rapport différent des sciences dites exactes a l’histoire (oubliée par elles, sans cesse remis à jours par les « sciences humaines » qui n’existent que par l’histoire) et par le phénomène de la « récalcitrance » (bien connu en sciences sociales, la récalcitrance consiste en le fait que l’individu étudié se soumet ou bien résiste aux injonctions du chercheur, alors que le matériel étudié par les sciences physiques est supposé neutre)
La « guerre des sciences »
Ce terme fut utilisé par des praticiens des « socials studies » et désigne la situation où face aux remises en cause des prétentions d’une science « vecteur du progrès » (la science est « bénéfique », elle apporte automatiquement le mieux être, elle est « bonne », d’elle-même elle ne peut rien apporter de négatif pour l’homme, et elle est « omnisciente », elle peut résoudre l’ensemble des problèmes sociaux, culturels, politiques qui se posent à l’humanité) la science se considère comme agressée dans son être même et refuse à tous les « intervenants extérieurs » le droit d’intervenir dans ses affaires internes ! Face à un relativisme mesuré (qui prend en considération le fait que la science soit aussi un savoir relatif en ce sens qu’elle utilise des dispositifs qui peuvent devenir à tout moment des « artefacts » (le « dispositif » ne mesurant alors que lui-même) mais aussi qu’elle est une « construction » sociale (mais une construction solide vis a vis de ses contraintes internes), la science adopte un comportement de citadelle assiégée et refuse toute remise en cause externe (ni même un questionnement, quelle que soit sa légitimité) Le livre de sokal et Bricmont est intéressant en ce qu’il défend explicitement (et parfois caricaturalement) cette thèse..
Analyse du texte
La préface
Le livre commence par une citation destinée à résumer l’objet de ce livre. Parlant d’un « intellectuel » renommé, sokal indique : « X fut brillant ! bien entendu, je n’ai pas compris un traître mot de ce qu’il a dit »
On parle donc des « intellectuels », catégorie vague s’il en est (qu’est ce que c’est un intellectuel, sinon quelqu’un qui « s ‘autorise à parler » au nom des autres ?) Et les « intellectuels » sont par nature brumeux, leurs phrases alambiquées et incompréhensibles… Si on s’amusait à reprendre les notations de Roland Barthe analysant le discours de Poujade concernant les « intellectuels », on verrait que le registre argumentatif de Poujade et de Sokal et Bricmont sont exactement les mêmes !
Face à ce comportement « incompréhensible » trois explications sont avancées :
· « l’auditeur n’a pas le niveau requis pour comprendre X
Il s’agit d’une explication qui est forcément à considérer ! Face aux sciences humaines, les sciences « exactes » ne sont pas forcément les plus évidentes à comprendre pour qui n’a pas la culture appropriée ! Il faut, a mon avis, distinguer des cas ou on s’adresse, d’une façon ou d’une autre, a un public « choisi » où celui ou s’adresse aux larges masses ! Dans ce dernier cas, ce qui compte le plus c’est la clarté vis a vis du public choisi, mais quand on s’adresse à ses pairs, ce qui compte le plus c’est la précision (devrait on être plus difficile à comprendre) Or dans tous les exemples choisis, ce n’est pas de la « vulgarisation » qui est citée. Dans ce cas, quand je ne comprends pas, je vais voir un spécialiste du domaine et je lui demande « c’est bien ou pas ? ». Mais Sokal et Bricmont se sont bien gardé de suivre ce conseil…
· X est un mauvais pédagogue
Le fait de considérer les qualités pédagogiques d’un texte, suppose qu’on se place devant des élèves et que le texte en question leur est destiné ! Est ce bien le cas des textes considérés ?
· X « est un imposteur »
Cela peut arriver, bien entendu ! Mais quand on se trouve dans un domaine ou les personnalités les plus éminentes de celui ci sont considérées comme des imposteurs, c’est le domaine lui-même qui est un imposteur ! Si Newton, Lord Kévin et Einstein sont des imposteurs, alors la physique l’est aussi !
Sokal dit qu’il faut envisager les trois possibilités, mais plus tard il n’en considère qu’une : celle de l’imposteur bien entendu !
En fait il fait souvent le contresens étonnant de ne pas comprendre l’utilisation que les auteurs qu’il cite font du langage mathématique : Alors que sokal s’en tient au sens littéral (ce qui aboutis effectivement assez souvent a des absurdités) même dans les exemples ou c’est trivial de s’apercevoir que ce n’est pas le cas ! Quand Lacan dit « j’ai appris à mes élèves (il s’agit de son cours au collège de France, ce n’est pas destiné à des maternelles) à compter jusqu'à quatre, ça m’a pris 15 ans, et apprendre à compter jusqu'à cinq ça prendrais beaucoup plus de temps » il paraît évident à n’importe qui de normalement constitué que Lacan ne parle pas de l’ensemble N des entiers naturels…
Sokal et Bricmont tendent ensuite de répondre a certaines des nombreuses controverses qui ont accompagnées la réception du livre et donnent leur espace de réfutation, entre le « la philosophie française est du jargon vide de sens » du critique attitré du Guardian et Robert Maggiori qui reproche aux auteurs d’être « des scientistes pédants qui se contentent de relever les fautes de syntaxes dans les lettres d’amour »
Il est symptomatique que les auteurs ne relevant les critiques que venant d’arguments qu’ils ont choisi ! Certes, la multiplicité des attaques de sa thèse fait qu’ils sont obligés de les sélectionner, mais le fait est qu’il élimine toute une catégorie de textes critiques, en particulier de ceux qui viennent de gens qui lui sont proches et qui lui reprochent d’agir de façon parfois caricaturale. Il ne répond pas a ceux qui lui reprochent de faire d’abondantes erreurs et approximations dans son texte ! En particulier, de nombreux chercheurs en sciences physiques ou en mathématiques lui condamnent un manque flagrant de compréhension des énoncés, et le fait de préférer systématiquement l’interprétation de textes « pris au sens propre » (ce qui pourrait avoir des effets tout aussi dévastateurs si on appliquait la même technique aux sciences physique et a aux mathématiques) contre le recours a des connaisseurs pour comprendre le sens exact de textes que visiblement ils ne comprennent pas !