par Plestin » 20 Sep 2017, 08:42
Par contre, j'ai le même type d'analyse que pour la Chine en ce qui concerne le Vietnam, Cuba etc.
Le fait que des partis affichant le drapeau rouge et une étiquette communiste soient à la tête de certains de ces pays ne change rien à l'affaire : ce qui compte, davantage que l'étiquette, c'est le contenu réel du flacon. Aucun de ces partis n'a copié la révolution russe (détail qui semble échapper à la plupart des commentateurs de la presse bourgeoise...), ils ont tous théorisé leur propre façon de faire (sans la classe ouvrière et sans les conseils ouvriers) et ils ont copié le régime russe directement stalinisé, en guise de forme politique.
Le fait que Trotsky évoque certaines circonstances comme exceptionnellement possibles mais peu probables, devrait interroger ceux qui ensuite ont estimé que ces circonstances étaient en réalité relativement fréquentes... Certes, Trotsky n'était pas infaillible - personne ne peut l'être - mais ses analystes ultérieurs non plus, et en matière d'expérience révolutionnaire ces derniers font moins le poids... Le plus grave bien sûr, c'est ceux qui sont allés jusqu'à théoriser que finalement il n'y aurait plus besoin de faire la révolution dans ces pays-là, Cuba par exemple, et sont devenus suivistes au point de devenir castristes ou maoïstes.
Si je mets l'URSS à part, c'est bien sûr du fait que la classe ouvrière y a pris et exercé le pouvoir pendant quelques années, ce qui a transformé radicalement la société même si les guerres et la famine ont fini par vider les soviets de leur substance et par laisser un appareil du parti suspendu dans le vide (c'est une façon de parler...) La montée du stalinisme est une sorte de contre-révolution politique, produit du reflux de la vague révolutionnaire, mais sans contre-révolution sociale (sans retour d'une domination bourgeoise enracinée dans le contrôle des principaux secteurs de l'économie). Le PC a continué d'exercer le pouvoir sur la base de l'économie planifiée, et pour nous à LO ça veut dire quelque chose, ça veut dire que la bourgeoisie du pays a perdu son assise sociale et c'est tant mieux. Est restée une bureaucratie tirant son pouvoir de sa seule position dans l'Etat, et où chaque bureaucrate pouvait voir cette position remise en question sur simple décision du Kremlin. Mais l'URSS est restée un corps étranger pour le système capitaliste, qui n'aspirait qu'à une chose, remettre la main sur le pays. L'invasion hitlérienne a d'ailleurs constitué une tentative en ce sens et ce n'est absolument pas cette invasion-là que les autres pays occidentaux ont reproché à Hitler, bien au contraire.
L'évolution logique d'un tel régime, selon Trotsky (si je ne me trompe pas), c'était soit d'être renversée par la classe ouvrière révolutionnaire - une révolution politique donc, mais pas sociale puisque celle-ci avait déjà eu lieu - soit, en l'absence d'un tel mouvement, de retomber dans le capitalisme.
Sur ce plan, la période 1989-91 consacre la décision, au niveau des instances dirigeantes de la bureaucratie, de mettre fin à l'URSS, dans un contexte de tensions internes très fortes. Cela a provoqué un effondrement économique (ça aussi, les commentateurs bourgeois oublient toujours de le préciser, l'effondrement est postérieur à la décision de mettre fin à l'URSS, et non à son origine, mais c'est tellement plus commode de parler d'échec économique du communisme qui conduit à la fin de l'URSS...) Mais cela a créé une situation plus propice pour que certains bureaucrates envisagent de tenter leur chance en tant que nouveaux capitalistes, nouveaux bourgeois.
On a depuis cette époque en Russie un gouvernement qui est peut-être pro-bourgeois dans son intention, avec l'envie de recréer une bourgeoisie russe (mais pas une bourgeoisie simplement compradore dominée par les pays impérialistes). Sauf qu'il y a loin de la coupe aux lèvres. Il ne suffit pas de vouloir, il faut pouvoir. L'économie russe s'avère beaucoup plus difficile à transformer dans un sens capitaliste que l'économie chinoise. Lors de l'effondrement économique, conséquence de 1989-91, les choses qui ont continué de fonctionner relevaient toujours de l'économie planifiée. Certaines entreprises publiques ont été bradées au privé, mais les choses ne sont pas restées aussi simples, et même les nouveaux milliardaires russes sont en permanence exposés aux mesures de rétorsion du régime, même leur enracinement dans la propriété reste fragile et soumis au bon vouloir de l'Etat. L'accouchement capitaliste est bien difficile, et l'ouverture accrue aux capitaux étrangers (automobile, pharmacie etc.) menace d'un retour à une économie dominée. En dehors de quelques milliardaires, la bureaucratie peine à se transformer massivement en bourgeoisie.
Aujourd'hui, beaucoup d'entreprises européennes, américaines etc. ont une filiale ou une usine en Russie, mais ces activités ne jouent absolument pas le même rôle que leurs équivalents en Chine. Il s'agit de tentatives de pénétrer le marché local sous l'étroite surveillance des autorités, mais il n'est guère possible pour l'instant, pour un groupe occidental, de se servir d'une base industrielle russe pour arroser tout le marché européen, américain ou mondial (contrairement à ce qui se fait avec la Chine) et si quelques entreprises russes (à capitaux russes) le font, c'est essentiellement avec des matières premières abondantes (pétrole, gaz, minerais) et leurs principaux produits dérivés (produits raffinés, engrais, acier, métaux non ferreux...)
Encore que la bourgeoisie des pays impérialistes ne facilite pas l'émergence d'une bourgeoisie russe rivale et s'oppose par exemple aux importations d'acier en mettant des taxes prohibitives. (Elle le fait aussi pour l'acier chinois, mais en pratique cela n'a pas la même efficacité de barrage que pour l'acier russe, et la bourgeoisie chinoise et occidentale sont bien davantage imbriquées et partenaires en affaires, avec toute une série de donnant-donnant, je te laisse le textile, la chaussure, l'électronique et les plastiques de base et tu m'ouvres ton marché à l'aéronautique, aux assurances, à la téléphonie, à la pharmacie et à la grande distribution, tandis que sur l'acier, chacun montre ses muscles).
La bureaucratie russe essaye de susciter l'émergence d'une bourgeoisie russe, mais avec prudence et en tentant d'en garder le contrôle (Poutine en est l'actuel arbitre) ; elle a des difficultés pour le faire et surtout, pour le faire de manière massive ; et les pays impérialistes lui mettent des bâtons dans les roues, parce qu'ils veulent bien du retour du capitalisme en Russie, mais pas d'une nouvelle bourgeoisie rivale et puissante.
Bref, à partir de quel moment on pourra considérer que la Russie est redevenue un pays capitaliste, difficile à dire ; peut-être est-ce que rétroactivement, dans quelques années, on se dira que ça a déjà eu lieu ; peut-être pas. C'est déjà ce que l'on disait il y a quelques années, au moment de la divergence avec la fraction de LO, et je me rends compte que la situation n'a pas tellement évolué depuis. La bureaucratie russe est pro-bourgeoise à condition de trouver sa place au soleil, elle l'est moins si cela doit l'écarter de la mangeoire. Elle est prête à mener une politique impérialiste (en Syrie ou ailleurs) pour défendre ses intérêts, mais a toujours autant de mal à transformer l'essai de 1989-91 à l'intérieur même de son propre pays, et son économie n'est intégrée que de façon très bancale à l'économie mondiale (alors que l'économie chinoise est puissamment intégrée, même s'il reste d'importants pans préservés). Les pays impérialistes ne lui ont pas permis ce qu'ils ont permis à la Chine, du coup, la transformation capitaliste de la société russe est freinée (c'est mon impression, il faudrait l'étayer ou l'infirmer) parce que la position de bureaucrate reste une solution de repli honorable et préférable quand on n'arrive pas à se transformer en bourgeois.
Après, il faudrait être dans le pays, et voir concrètement ce qui subsiste d'économie planifiée et jusqu'à quelle profondeur le capitalisme s'est réinstallé.