L'Inde paysanne se remet à bouger !

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L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 12 Déc 2020, 19:10

Salut camarades,

Et l'Inde paysanne se remet à bouger... Excellent article à lire d'APLutSoc (Arguments Pour la Lutte Sociale) !

Arguments Pour la Lutte Sociale - Ce bulletin, ou circulaire, est rédigé par des militants pour qui le siècle commencé est gravement menacé par le capital, et pour qui la révolution prolétarienne, prise en main de leur destinée collective par les exploités et les opprimés eux-mêmes, est plus que jamais à l’ordre du jour. Il a pour but de fournir des arguments, des éléments politiques, des propositions d’action et matière à débat à toutes celles et tous ceux qui veulent ouvrir, en France et au niveau international, une issue politique aux luttes sociales qui ne cessent pas.


INDE : Pourquoi Modi a peur du soulèvement paysan et en quoi ce dernier a une portée universelle, par Jacques Chastaing.
10 décembre 2020

https://aplutsoc.org/2020/12/10/inde-po ... chastaing/

UNE LONGUE HISTOIRE DE SOULÈVEMENTS PAYSANS UNE PAYSANNERIE MISÉRABLE ET TRÈS OUVRIÈRE

L’Inde a une longue tradition d’insurrections paysannes avec 77 soulèvements dont au moins une douzaine très importants et radicaux sur les deux derniers siècles auxquels il faut ajouter des traditions de « banditisme » social type « Robin des Bois » ou d’assassinats organisés de potentats locaux et notamment, pour la période qui nous concerne, une guérilla paysanne baptisée « naxaliste » qui existe depuis 1967, peu nombreuse mais agissant toujours dans les États de l’est du pays, qui saisit les biens des potentats locaux pour les redistribuer, qui est qualifiée de « terroriste » par le gouvernement mais qui trouve la compréhension de plus de la moitié de la population indienne.

On ne peut pas comprendre le soulèvement paysan actuel en Inde et ce qu’il peut entraîner, la peur du pouvoir et les problèmes que ça lui pose, si l’on ne connaît pas cette longue tradition d’insurrections et de soulèvement paysans auxquelles ces dernières années n’ont pas failli et même au contraire puisque ces soulèvements ont été multiplié par 6 depuis 2014, date de l’arrivée au pouvoir de Modi – le dirigeant d’extrême-droite -.

Mais avant de plonger dans cette histoire récente des soulèvements paysans et voir à quelles possibilités ils ouvrent, il faut saisir ce qu’a de particulier la paysannerie indienne.

Il y a 600 millions de paysans en Inde et contrairement à bien d’autres pays leur nombre augmente régulièrement bien qu’en même temps cette population s’appauvrisse aussi très régulièrement.

77% des indiens vivent avec moins d’un demi dollar par jour, dont une grande partie à la campagne. Dans la misère, endetté, un paysan indien se suicide toutes les 30 minutes, le taux de suicide de paysans le plus élevé du globe tandis que 20 millions de paysans ruinés s’exilent dans les villes chaque année.

Dans les années 2010, 10% des Indiens détenaient 55% des terres du pays, ce qui s’est encore aggravé depuis alors que plus de 85% des exploitations agricoles étaient toutes petites ne dépassant pas 2 hectares (30% des paysans n’ont même pas de terre), ce qui fait que beaucoup de paysans pour survivre s’embauchent aussi comme ouvriers agricoles dans de grandes exploitations. Le nombre d’ouvriers agricoles est devenu ces dernières années plus important que celui des seuls paysans et le nombre des sans-terre grossit d’année en année augmentant en dix ans de 2001 à 2011 de 26%. De plus l’agriculture compte une importante population d’ouvriers agricoles journaliers, dont au moins trente millions de saisonniers nomades, qui migrent d’une région à l’autre pour trouver du travail en fonction des récoltes.

Cependant ces dernières années, les paysans ont obtenu par leurs révoltes un certain nombre de concessions du gouvernement central.

Face aux révoltes paysannes incessantes, en 2005 le gouvernement garantissait aux foyers paysans un droit à 100 jours par an de travail sur un chantier d’intérêt public (routes, réservoirs, bâtiments, etc…), une espèce de Sécurité Sociale par les travaux publics. Les paysans sont ainsi un peu des ouvriers, en tous cas très liés au salariat urbain.

Puis la colère a continué en 2007 dans la marche Janadesh qui a rassemblé 25.000 sans-terre à travers l’Inde. En 2012, après une autre marche, la Jan Satyagraba, face à 50.000 paysans et membres de tribu qui avaient entrepris une « longue marche » vers New Delhi durant une semaine, le gouvernement indien s’engageait à garantir un accès à la terre à des millions de paysans, un meilleur droit au logement et des tribunaux spéciaux afin de résoudre les conflits innombrables qui opposent souvent des paysans à de grandes compagnies qui cherchent à exploiter ces terrains pour de grands projets. Enfin en 2013 le gouvernement concédait une garantie de sécurité alimentaire.

DES SOULÈVEMENTS INCESSANTS DEPUIS L’ACCESSION DE MODI AU POUVOIR

Puis en 2014, Modi, le dirigeant d’extrême droite a été élu et tout a fait basculé les révoltes paysannes dans une dimension beaucoup plus politique. Le slogan de campagne du BJP, le parti de Modi, était Acche din aane waale hain (« les bons jours arrivent ») adressant sa démagogie tout spécialement aux pauvres, aux paysans, aux tribus indigènes et aux Dalits (intouchables qui sont en grande partie paysans).

Mais c’est tout le contraire qui s’est passé et les paysans ont tenu la rue quasi durant toutes les 6 années du pouvoir de Modi, racontant la grande trahison de Modi à chacun de leurs mouvements.

Tout a basculé en 2015.

Cette année-là, Modi a tenté d’instaurer une loi qui aurait facilité encore plus l’acquisition de terres par les industriels (Land Acquisition Bill) qui ressemble à ce qu’il veut faire en 2020. Cela provoqua la colère des paysans qui manifestèrent dans tout le pays contre cette loi « anti-fermiers » et « pro-industriels ». Modi donna l’ordre de tirer à balles réelles tuant 6 paysans provoquant une indignation et un soulèvement général qui fit peur à Modi qui retira aussitôt la loi. Ce qui le fait certainement hésité aujourd’hui quand à la répression et qui explique aussi combien les paysans tiennent -pour le moment – à l’aspect pacifique de leur mouvement…

Devant ce recul, les digues de la colère paysanne s’ouvrir.

En 2016 on recensait 1.837 manifestations paysannes dans le pays, trois fois plus qu’en 2014.

En début d’année, les fermiers des États de l’Uttar Pradesh et de l’Haryana ont organisé trois mois de contestation continues bloquant routes et trains de l’État de l’Haryana (où se situe la capitale Delhi). Parmi les protestataires figuraient des fermiers de la caste des Jats, connus pour leur traditions guerrières qui voulaient être déclassés dans l’ordre des castes afin d’être classés dans les OBC (Other Backward Castes) afin de bénéficier des quotas d’emplois publics réservés aux basses castes, car ils ne parvenaient plus à vivre de leurs cultures. Dans cet État, 80% des fermiers vivent sous le seuil de pauvreté.

Outre brûler des gares, des centres commerciaux, bloquer les autoroutes en direction de Delhi, les Jats ont également bloqué l’un des grands canaux qui alimente New Delhi en eau rationnant la capitale en eau. Douze personnes sont mortes dans les affrontements avec la police, et là aussi le gouvernement reculait et promettait d’accéder à la demande des Jats.

Au printemps 2017, plusieurs centaines de fermiers du Tamil Nadu, touchés par la pire sécheresse depuis 140 ans, sont allés manifester en masse deux fois à Delhi. La seconde fois, ils sont restés trois semaines à Jantar Mantar, une place symbolique de Delhi, se faisant photographier avec les crânes et les os des agriculteurs qui s’étaient suicidés et en train de manger du foin, des rats ou des serpents, pour montrer qu’ils mouraient de faim. Le mouvement a cessé quand ils ont obtenu l’annulation de leurs dettes auprès des banques.

Dans la même année, des émeutes paysannes, parfois violentes, ont éclaté dans le Madhya Pradesh et le Maharashtra.

C’est alors que face au refus du gouvernement Modi de mettre en œuvre sa promesse électorale de prix de soutien minimaux plus élevés à la production agricole, une organisation parapluie – le All India Kisan Sangharsh Coordination Committee (AIKSCC) avec plus de 100 organisations a été formé en juin 2017, qui a mené une série de luttes depuis lors. L’AIKSCC compte désormais plus de 300 organisations membres.

En septembre 2017, le district de Sikar au Rajasthan, qui a une longue histoire de mouvements de masse paysans, a connu un nouveau soulèvement massif des agriculteurs. Des milliers de paysans sous la bannière de l’AIKS ont occupé non seulement les rues mais aussi les bureaux du gouvernement pour mettre en lumière leurs demandes en suspens depuis longtemps.

En septembre 2017 toujours, l’AIKSCC a organisé un Kisan Mukti Yatra (marche pour la libération paysanne) couvrant une distance de plus de 10 000 kilomètres à travers quasiment tout le pays pour atteindre le maximum de communautés agricoles et non agricoles et essayer de construire l’unité entre l’Inde rurale et urbaine. En conclusion, des fermiers de tous les coins du pays sont venus dans le quartier du Parlement et des ministères à Delhi obtenant là encore des pris plus rémunérateurs pour les produits agricoles et des taux de prêts plus avantageux.

En mars 2018, dans l’État du Maharashtra, 35.000 à 50.000 « kisan » (paysans), presque tous de basses castes ou d’origine tribale -et beaucoup de femmes – , ont marché sur 180 km sous un soleil écrasant. Les photos de leurs pieds nus en sang, écorchés sur les routes, ont fait la une des journaux. Ils exigeaient des titres de propriété (patta) pour les parcelles forestières qu’ils habitent depuis des siècles, en vertu du Forest Rights Act de 2006.

En août 2018, l’AIKS collectait 100 millions de signatures de paysans à travers le pays remettant leur charte de revendications aux magistrats de district, tout en demandant au gouvernement du BJP de quitter l’Inde « Bharat Chhodo », le même slogan utilisé pour exiger des britanniques qu’ils dégagent de l’inde qu’on pourrait comprendre par « dégagez ou crevez » !

On voit là que l’objectif paysan devenait de plus en plus politique contrairement à celui du monde syndical ouvrier qui continuait à se borner à des revendications économiques malgré les attaques globales de Modi.

En novembre 2018, des milliers de paysans de tous les États ont débarqué à Delhi pour une nouvelle Kisan Mukti March (Marche de libération des agriculteurs) organisée par l’AIKSCC, exigeant une session extraordinaire de 21 jours du Parlement pour discuter de la crise agraire.

En février 2019, près de 80 000 agriculteurs de 23 districts du Maharashtra ont manifesté le 27 février à Mumbai, la capitale financière du pays, après leur deuxième plus longue marche historique de 180 kilomètres.

En dehors de ces actions majeures, les luttes des paysans se poursuivaient dans le même temps à une échelle moins grande dans plusieurs États à travers l’Inde que ce soit dans le Maharashtra, le Rajasthan, l’Andhra Pradesh, l’Haryana, le Madhya Pradesh, le Tamil Nadu, le Karnataka, le Pendjab, l’Uttar Pradesh principalement.

UN MOUVEMENT ACTUEL QUI CONTINUE LES PRECEDENTS MAIS QUI EST AUSSI BEAUCOUP PLUS

Enfin en septembre 2020, le soulèvement actuel commençait dans le Pendjab, l’Haryana et le Bengale-Occidental où les paysans manifestaient, bloquaient les routes et les chemins de fer pour protester contre la réforme de la commercialisation des produits agricoles du gouvernement qui supprime le prix de vente minimum accordé aux produits agricoles dans des marchés publics réglementés (mandis) et liquide ainsi de fait la petite propriété paysanne pour donner la terre aux grands propriétaires ou groupes de l’agro-alimentaire .

Cette colère paysanne qui bloquait presque deux mois en septembre et octobre toute circulation ferroviaire au Pendjab, qui libérait aussi les péages autoroutiers, bloquait routes, gares et aéroports tout en multipliant les affrontements avec la police sans céder, s’est muée en crise politique créant une première fracture dans le bloc au pouvoir.

La ministre de la transformation alimentaire, Harsimrat Kaur Badal, alliée du parti nationaliste au pouvoir, a démissionné en septembre, dénonçant une législation « anti-agriculteurs ». A la Chambre haute, les députés en sont presque venus aux mains, les uns déchirant les copies du projet de loi, les autres hurlant et cassant les micros. Huit députés ont été suspendus pour le reste de la session parlementaire et campent, depuis, en signe de protestation, sur une pelouse devant la statue du Mahatma Gandhi, non loin du Parlement. L’opposition a décidé de boycotter les travaux de la Chambre haute et pourfend « la mise à mort » de l’agriculture.

Et depuis le soulèvement de novembre 2020, plusieurs des 29 partis alliés du BJP qui lui permettent sa majorité, ont pris leurs distances.

En novembre la contestation paysanne s’étendait peu à peu à plusieurs autres états jusqu’au 26 novembre 2020, où alliés aux principaux syndicats ouvriers du pays, les directions paysannes et ouvrières appelaient à une journée conjointe de grève générale suivie par 250 millions de travailleurs et des millions de paysans, le plus grand mouvement social de l’histoire de l’Inde, tout en annonçant pour les paysans qu’ils continueraient la lutte après le 26 en organisant une marche des paysans des États du Nord sur la capitale Delhi pour y encercler les bâtiments gouvernementaux.

Au jour où j’écris, ces paysans en marche avec armes et bagages pour tenir plusieurs mois qui ont franchi tous les obstacles policiers sur leur route, lacrymogènes, canons à eau, barricades et tranchées en travers des routes et autoroutes, ont entraîné sur leur passage des habitants de bidonvilles, des précaires sans travail, des anciens soldats, des membres de tribus, des miséreux… et seraient actuellement entre 150 000 et 300 000 à camper en plein hiver aux portes de la capitale, les autorités appuyées par une forte mobilisation policière et militaire leur ayant interdit de rentrer dans la ville, tandis que d’autres paysans continuent à arriver chaque jour en venant de plus en plus loin.

Par ailleurs, contre la propagande du gouvernement expliquant d’une part que les paysans mobilisés n’étaient surtout que des Sikhs du Pendjab avec en réalité des vues indépendantistes et d’autre part que ces paysans étaient isolés du reste des paysans du pays et du reste de la population en général, les animateurs du mouvement ont appelé le 8 décembre 2020 à un Barath Bandh, c’est-à-dire à un blocage/grève général dans tout le pays. Après avoir obtenu le soutien de toutes les directions syndicales et politiques d’opposition, le 8 décembre a été très suivi par de nombreux paysans du pays qui du coup ont décidé de marcher à leur tour vers Delhi et surtout par de très nombreux salariés des mines, l’automobile, la chimie, le pétrole, le textile, la défense, des ministères, jeunes, femmes, étudiants, enseignants, routiers, chauffeurs de taxis, commerçants, employés de banque, d’assurance, cheminots, électriciens, postiers, ouvriers des plantations de thé et pécheurs…

On ne sait pas combien exactement de personnes ont participé à cette journée car le droit de grève étant très limité en Inde (il faut par exemple déposer son préavis de grève 6 semaines à l’avance dans la fonction publique, le lock-out existe et la grève est un motif suffisant pour aller en prison au même titre qu’un crime). On ne le sait pas aussi certainement parce que les directions syndicales ouvrières, n’avaient peut-être pas tant envie que ça marche, dépassées et inquiètes de perdre tout contrôle, elles qui sont habitués à des journées d’action sans suite, sans plan et le plus souvent profession par profession et qui sont aussi liées pour la plupart aux directions des partis politiques d’opposition, qui, on le verra plus loin, ne sortent pas du cadre de pensée imposé par Modi – et plus généralement du cadre du système capitaliste –. Ainsi les directions syndicales ouvrières sont par-là très éloignées de la base paysanne et de son orientation politique générale radicale qui va jusqu’à envisager de virer Modi s’il le faut.

Ainsi, les directions syndicales ouvrières n’ont pas appelé à la grève mais à un simple soutien à l’appel à la grève des paysans. Cela fait que si beaucoup de salariés se mettaient en grève beaucoup d’autres sont sortis manifester pendant la pause du déjeuner tandis que d’autres encore se mettaient juste des badges de solidarité. Cependant la grande majorité des enseignants, étudiants, routiers, taxi ou commerçants… eux qui étaient appelés à la grève ont fait massivement grève, tandis que les autres professions salariées le faisaient en fonction des appels locaux et la situation suivant les États. Dans certains États, comme le Bihar, 80% des fonctionnaires d’État étaient en grève, dans le Pendjab quasiment tout était arrêté tandis que dans d’autres, l’Uttar Pradesh par exemple, la grève et tout rassemblement ont été interdits, ce qui a rendu la mobilisation plus difficile et conflictuelle.

Mais globalement, d’une manière ou d’une autre, le mouvement a été très suivi. Ce qui représente un succès sans précédent du mouvement paysan faisant la démonstration qu’il n’était pas isolé, ni des autres paysans du pays, ni de l’ensemble de la population et qu’il avait la capacité d’entraîner avec lui, par-dessus la tête des directions syndicales ouvrières, une grande partie de la population urbaine et salariée dans un combat radical contre le gouvernement.

Certains membres des directions paysannes après cette journée disaient par exemple que ce n’étaient pas eux qui étaient isolés mais le gouvernement qui n’avait plus un seul endroit dans le pays pour se cacher quand ils iraient le chercher.

Ce succès du 8 décembre ne peut pas être compris si on ne saisit pas en même temps les profondes évolutions politiques et idéologiques qui ont accompagné et armé le mouvement paysan et qui ont touché les Dalits, les chrétiens, les musulmans et les sikhs depuis l’arrivée au pouvoir de Modi. Le soulèvement paysans n’aurait pas pris cette ampleur et n’aurait pas pu entraîner les salariés sans cet armement idéologique.

MODI, SON ACCESSION AU POUVOIR, LES CAUSES DE SA CHUTE A VENIR ET SES CONSÉQUENCES, SON ACCESSION AU POUVOIR ET SA POLITIQUE POUR S’Y MAINTENIR

Modi a été élu, un peu comme Macron, par défaut et aussi comme Hitler après l’instrumentalisation de l’incendie du Reichstag

Au moment d’entrer au Parlement, pour la séance inaugurale de la nouvelle législature, Modi s’est agenouillé, a touché du front le sol du « temple de la démocratie » dédiant son discours inaugural à cette démocratie qui ouvre la possibilité, pour un homme issu d’une famille pauvre et d’une caste inférieure (comme il se présente même si c’est faux), d’occuper la plus haute fonction politique. Il promettait ainsi que son gouvernement allait travailler “sabka sath, sabka vikas” (avec tous, pour le développement de tous). Il visait par-là à paralyser les Dalits pour mieux les attaquer, en suscitant un espoir parmi eux qui sont les personnes situées au plus bas de l’échelle sociale en Inde mais qui comptent 17 % de sa population.

Modi, ancien activiste et cadre de la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) un mouvement clairement fasciste, a rapidement fait son chemin au sein du BJP et est devenu Premier ministre du Gujarat le 7 octobre 2001.

Le 27 février 2002 à Godhra, le Sabarmati Express, le train reliant Ahmedabad (dans le Gujarat) à Varanasi (dans l’Uttar Pradesh), a été incendié provoquant la mort de cinquante-neuf Karsevaks (sans qu’on ne sache jamais qui en a été responsable, mais beaucoup en accusent Modi), des laïcs qui se mettent bénévolement au service de la religion. Modi s’est empressé de présenter l’événement comme la conséquence d’une attaque terroriste planifiée par les musulmans locaux.

Le lendemain, le Vishwa Hindu Parishad (VHP) appelait à des rassemblements de protestation dans tout le Gujarat, avec le soutien du BJP. Les rassemblements ont tourné à l’émeute, des activistes hindous intégristes attaquant les villages musulmans, brûlant habitations et propriétés, torturant et assassinant sous les yeux d’une police qui laissait faire, voire, à l’occasion, prêtait main forte, une forme de nettoyage ethnique prémédité et mis en œuvre avec la complicité du gouvernement de l’État et la participation de policiers . Il y a eu plus de 2000 morts, 150.000 personnes placées en camps de réfugiés, et de très nombreuses femmes et enfants victimes de viols et de mutilations.

L’accident de Godhra et le carnage qui a suivi ont consolidé la position de Modi parmi les hindous et suffisamment effrayé les musulmans pour les réduire au silence pour un moment. Il a ainsi pu gouverner le Gujarat de façon autocratique pendant trois mandats consécutifs avec le soutien de l’armée des militants et hommes de main du RSS, le soutien indéfectible des Bhakts, ces dévots de l’hindouisme, en réussissant à éliminer toute opposition. Ayant consolidé ses positions, Modi a commencé à mobiliser les ressources de l’État pour attirer les industriels, écartant toute résistance d’une main de fer. Cette stratégie à la Goebbels lui a permis de gagner élection après élection et de passer à la conquête du gouvernement central avec les mêmes méthodes.

Les partis d’opposition l’ont grandement aidé en ne faisant rien pour s’opposer à lui et ont au contraire confirmé leur propre faillite en contribuant à légitimer la stratégie « hindouiste et « néo-libérale » du BJP renchérissant même tous sur le nationalisme hindou.

En même temps, Modi multipliait les symboles de son dévouement aux Dalits par des monuments et des discours, tout en les foulant aux pieds, aggravant le pouvoir des riches et des castes supérieures, éliminant de nombreux mécanismes de soutien aux Dalits, depuis les bourses dédiées aux étudiants jusqu’aux quotas d’accès à certains emplois, en passant par les lignes de crédits spéciales dans les programmes sociaux, affirmant par exemple la nécessité pour eux de continuer à collecter les excréments à la main (ils sont consacrés par la tradition au nettoyage des lieux publics) parce que cette occupation offre aux Dalits la possibilité d’une expérience spirituelle et d’une rédemption !

Les deux piliers de la stratégie du parti, le néo-libéralisme et la revendication de la domination hindoue et des castes supérieures faisaient ainsi de toute expression autonome des Dalits – ces Untermensch – une menace. Or la grande majorité des Dalits sont des paysans.

Pour les soumettre un peu plus, Dalits et musulmans ont directement souffert d’une campagne Ghar Wapsi (« le retour à la maison ») destinée à obtenir la (re)conversion à l’hindouisme de ceux qui l’avaient quitté. Les Dalits ont effectivement, de longue date, utilisé la conversion à d’autres religions, l’islam, le christianisme, la religion sikh, comme moyen d’échapper à l’oppression sociale et à l’humiliation subie dans le cadre du système de castes de l’hindouisme.

Ainsi de nombreux étudiants Dalits ou enseignants qui les défendaient ont été battus et humiliés publiquement jusqu’à ce qu’ils avouent publiquement qu’ils renoncent à leur religion non hindoue. Ces humiliations publiques ont provoqué de nombreux mouvement d’indignation et de protestations mais toutes étouffées jusqu’en décembre 2019 avant qu’elles n’entraînent à ce moment tout le pays puis que cela se prolonge avec le soulèvement paysan.

Il faut dire qu’à partir de 2014, le gouvernement central et les gouvernements d’États locaux dirigés par le BJP ont commencé à utiliser la sacralité des vaches pour terroriser les Dalits et les musulmans qui, traditionnellement, utilisent la viande de bœuf comme source de protéines bon marché ou qui travaillent dans les abattoirs et l’industrie du cuir. Le BJP a fait fermer des abattoirs et des magasins de viande, tous lieux où travaillent essentiellement des Dalits, en particulier les boucheries appartenant à la communauté des Pasmandas. Ces fermetures ont été étendues à celles des ateliers et des usines où l’on travaille le cuir qui, eux aussi, emploient une majorité de Dalits et de musulmans de basse caste. Ceux-ci transportent les carcasses, prennent en charge l’équarrissage, travaillent dans les tanneries, fabriquent les chaussures, les sacs et les ceintures, parfois pour de grandes marques comme Zara et Clarks. A Kanpur, 98 tanneries ont ainsi été fermées par ordre du Tribunal national de l’environnement au motif que celles-ci larguaient leurs effluents pollués directement dans le Gange.

Les États gouvernés par le BJP sont de fait alors entrés dans une compétition délétère à qui adopterait les mesures les plus violentes. L’État d’Haryana a ainsi proposé d’aligner les peines pour abattage d’une vache sur celles s’appliquant au meurtre d’une personne. L’État du Gujarat a adopté, en 2017 un amendement à la loi sur la protection des animaux qui réprime l’abattage, ainsi que la vente et la possession de viande de bœuf portant la peine maximale à l’emprisonnement à vie et le transport illégal de viande et de produits dérivés du bétail de sept ans de prison. En novembre 2017, l’État du Madhya Pradesh a voté une loi encore plus draconienne en créant un nouveau délit, à savoir l’abandon d’une vache âgée et non productive, condamnant ainsi les paysans pauvres à l’entretien à vie de ces animaux.

Paysan et Dalit, la double peine.

Dans un pays où 1,83 millions d’enfants meurent avant l’âge de cinq ans, où deux Dalits sont assassinés chaque jour, où des milliers de paysans se suicident tous les ans, où les violences entre communautés sont légion, la législation sur le meurtre des vaches, rajoutait une couche de trop et générait de nombreuses protestations qui se mêlaient ou s’additionnaient à celles des paysans.

Le 11 juillet 2016, les milices de protection des vaches ont ainsi à nouveau frappé dans la ville d’Una dans le Gujarat. Ce jour-là, dans le village de Mota Samadhiyala (sous-district d’Una), sept membres d’une famille de Dalits étaient en train d’écorcher la carcasse d’une vache tuée par des lions qu’ils avaient achetée dans le village voisin de Bediya. Des membres de la fédération des mouvements de protection du bétail, la Gau Rakshaks, armés de bâtons et de tuyaux en métal ont commencé à les frapper les accusant d’avoir tué cette vache. Quatre membres de la famille ont ensuite été embarqués dans la voiture et conduits à Una où les quatre jeunes gens ont été déshabillés, attachés au véhicule, exhibés dans les rues et à nouveau battus.

Les attaquants étaient si fiers d’eux qu’ils ont filmé toute la scène et l’ont postée sur un réseau social circulant massivement et attisant la colère des Dalits dans tout le pays. Le 12 juillet 2016 une manifestation massive de protestation, convoquée à Chandkheda par des Dalits a rassemblé 2 000 personnes, bloquant la route principale. Le 13 juillet 2016, ils occupaient la place principale d’Una. Le 21 juillet, les protestations gagnaient toute la région de Saurashtra où douze jeunes Dalits avaient tenté de se suicider. Pour tenter de calmer les choses, quatre policiers ont été suspendus. Le 28 juillet, une marche de Dalits se déroulait quand même d’Ahmedabad à Una et se terminait le 15 août 2016 par un rassemblement de 20 000 membres de la communauté demandant l’attribution de cinq acres de terres tout en faisant serment de quitter les occupations traditionnelles qu’on leur attribuait en tant que Dalits.

Le 1er janvier 2018, des hommes de mains de Modi s’attaquent à nouveau violemment à des Dalits qui s’étaient rassemblés pour jurer ensemble qu’ils se consacreraient à la lutte contre Modi. Cette violente attaque soutenue par les calomnies de la presse déclenche à nouveau une profonde indignation, des protestations… et de nouvelles vagues de violences des hommes de main de Modi contre les Dalits.

L’articulation du conflit paysan et Dalits contre Modi se met en place avec le soutien de l’opinion publique indignée.

En 2019, pour les élections, après avoir pendant cinq ans construit bastion après bastion, Modi n’avait, pour ce scrutin rien à offrir en termes de bilan. Il a donc fait de la sécurité nationale la principale question du scrutin avec en menace extérieure le Pakistan dont les musulmans étaient la 5eme colonne au sein du pays et en menace intérieure les prétendus communistes, utilisés comme bouc émissaires de l’opposition, en fait de jeunes Dalits radicaux, souvent par ailleurs aussi des musulmans ou des chrétiens en colère, et donc, pour le pouvoir, des communistes.

En empoisonnant la population avec le venin du « communalisme », en entraînant derrière lui l’opposition sur ce terrain, tous les partis se mettant à courtiser castes et communautés religieuses (alors que la politique officielle depuis Ghandi jusque-là était de les combattre), Modi a décimé la scène politique, détruit ou détourné les institutions, tenté même d’éradiquer les traces des régimes antérieurs en changeant le nom des institutions, en créant ses propres monuments afin que la mémoire publique ne puisse en aucune façon nourrir la résistance du passé.

Mais cette politique de Modi a eu un effet pervers qui s’est retourné contre lui.

RETOUR DE BÂTON, DÉBUT DE LA CHUTE ET RÉPERCUSSIONS MONDIALES

La majorité des musulmans et des chrétiens ont des origines Dalits ou au sein des basses castes, ou alors les Dalits hindous sont devenus chrétiens, musulmans ou sikhs pour se protéger des violences hindouistes du gouvernement Modi… ce qui suffit à faire d’eux des « progressistes » et un quasi équivalent des communistes.

En accusant les musulmans ou chrétiens et les Dalits – c’est-à-dire les plus pauvres – d’être des communistes, Modi a fait une publicité involontaire pour les communistes indiens à tous ceux qui n’en peuvent plus de Modi

C’est ainsi que le soulèvement social actuel est sorti d’une longue série de luttes paysannes mais aussi d’un mouvement contre la répression des Dalits et des musulmans sur la base d’une volonté, d’un programme d’une communauté des hommes pacifiée, contre tout racisme ou communautarisme religieux mêlant ainsi la lutte contre l’oppression religieuse ou communautaire à celle contre l’exploitation économique.

A l’automne 2019 pour maintenir la pression contre les musulmans, Modi accorde un droit de nationalité facilité aux réfugiés du Pakistan, du Bangladesh ou d’Afghanistan… à condition qu’ils ne soient pas musulmans. C’est la provocation de trop. Des musulmans, en particulier des femmes, se soulèvent, se mettent à manifester chaque semaine et malgré les provocations, les violences, les pogroms (78 morts), entraînent peu à peu autour d’elles, toutes les catégories de la population qui trouvent là le moyen – ensemble – de s’opposer à Modi. Peu à peu, les revendications s’élargissent à toutes les libertés, puis avec l’afflux de plus en plus de monde, à toutes sortes de revendications économiques et sociales mais avec le dénominateur commun de « virer Modi ».

Le mouvement prend tellement d’ampleur que les directions syndicales se sentent obligées d’embrayer et appellent à une grève nationale le 8 janvier 2020 pour toute une série de revendications économiques mais pas celle de virer Modi qui est le leit-motiv du mouvement. C’est un énorme succès puisque 250 millions de travailleurs, déjà, font grève, ce qui traduit l’importance du mécontentement qui couve. Bien évidemment, les directions syndicales ne donnent aucune suite. Par contre le mouvement, lui, s’est renforcé du succès du 8 janvier et donne une suite, entraînant de plus en plus de gens pour « virer Modi », organisant même une espèce de « place Tahrir » permanente à Delhi tenue par des femmes où tous les échanges, les débats, les rencontres et les partages seront les bienvenus jusqu’à ce que le mouvement s’arrête le 24 mars sous les coups du Covid-19.

Le mouvement social est alors mis en parenthèse jusqu’à ce qu’il redémarre avec les paysans en septembre, puis par un mouvement de femmes contre les viols en octobre, puis par une vague continue de grèves générales ouvrières organisées par les directions syndicales, mais seulement d’une journée et profession par profession en octobre et novembre, qui ressemblaient plus à un moyen de relâcher la vapeur sociale plus qu’à l’organiser pour la rendre plus efficace.

Pendant ce moment, Modi, sentant peut-être les dangers de la situation, a profité du covid pour accélérer le mouvement du libéralisme et de l’hindouisme en plongeant l’Inde dans un chaos total. Il annonce une privatisation de tous les secteurs publics et une liquidation totale du droit ouvrier, tandis que des dizaines de millions de travailleurs sont licenciés. Parmi ceux-ci, il y a surtout ceux qu’on nomme les « travailleurs migrants internes », souvent d’anciens paysans ruinés venus travailler en ville et qui se retrouvent jetés dans les rues par dizaines de millions, renvoyés de force dans leurs villages d’origines. Mais là ils y deviennent autant de ferments de révoltes à la campagne et de liens entre la ville et la campagne, alors que les autres travailleurs « urbains » rentrent en rage parce qu’ils voient leurs horaires de travail quotidiens passer de 8 h à 10 ou12 h par jour sans droits pour se défendre.

Obtenant un sursis avec le covid face à la mobilisation qui se faisait autour de la question musulmane ou des libertés, Modi ne faisait que pratiquer la fuite en avant – un peu comme Trump – , et qu’entasser un peu plus de poudre pour les explosions à venir tout en les déplaçant du terrain communautaire et religieux sur le terrain social qui condensera alors dans l’esprit de tous, autour de la révolte paysanne, l’espoir politique de virer Modi par la rue et plus par les élections qui n’ont lieu que l’an prochain et avec des représentants d’opposition peu enthousiasmants, tous mouillés dans le communautarisme hindouiste et la défense du libéralisme.

A l’automne 2020, la pression du mouvement paysan et de celui des femmes qui cherchaient l’unité et l’efficacité entraînait les directions syndicales à accepter la journée de grève générale du 26 novembre 2020, par crainte que l’appel se fasse sans eux et que leurs propres troupes leur échappent tant celles-ci ressentaient le besoin de s’y mettre tous ensemble contre la politique de destruction totale de Modi. Mais contrairement aux directions syndicales ouvrières, les paysans annonçaient que eux continueraient après le 26 novembre, par une marche sur la capitale, entraînant de fait par leur détermination le monde ouvrier derrière eux le 8 décembre et avec eux, toute l’opposition politique qui tout d’un coup se réveillait.

Modi est très fragilisé parce que lui qui ne devait sa stabilité qu’à l’absence d’opposition vient d’en trouver une dans la rue, sur le terrain social mais aussi idéologique, programmatique.

Dans le mouvement de novembre 2020, Modi a tenté comme d’habitude d’opposer les hindous au mouvement paysans en qualifiant celui-ci de sikh parce que son noyau central se situe au Pendjab, où les sikhs sont nombreux, mais ça n’a pas marché. Il a essayé de dire que le mouvement était manipulé par les musulmans via le Pakistan. Mais ça n’a pas marché non plus. Il a dit qu’il était dirigé par des communistes terroristes, ça n’a toujours pas marché.

Instruits d’années de divisions communautaires, le soulèvement paysan a tenu tout de suite à signifier qu’il est solidaire des sikhs et des musulmans mais qu’il est avant tout paysan qu’on soit hindou, sikh, musulman, chrétien ou communiste.

Nombre des paysans en lutte tiennent à montrer qu’ils ne marcheront plus dans ces divisions, en affichant ostensiblement des drapeaux mêlant tous les symboles religieux… plus le marteau et la faucille et en lançant le slogan « nous sommes des paysans, pas des terroristes ».

Tout le fond idéologique sur lequel s’appuyait Modi s’effondre – comme aux USA le fond raciste de la politique de Trump a été battu par le mouvement Black Lives Matter -. Modi ne devait sa force qu’à l’absence d’opposition des partis politiques d’opposition, des directions syndicales, des médias, des élites intellectuelles qui n’ont pas voulu lui opposer un programme ou des idées progressistes. Il a fallu que ce soient les paysans et les ouvriers seuls, qui montrent sa fragilité et l’imposture de son discours, en affichant clairement le drapeau de l’union de tous les opprimés pour un monde meilleur et sans oppression raciale, religieuse, communautaire ou de genre, un drapeau gagné dans leurs expériences de luttes de ces années menées en commun où se mêlaient paysans, Dalits, femmes, jeunes, musulmans, sikhs, chrétiens et communistes.

Modi est fragile parce que même avec le bénéfice de ce qu’on a appelé la vague Modi, en 2014, son parti n’a pas réussi à attirer plus d’un tiers des votants. Bien que minoritaire dans l’opinion, le succès électoral du BJP est entièrement la conséquence de ses manipulations habiles pour profiter du scrutin uninominal majoritaire à un tour. Deux tiers de la population sont indifférents ou hostiles au parti de Modi. Et le soulèvement actuel pourrait bien donner une expression politique et idéologique à cette large majorité.

Cette expression, ce programme, cette politiques se forment peu à peu dans le cours direct des mobilisations actuelles mais aussi dans les immenses forum permanents que sont les camps de paysans aux frontières de Delhi, où tous les jours, paysans, étudiants, musulmans, hindous, communistes, routiers, femmes, Dalits et d’autres castes viennent débattre pour changer le monde.

C’est certainement pourquoi Modi connaissant la faiblesse de sa base sociale et le grignotage de sa base idéologique s’est montré aussi pressé de mettre en place l’Hindu Rashtra, cet état fasciste dominé par les Brahmanes. Mais pressé par cette nécessité, accélérant trop les choses, il n’a fait que précipiter son échec à venir, comme Trump aux USA ou Anez en Bolivie, les dirigeants du Pérou, et certainement comme cela s’annonce pour demain Pinera au Chili, Bolsonaro au Brésil, Macron en France et encore bien d’autres.

Le mouvement en Inde continue ce à quoi nous assistons depuis cet automne 2020. Au Chili, en Bolivie, au Pérou, aux USA mais aussi en Pologne, en Bosnie Herzégovine, il s’agit une seconde étape de la vague des soulèvements mondiaux commencée fin 2018, amplifiée en 2019, un moment suspendue par le covid. C’est une étape où les peuples ont commencé à gagner dans ces derniers pays, ont stoppé la vague de droite, d’extrême droite, raciste ou fasciste. En même temps, les soulèvements continuent en Thaïlande, en Indonésie, au Guatemala, en Colombie, au Nigéria, en Guinée et surtout en Inde mais où là, par la dimension gigantesque mais aussi clairement ouvrière et paysanne que la vague y a prise, elle pourrait initier une troisième étape de ce soulèvement mondial, par son ampleur, sa détermination, et surtout par son orientation sociale et idéologique et par là même multipliant sa capacité d’entraînement mondial.

Le monde a été marqué dans son imaginaire par des événements tels que la Commune de Paris de 1871 où les ouvriers ont pris et tenu Paris plusieurs mois. La troisième étape du soulèvement actuel pourrait être marquée par des événements symboliques de ce type. Imaginons un instant la répercussion mondiale que pourrait avoir la prise de Delhi, capitale du dirigeant d’extrême droite Modi, ou même ne serait-ce que sa paralysie suffisamment importante par une alliance paysans-ouvriers brandissant le drapeau de la communion des exploités dans la lutte… Nous n’y sommes pas encore mais ce n’est peut-être pas si loin.


Fraternellement,
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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Cyrano » 24 Déc 2020, 09:36

Et ça en est où? Ça n'a pas l'air de passionner plus que ça?
Il y a juste eu un article dans Lutte Ouvrière - avec d'ailleurs un dernier paragraphe que je ne comprends pas très bien : «Quelles que soient les arrière-pensées des organisateurs...»
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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 04 Jan 2021, 13:58

Salut camarades,

Je mets donc en lien ce grand article bien documenté sur le soulèvement paysan en Inde...

Portée et enjeux mondiaux du soulèvement paysan en Inde
par Jacques Chastaing
Date: 3 janvier 2021, Auteur : Pour aplutsoc

Logique, dynamique et problèmes d’un soulèvement que les paysans indiens ont décidé de faire passer dans une phase 2 en 2021 en l’enracinant, l’approfondissant et l’étendant encore plus.

Le but de cet article est tout à la fois de mettre à la disposition des lecteurs des informations vues d’en bas que la grande presse ne fournit pas afin qu’ils puissent se faire un avis sur l’ampleur et l’importance du soulèvement indien et en même temps de soumettre quelques réflexions sur la dynamique de ce mouvement et ses implications mondiales.


https://aplutsoc.org/2021/01/03/portee- ... chastaing/

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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 17 Jan 2021, 20:13

Salut camarades,

Inde : la peur vient de changer de camp.
Par Jacques Chastaing, publié sur le site aplutsoc

https://aplutsoc.org/2021/01/16/inde-la ... r-de-camp/

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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 25 Jan 2021, 06:28

Salut camarades,

Inde, Pakistan : le mouvement révolutionnaire réel de centaines de millions de femmes et d’hommes est là.
Par aplutsoc, publié le dimanche 24 janvier 2021

https://aplutsoc.org/2021/01/24/inde-pa ... es-est-la/

Image

La révolution n’est pas le mythe d’un grand soir, elle est le contenu réel de l’époque actuelle. Les révolutionnaires, ce sont avant tout l’humanité, le prolétariat. Cet article tente de faire le point, à un moment peut-être stratégique, de la situation en Inde. Il a été écrit par Vincent Présumey sur la base des éléments d’information précieux, car le silence des médias est frappant sur cette réalité, rapportés par Jacques Chastaing.


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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 27 Jan 2021, 14:03

Salut camarades,

Inde – 26 janvier 2021 – Soulèvement paysan et prise de la Bastille à Delhi
Le mardi 26 janvier 2021publié par aplutsoc
par Jacques Chastaing.

https://aplutsoc.org/2021/01/26/inde-26 ... e-a-delhi/

Après 60 jours de siège de la capitale par près de 300 000 paysans en soulèvement contre les lois agricoles du gouvernement d’extrême-droite qui liquideraient la petite propriété paysanne, près de 200 000 tracteurs et probablement plus de 1 million de paysans et leurs soutiens ouvriers et citoyens sont entrés dans la capitale le jour de la fête nationale indienne sous les applaudissements de la foule des habitants de Delhi massés dans les rues pour les accueillir.

L’ensemble de la manifestation des paysans s’est passée de manière pacifique mais devant l’immense succès et la démonstration de force des paysans, alors que la police avait autorisé la manifestation, ici et là des policiers ont provoqué, tentant de bloquer les manifestants, cognant, tirant des lacrymos et même tirant à balle et tuant un paysan.

Les paysans ont alors enfoncé ces barrages policiers à Delhi lorsqu’il y en avait ou dans les autres capitales d’État où avaient lieu également des manifestations semblables. Dans ces circonstances, des manifestants ont également pris le Fort Rouge à Delhi, un fort historique et symbolique des empereurs moghols, aussi symbolique que la Bastille en France, où chaque année pour la fête de l’indépendance, le chef de l’État fait un discours à la nation et hisse le drapeau national indien comme symbole de leur libération.

Or, lors de la prise du fort par les paysans, en enfonçant les barrages policiers, un certain nombre de policiers bousculés sont tombés dans les fossés du fort, 83 seraient blessés. Par ailleurs, les paysans ont hissé symboliquement sur le fort les drapeaux des organisations paysannes en révolte.

La presse bourgeoise et réactionnaire totalement apeurée s’est emparée de l’événement en montrant un drapeau sikh hissé à la place du drapeau national pour accréditer les calomnies qu’elle déverse en permanence avec le gouvernement contre le soulèvement paysan depuis le début, l’accusant d’être l’otage des séparatistes sikhs du Pendjab. Le gouvernement en pleine panique n’arrive pas à arrêter la vague paysanne qui entraîne peu à peu le monde ouvrier et citoyen et essaie une nouvelle fois d’accentuer les tensions entre sikhs et hindous en rappelant à travers les affrontements du Fort Rouge les affrontements sanglants entre sikhs qualifiés de terroristes et d’anarchistes et les hindous dans les années 1980 autour du massacre du Temple d’or et l’assassinat d’Indira Ghandi par des sikhs.

Pour le moment toutes les tentatives du gouvernement pour diviser le camp paysan en attisant les haines religieuses ont échoué. Ici, il s’agit pour lui de tenter de dissimuler le succès de la journée pour les paysans en focalisant l’attention sur les violences et ce qu’il appelle le scandale du Fort Rouge. Il veut par là diminuer la capacité d’attraction du soulèvement sur des millions et des millions de citoyens indiens qui regardent le soulèvement paysan avec sympathie. Il essaie de les empêcher d’entrer à leur tour dans la lutte et d’en faire une lutte générale pour renverser le gouvernement. D’autant que des syndicats ouvriers sont en train d’entrer dans la danse, les principales confédérations ayant signé un communiqué commun avec les paysans annonçant qu’elles prendraient des initiatives ensemble dans les jours qui viennent, et certaines fédérations appellent à la grève des banques et des fonctionnaires le 1er février. Par ailleurs, le soulèvement paysan pour sa part appelle tous ceux qui sont venus le 26 janvier à rester sur place jusqu’au 1er février pour, ce jour-là, marcher sur le Parlement.

Le gouvernement joue donc sa survie.

Il y a de grandes chances que sa tentative de division et d’occultation de l’immense succès de cette journée pour le soulèvement paysan avec ses répercussions nationales et internationales, autour de l’affaire du Fort Rouge échoue encore et peut-être même se retournera-t-elle contre lui en devenant comme en France le symbole de la prise de la Bastille et l’ouverture ouverte de la marche vers la révolution.


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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Byrrh » 27 Jan 2021, 16:26

Visiblement, J. Chastaing s'est lassé des "gilets jaunes", qu'il voyait pourtant comme le nouveau sujet révolutionnaire prolétarien à même de secouer le "conservatisme" des directions de l'extrême gauche...

Maintenant, c'est l'Inde, et demain ce sera encore autre chose. Au bout d'un moment, il finira par tomber juste. Je lui souhaite de tout coeur !
Byrrh
 
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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 29 Jan 2021, 06:27

Salut camarades,

La tension grandit comme la nervosité du gouvernement : nuit cruciale en Inde et le gouvernement tente le coup de force...

Inde : la lutte des paysans continue !
Brève de Lutte Ouvrière
Jeudi 28/01/2021

https://www.lutte-ouvriere.org/breves/i ... 54326.html

Image

Mardi 26 janvier, jour de la République en Inde, des centaines de paysans ont pris d’assaut et occupé le Fort Rouge de la capitale, Delhi. Dans le sillage du défilé de cette journée de fête nationale, les paysans qui occupent les abords de la ville depuis décembre ont manifesté par dizaines de milliers contre une loi, adoptée en septembre 2020, libéralisant les prix des denrées agricoles. Un paysan a trouvé la mort dans les affrontements avec la police. Les paysans craignent d’être étranglés un peu plus par la grande distribution et les groupes de l’agroalimentaire. Le 12 janvier, le gouvernement a suspendu l’application de la loi sous la pression du mouvement, mais les manifestants réclament son retrait pur et simple.

Dans ce bras de fer, la ténacité et la détermination de la contestation sont un encouragement pour tous les opprimés, des campagnes et des villes, et pas seulement en Inde.


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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 04 Fév 2021, 11:36

Salut camarades,

Où va l'Inde ? très bon article à lire...

Le gouvernement Modi, la crise et le Covid
Lutte de Classe n°213 - février 2021

https://mensuel.lutte-ouvriere.org//202 ... 54352.html

Le texte ci-dessous est adapté d’un article de la revue Class Struggle (n° 111, hiver 2020), éditée par le groupe trotskyste britannique Workers’ Fight.

Le 29 novembre 2020, lorsque cet article était mis sous presse, l’Inde enregistrait près de 10 millions de cas de Covid-19, juste derrière les États-Unis, où le nombre de personnes contaminées est le plus important au monde. Pour ce qui est du nombre de victimes, l’Inde arrivait en troisième position (avec 136 696 morts), derrière les États-Unis et le Brésil[1]. Et les chiffres augmentent rapidement : le 12 novembre 2020, la moitié des nouveaux cas enregistrés en Asie l’étaient en Inde. Cependant, le dépistage y demeure l’un des plus bas au monde. De fait, des enquêtes récentes sur les analyses sérologiques indiquaient que pour chaque cas de contamination identifié, entre 80 et 130 cas passaient sous les radars.

Cela dit, si on s’en tient aux chiffres officiels, l’Inde présente l’un des taux de mortalité les plus faibles au monde, à savoir 10,07 pour 100 000 habitants, valeur très basse par rapport aux 86,7 du Royaume-Uni et aux 80,95 des États-Unis. Mais là, encore, il s’agit d’une sous-estimation. En Inde, la cause du décès n’est précisée officiellement que dans 22 % des cas. De plus, aucun des États qui constituent l’Inde n’enregistre les décès dont la cause présumée est le Covid-19. Le virus s’est dernièrement propagé aux zones rurales, lesquelles manquent pour ainsi dire totalement des infrastructures sanitaires minimales qui existent dans les villes, ce qui accroît la sous-estimation.

Les travailleurs de la santé, qui continuent de travailler trop longtemps et d’avoir la charge d’un trop grand nombre de patients, ont été les premiers sur le front. Mais il est impossible de connaître l’impact de la crise sur eux, car l’État central ne tient même pas de registre de leurs décès. Qui plus est, l’infrastructure sanitaire tout à fait inadaptée et largement privatisée demeure incapable de faire face à la pandémie. Des patients ayant contracté le Covid-19 sont décédés dans des hôpitaux faute d’avoir été oxygénés. Bien entendu, les riches peuvent s’offrir une hospitalisation en section privée, à des prix astronomiques, et avoir ainsi accès à des respirateurs.

En fait, la part des dépenses de santé dans le PIB de l’Inde dépasse à peine 1 %, soit l’un des niveaux les plus bas au monde. Avant la pandémie, le pays manquait de 600 000 médecins et de deux millions d’infirmières. Autrement dit, les patients qui avaient la chance d’être hospitalisés ne recevaient déjà que des soins limités.

La première réponse du gouvernement Modi à la pandémie, lorsque le nombre de cas atteignit 500, fut de décider un confinement à l’échelle du pays. Non seulement cette mesure eut des effets catastrophiques sur les millions de vies de travailleurs […] mais elle entraîna une augmentation des taux de contamination qui s’est poursuivie lorsque les restrictions furent progressivement levées. Fin novembre, les contaminations s’accéléraient de nouveau dans de nombreuses parties du pays, dont la capitale New Delhi[2].

L’exception du Kerala

Le Kerala a été le seul État de l’Inde qui soit parvenu à maîtriser la pandémie. Sur une population de 36 millions d’habitants, il n’avait eu à déplorer au 24 novembre que 2 071 morts du Covid. Le taux de mortalité des personnes testées positives s’inscrivait à 0,35 % en octobre, soit l’un des plus bas du pays.

Ces chiffres ne s’expliquent pas par le fait que le Kerala est plus riche que les autres États de l’Union indienne. C’est même le contraire : son revenu par habitant est inférieur à la moyenne nationale. De plus, il fait partie des premiers États à avoir été exposés au virus, et ce de manière disproportionnée, du fait du retour au Kerala d’un demi-million d’étudiants et de travailleurs migrants majoritairement revenus de pays du Golfe et d’autres régions de l’Inde (quelque 17 % de la population active kéralaise travaille en dehors de cet État). Enfin, il présente une proportion relativement élevée de personnes âgées, lesquelles ont d’autres affections, et une densité de population plus élevée que les États voisins – dont certains ont enregistré plus de cinq fois plus de décès.

Mais ce qui caractérise surtout le Kerala, c’est qu’il peut se targuer de posséder le système de santé le plus robuste du pays, avec un réseau étendu de centres de soins et de travailleurs de la santé dans la plupart des villes et des villages. Les responsables de la santé publique ont tiré les leçons de la propagation du virus Nipah en 2018, qu’ils étaient également parvenus à maîtriser efficacement. Face au Covid, le système de santé a été préparé : des directives ont été élaborées en janvier, soit avant même que la pandémie ne frappe le pays. Un système efficace de centres de soins pour les patients Covid a été mis en place sur tout le territoire de l’État, comprenant des structures institutionnelles destinées aux mises en quarantaine et un dispositif efficace de traçage des contacts. L’État du Kerala a aussi réussi à mobiliser localement une armée de travailleurs de la santé volontaires et à les intégrer dans les effectifs et les réseaux des programmes de santé locaux. Il a également mis en place 15 541 camps d’accueil et refuges pour travailleurs migrants, soit plus de la moitié des 22 567 camps mis en place dans le reste du pays.

La principale raison qui explique tout cela, c’est sans doute que depuis plus d’un ­demi-siècle, les exécutifs locaux et le gouvernement du Kerala ont mis en œuvre des politiques visant à améliorer la condition des pauvres, largement sous l’influence du Parti communiste d’Inde (Communist Party of India, CPI) et du Parti communiste d’Inde (marxiste) (CPI (M)). Ce sont également ces partis qui ont augmenté les salaires des travailleurs, ont accompli une réforme agraire et ont porté l’alphabétisation à un taux supérieur à 90 %, le plus élevé en Inde. Tout cela a favorisé à la fois la santé et la nutrition de la population, la mise en place de réseaux d’aide sociale plus forts qu’ailleurs en Inde et une meilleure compréhension, et par conséquent un meilleur respect des consignes données par le gouvernement (ce dernier point est aussi lié à la présence au Kerala d’un puissant mouvement associatif populaire de diffusion du savoir scientifique qui est associé au PC). Bien sûr, ce n’est pas ce qu’écrivirent des publications comme l’hebdomadaire patronal britannique The Economist, qui s’émerveilla en avril de la manière dont le Kerala avait maîtrisé le Covid. Mais cela montre bien qu’un réseau de soins primaires fonctionnant bien au niveau local est le principal élément nécessaire pour contrer une pandémie.

Le confinement national et la classe ouvrière

L’annonce soudaine par Modi, le 24 mars 2020, d’un confinement national total, sans aucune préparation, a entraîné un chaos généralisé et a eu des conséquences catastrophiques pour la classe ouvrière. Ce confinement a été mis en place en quatre heures et a donné lieu, fait sans précédent, à la fermeture totale de la société des chemins de fer indiens. Les entreprises en profitèrent pour ne pas payer les salaires pendant trois mois. Des travailleurs se retrouvaient soudain sans argent pour payer le loyer, la nourriture ou les médicaments. Contrairement à ce qui s’est passé dans les pays riches d’Europe, il n’y eut pas de programmes de chômage partiel. Les travailleurs les plus durement touchés furent les travailleurs migrants (plus de 100 millions), qui furent confinés dans des zones industrielles et urbaines sans moyens pour survivre, à des centaines de kilomètres de leurs villages. Ils tentèrent de rentrer chez eux par tous les moyens. D’après les chiffres du gouvernement, ils furent plus de 10 millions à retourner dans leur village entre mars et mai, soit presque autant que lors des déplacements de populations entraînés par la partition de l’Inde en 1947.

Les gares routières et ferroviaires de villes comme Delhi ou Bombay virent des centaines de milliers de travailleurs se ruer sur le dernier car ou le dernier train pour rentrer chez eux. Ces situations, créant de véritables incubateurs pour le virus, furent répétées à chaque fois que le confinement fut étendu. Une fois que les transports publics cessèrent de fonctionner, les travailleurs risquèrent leur vie pour rentrer chez eux, à pied, à vélo ou en autostop pour parcourir des centaines de kilomètres sous la chaleur de l’été. Comme ce groupe de 18 travailleurs qui embarquèrent dans un camion-malaxeur et se cachèrent dans la bétonnière pour se rendre de Bombay en Uttar Pradesh. Ou encore ces 15 travailleurs sidérurgistes qui furent écrasés par un train près de la ville d’Aurangabad, alors qu’ils se reposaient après avoir marché le long des voies pour éviter de se faire harceler par la police sur les autoroutes. Les conditions dans lesquelles ces déplacements eurent lieu étaient telles que l’on estime qu’il y eut un millier de morts.

Dès le premier jour, les patrons redoutèrent les déplacements de travailleurs et la pénurie de main-d’œuvre à laquelle ils seraient confrontés lorsque les usines rouvriraient. À Manesar, zone industrielle située près de Delhi surnommée la Detroit de l’Inde du fait de sa concentration en usines de l’industrie automobile, la Central Industrial Security Force (CISF), force de police créée par l’État central pour protéger les sites industriels, arrêta tous les travailleurs qui portaient un sac à dos sous le prétexte que cela pouvait indiquer qu’ils envisageaient de retourner dans leurs villages ! Dans de nombreux endroits, la police ordonna à des travailleurs qui retournaient à pied vers leurs villages d’origine de monter dans des bus qui les y conduiraient… et qui les ramenèrent vers les zones industrielles qu’ils avaient quittées ! Parfois, la police fit usage de la violence pour contraindre les travailleurs à revenir sur leurs pas. La Confederation of Indian Industry, qui fédère le patronat indien, exigea même que la loi contraigne les travailleurs à retourner à leur poste.

La colère des travailleurs face à ces mesures explosa dans les rues de nombreuses régions industrielles du pays, notamment du 2 au 4 mai, juste après que Modi eut annoncé à la télévision que le confinement serait prolongé. Dans la ville de Surat, située dans l’État du Gujarat, des milliers de travailleurs se rassemblèrent pour exiger d’être ramenés chez eux et de ne pas être contraints de reprendre le travail. Des travailleurs du textile et de l’industrie du diamant brisèrent des vitres, renversèrent des voitures en stationnement, saccagèrent des Bourses au diamant et s’en prirent à la police. De nombreux mouvements de protestation plus modestes éclatèrent à Chennai[3] : les travailleurs du bâtiment descendirent dans la rue pour revendiquer que le gouvernement organise leur retour chez eux. Au Rajasthan, 2 500 travailleurs d’une cimenterie lancèrent des pierres sur les policiers et s’en prirent à l’usine. Des protestations eurent lieu dans des villes, des communes et des zones industrielles de 21 des 36 États fédérés et territoires de l’Union, des villes de Bangalore et d’Hyderabad au territoire de Delhi et à l’État de Jammu, en passant par l’État du Madhya Pradesh.

Ce furent ces démonstrations qui contraignirent le gouvernement central et les gouvernements des États à mettre en place des trains spéciaux pour rapatrier les travailleurs dans leur région d’origine. Mais même sur ce point, la bourgeoisie tenta d’intervenir. Ainsi, après s’être entretenu avec les représentants de la confédération nationale des associations de promoteurs immobiliers, le premier ministre de l’État du Karnataka supprima dix de ces trains ! Les conditions de transport dans les trains qui circulèrent effectivement furent épouvantables : le gouvernement lui-même admit que 97 personnes y décédèrent, du fait que ni nourriture ni eau n’étaient disponibles alors que les voyages étaient très longs. Et surtout du fait que les trains de marchandises, qui étaient plus intéressants pour le patronat, avaient la priorité sur les voies.

Mais bien évidemment, les travailleurs qui parvinrent à rejoindre leur village n’avaient pas pour autant une solution durable : ils n’avaient plus d’activité rémunérée et il leur était difficile de bénéficier d’allocations. L’unique système existant était celui mis en place par la loi de 2008 sur la garantie de l’emploi dans les zones rurales (National Rural Employment Guarantee Act, NREGA), laquelle garantit 100 jours de travail par an rémunérés au salaire minimum, soit 200 roupies (environ 2,25 euros) par jour. D’après les chiffres officiels, le nombre de travailleurs enregistrés sous ce régime augmenta de plus de 150 % dans un grand nombre d’États depuis le confinement, et pas moins de 15 millions de travailleurs virent leur demande d’assujettissement d’accès à ce régime refusée. Après la fin du confinement, le 1er juin, les travailleurs ont commencé à retourner dans les grandes villes, mais la contraction de l’économie, qui a été sans précédent (moins 23,9 % entre avril et juin 2020), signifie qu’il est difficile de retrouver un emploi. Beaucoup d’entreprises ont licencié les travailleurs en leur absence, et nombreux sont ceux qui découvrent à présent qu’ils n’ont plus d’emploi.

Cependant, la situation de ceux qui étaient restés dans les villes et reprirent le travail quand les usines rouvrirent n’était guère meilleure. En août, la pression à redémarrer la production sans prendre les mesures de sécurité nécessaires avait déjà entraîné officiellement plus de 30 accidents du travail mortels, faisant plus de 75 morts et plus de 100 blessés.

Le gouvernement préfère ne pas communiquer de données sur la propagation du virus dans les zones industrielles, mais celles-ci sont d’importants foyers de contamination. Durant le confinement, il décida que les transports, l’extraction minière et la métallurgie étaient essentiels, et des milliers de travailleurs se retrouvèrent rassemblés dans ces branches. Certaines compagnies minières allèrent jusqu’à menacer leurs travailleurs de licenciement s’ils ne se présentaient pas sur le lieu de travail. Mais même après la fin du confinement, des cas se sont déclarés notamment dans les entreprises Maruti, Bosch et Oppo, que les patrons ont délibérément ignorés pour ne pas compromettre leurs profits. Ainsi, le 26 juin, Bajaj, entreprise de 8 000 travailleurs qui fabriquent des motos dans l’État du Maharashtra, à l’ouest du pays, avait enregistré 140 contaminations et deux décès. Au lieu d’arrêter la production pour freiner la propagation du virus, la direction envoya un courrier aux travailleurs qui restaient chez eux pour se protéger, les menaçant de ne plus leur verser de salaire. Comme on pouvait s’y attendre, en une dizaine de jours, le nombre de contaminations passa à plus de 250, et le nombre de morts du Covid à 5. Des horaires de travail à rallonge, qui sont devenus la norme ces derniers mois, ont aussi exacerbé deux facteurs qui favorisent la diffusion du virus : la fatigue et la durée d’exposition à d’autres personnes qui peuvent avoir contracté la maladie.

Modi au service des capitalistes

Le ralentissement économique mondial entraîné par la pandémie de Covid-19 s’est révélé désastreux pour l’Inde. En 2010, il était déjà évident qu’une décennie marquée par une croissance annuelle moyenne de plus de 8 % se terminait, et le rythme de la croissance n’a cessé de ralentir depuis. Après la crise financière mondiale de 2007-2008, l’investissement a reculé continûment. En 2019, l’économie était officiellement en récession. Malgré des programmes d’aide et la baisse de l’impôt sur les sociétés de 30 % à 22 %, des suppressions d’emplois ont été enregistrées au second semestre dans le textile, la métallurgie, le cuir et l’industrie automobile. Dans cette seule dernière branche, les suppressions se sont chiffrées à plus de 350 000 emplois. Lorsqu’il devint évident que l’économie allait ralentir encore davantage du fait de la pandémie, Modi tenta de faire de l’Inde une destination aussi attractive que possible pour les capitaux étrangers. Le 12 mai, après un peu plus d’un mois de confinement, il annonça lors d’une allocution télévisée l’adoption de son programme Atmanirbhar bharat, pour une « Inde indépendante ». Mais cette démagogie nationaliste n’est qu’une tentative de détourner l’attention des courbettes qu’il fait au capital indien et étranger.

[…] Modi espère en effet attirer les investissements étrangers qui s’orienteraient normalement vers la Chine […], avec l’entrée en vigueur en septembre 2020 de trois nouveaux Codes du travail qui rendraient l’Inde plus attrayante […]. Cette politique a produit quelques résultats. Foxconn, qui assemble les iPhones d’Apple, a déplacé certains de ses sites vers l’Inde, et en juillet, Samsung a ouvert la plus grande usine de smartphones au monde aux portes de Delhi. […] Cette politique a accru les tensions sino-indiennes, y compris sur le plan militaire. […]

Modi tente également d’accélérer la privatisation des entreprises nationalisées et la suppression du contrôle de l’État sur le marché intérieur, afin d’ouvrir davantage l’économie indienne aux multinationales. La privatisation n’est pas un phénomène nouveau : elle faisait partie des politiques mises en œuvre au début des années 1990 par le Parti du Congrès et a été poursuivie par tous les gouvernements depuis. Cependant, ces derniers mois, le processus a été accéléré. Le gouvernement a annoncé qu’il allait revendre les parts détenues par l’État notamment dans les chemins de fer, les banques, les mines, la défense, les compagnies aériennes, le pétrole, les chantiers navals, la logistique, les réseaux de distribution d’électricité et les assurances vie. Le contrôle de l’État sur le marché agricole a été assoupli pour y permettre l’entrée de grands groupes de l’agroalimentaire. Dans des secteurs comme la défense et l’agriculture, la part des investissements directs étrangers autorisés a été accrue.

Ce type de politique a bien évidemment des conséquences directes pour des centaines de milliers de travailleurs du secteur public. Dans les chemins de fer, par exemple, la privatisation a d’abord été proposée sous le gouvernement de Narasimha Rao dirigé par le Congrès en 1995. Elle est ensuite restée dans les programmes de gouvernement tant du Congrès que du BJP. La société des chemins de fer indiens est une entreprise gigantesque et hautement intégrée, avec plus de 1,2 million de travailleurs, à peu près autant de retraités, et transporte 8,4 milliards de passagers par an ! Manifestement, aucune entreprise privée unique, pas même un regroupement d’entreprises n’est en mesure de racheter l’intégralité de la société. C’est pourquoi le gouvernement fragmente celle-ci en unités responsables des zones, des voies, du matériel roulant, de la maintenance, de la production, etc., afin de vendre séparément chacune de ces unités. En septembre 2020, Modi a mis en vente plus de 150 trains qui circulent sur 109 lignes rentables avec des concessions de 35 ans. Bombardier, Alstom, Siemens, NIIF, GMR et ISquared Capital, entre autres, sont en train de préparer leurs offres.

La privatisation des chemins de fer est désastreuse pour les travailleurs : l’autorité de tutelle, le State Railway Board, a annoncé en 2019 son intention de réduire la masse salariale de 10 % en trois ans, tout en abaissant les effectifs de 50 % et en s’attaquant aux droits des 50 000 syndicalistes cheminots. Lorsque les cheminots partent à la retraite, ils ne sont plus remplacés, et en septembre 2019, il y avait déjà 300 000 postes non pourvus. Les départs sont remplacés par des intérimaires. Plusieurs centaines de milliers de travailleurs temporaires sont d’ores et déjà employés dans les chemins de fer, à des conditions fortement dégradées.

Cette situation se répercute manifestement aussi sur les passagers : le prix des billets dans les trains privés est plus élevé, 1 050 gares vont intégrer dans le prix du billet des « taxes appliquées aux usagers », rendant le train encore plus inaccessible pour les pauvres. Tandis que les trains privés et les trains de marchandises ont la priorité sur les voies, 500 lignes considérées comme non rentables, traversant les régions les plus pauvres du pays, vont être supprimées. Les hôpitaux publics, écoles et logements actuellement destinés aux cheminots, de même que les terrains détenus par les chemins de fer, sur lesquels se développe un important habitat informel, doivent être vendus. En septembre, en plein milieu de la pandémie, 45 000 personnes étaient sous la menace de se faire expulser des parcelles qu’elles occupaient sur des terrains des chemins de fer de Delhi, dans l’attente d’une décision de justice.

En plus de ces attaques en règle contre les travailleurs du secteur public, très nombreux sont ceux du secteur privé qui ont perdu leur emploi, ce qui a fortement aggravé le chômage qui avait déjà atteint des sommets inédits avant la crise du Covid. Les vingt millions d’emplois que Modi avait promis de créer lors de la campagne électorale de 2014 ne se sont bien sûr jamais matérialisés… au contraire : dès 2017-2018, le taux de chômage s’inscrivait à un pic jamais atteint depuis 45 ans. Entre août 2019 et août 2020, 21 millions de travailleurs salariés et 11 millions de journaliers perdirent leur emploi. Mais ces chiffres cachent un chômage bien plus profond si l’on tient compte des chômeurs de longue durée et de ceux qui ont abandonné tout espoir de retrouver un emploi ; dans les trois premières semaines de septembre, le centre d’étude de l’économie indienne (Centre for Monitoring Indian Economy, CMIE) indiquait que seuls 37,9 % de la population active avaient effectivement un emploi.

Nouvelles lois sur le travail et lois agraires

Modi cherche à démontrer aux capitalistes son utilité en prenant des mesures destinées à contrer les effets actuels de la crise mondiale sur leurs profits. Ces mesures ont eu une conséquence essentielle : des attaques sur les quelques protections dont bénéficient encore les travailleurs dans les centres industriels et dans les campagnes. Modi a poursuivi en cela le travail commencé par les gouvernements dirigés par le Congrès avant lui. Et il a redoublé d’efforts en la matière depuis la pandémie.

En mai, après à peine un mois de confinement, un certain nombre de gouvernements régionaux commencèrent à modifier leur Code du travail pour attirer les investissements et faciliter les affaires. Que la région fût dirigée par le BJP, par le Congrès ou par des alliés régionaux de l’un de ces partis ne changeait rien : tous invoquaient le fait qu’en matière de travail, les États fédérés peuvent également légiférer afin d’être plus compétitifs pour attirer les investissements. Du point de vue des droits légaux des travailleurs, cela signifiait un nivellement par le bas.

Ainsi, le gouvernement de l’État d’Uttar Pradesh suspendit toutes les lois sur le travail sauf trois d’entre elles pour une période de trois ans. Celui du Madhya Pradesh exempta les nouvelles entreprises pour les 1 000 premiers jours d’activité et celles employant moins de 40 personnes de la plupart des obligations découlant des lois sur le travail. D’autres ordonnances accrurent le temps de travail. Début avril, le gouvernement de l’État du Gujarat fit passer le temps de travail quotidien de 8 à 12 heures, six jours par semaine, pour une période de trois mois. Ce fut la première fois en près d’un siècle, soit depuis l’adoption de la loi sur les usines en 1922, que les patrons eurent la possibilité légale d’imposer une semaine de 72 heures. Les États du Rajasthan et du Pendjab, dirigés par le Congrès, le Maharashtra, dirigé par Shiv Sena[4], et l’Himachal Pradesh et le Madhya Pradesh, dirigés par le BJP, firent de même. Les plafonds d’heures supplémentaires furent également relevés : le gouvernement du Maharashtra releva ainsi ce plafond de 75 à 115 heures supplémentaires par trimestre, et celui du Karnataka, à 125 heures.

Puis, en septembre, le gouvernement central fit adopter par le Parlement la « simplification » et le regroupement en quatre Codes des 29 lois sur le travail, portant sur les syndicats, le contrat de travail, la sécurité sociale, la santé et la sécurité, dont certaines étaient en vigueur depuis les années 1940. Ce faisant, il intégra dans la loi nationale de nombreux changements déjà mis en œuvre dans les États de l’Union. Certains valent la peine d’être mentionnés. Ainsi, les restrictions au droit de grève s’appliquaient jusque-là exclusivement aux travailleurs des « services essentiels ». Elles sont désormais étendues à tous les travailleurs : avant toute grève, ils doivent donner un préavis de 14 jours, et ce préavis doit être soumis à l’employeur et autorisé par lui. Une grève illégale peut entraîner des amendes élevées pour les travailleurs et l’annulation de l’enregistrement d’un syndicat. Les entreprises peuvent désormais employer des travailleurs en contrats à durée déterminée renouvelables à l’infini sans avoir à leur proposer une embauche. Pis, les embauchés peuvent voir leurs contrats convertis en CDD selon le bon vouloir du patron.

Enfin, le nouveau code ne rend obligatoire l’établissement d’un contrat écrit que pour les entreprises de plus de 300 salariés (jusque-là, le seuil était de 100 salariés). Les États de l’Union sont en outre habilités à relever encore ce seuil. Les entreprises de moins de 300 salariés n’auront plus, non plus, à demander l’autorisation du gouvernement pour fermer un site ou licencier des travailleurs. Cette loi prive d’un contrat 90 % des travailleurs d’usine.

Les lois sur le travail n’étaient bien sûr réellement appliquées jusque-là que dans les entreprises nationalisées et les grandes entreprises, et avec de nombreuses exceptions, notamment pour les travailleurs temporaires ou occasionnels. Par de nombreux aspects, la réalité de l’exploitation sur le terrain est bien pire que ce que les nouvelles lois permettent : les patrons ont l’habitude d’ignorer la loi depuis longtemps. En dernière analyse, les protections légales dont les travailleurs ont pu bénéficier ont toujours dépendu du rapport de force qu’ils ont imposé au patronat. Dans ce contexte, ces changements de la législation sur le travail sont d’abord un feu vert donné par Modi aux patrons : si ceux-ci serrent la vis aux travailleurs au-delà des limites légales de l’exploitation… le gouvernement s’empressera d’adapter la loi pour qu’elle reflète cette situation ! Pour autant, les patrons n’ont pas encore osé mettre en œuvre dans leurs usines beaucoup des changements apportés par les lois sur le travail. Ils savent que s’ils essaient d’utiliser la nouvelle législation pour déplacer le curseur à leur avantage, ils devront faire face à une lutte.

Les paysans ont également été attaqués. Trois nouvelles lois agraires suppriment le système Mandi, en vigueur depuis 1966, qui garantissait des prix minimaux pour 23 types de cultures, restreignait les importations à bas prix, protégeait les marchés locaux et interdisait le stockage. Ce système a protégé une part importante des paysans des fluctuations de prix tant sur le marché mondial que sur le marché national et il a également permis de maintenir les aliments à des prix accessibles. Les nouvelles lois de Modi suppriment toutes ces protections, permettant aux grands groupes privés de l’agroalimentaire de prendre pleinement le contrôle du marché. Des agents privés auront la possibilité d’acheter directement leur récolte aux paysans et de la revendre n’importe où dans le pays au prix qu’ils auront négocié. Et cette libéralisation se produit dans un contexte où l’Inde importe déjà des États-Unis un nombre croissant de produits agricoles, dans le cadre de l’accord commercial conclu entre Trump et Modi début 2020. Il en a découlé une chute des prix de certains produits sur les marchés intérieurs.

Le début d’une riposte ?

Ni dans l’industrie ni dans l’agriculture, les travailleurs ne sont restés l’arme au pied. Fin septembre, les paysans d’Inde, conduits par 350 de leurs organisations, organisèrent des protestations de grande ampleur. Dans les États du nord majoritairement agricoles du Pendjab et du Haryana, les manifestants bloquèrent les autoroutes nationales et les lignes de chemins de fer, et ils brûlèrent des portraits de ministres. Des villages entiers, y compris les femmes et les enfants, participèrent à ce mouvement. Dans les États du Maharashtra, du Madhya Pradesh, du Tamil Nadu et du Karnataka, les paysans furent très nombreux à manifester. Ils furent rejoints par les syndicats et des groupes d’intouchables et de femmes. Le 5 novembre, à nouveau, ils furent un million à manifester, bloquer les autoroutes et organiser des rassemblements. Cette mobilisation força les syndicats paysans, dont certains, comme la Bharatiya Kisan Union (syndicats des paysans indiens), étaient dominés par des paysans riches, à se positionner sans ambiguïté contre le gouvernement. Au fur et à mesure que l’agitation s’accroissait, le Shiromani Akali Dal, qui faisait partie de l’alliance gouvernementale de Modi au Pendjab, et tous ses membres dans le gouvernement de Modi démissionnèrent. Craignant les conséquences, le gouvernement de Modi avait peu de marge de manœuvre.

Et ce n’était pas fini. Le 27 novembre, des dizaines de milliers de paysans du Pendjab, du Haryana, du Rajasthan, de l’Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh convergèrent vers Delhi. Ils avaient apporté de la nourriture et des couvertures, et étaient déterminés à camper dans la ville jusqu’au retrait des nouvelles lois agraires. Sur leur chemin, la police et différents organes de répression de l’État (la Central Reserve Police Force, la Rapid Action Force, etc.) tentèrent de les stopper à l’aide de gaz lacrymogènes et de canons à eau. Mais ils réussirent à briser les barrages qui avaient été érigés contre eux et à l’heure où cet article est imprimé, ils sont entrés dans Delhi.

Bien entendu, ce sera la riposte de la classe ouvrière qui sera décisive contre Modi et ses attaques. Quelle a été la réac­tion des organisations traditionnelles de la classe ouvrière à ce jour ?

Comme ailleurs dans le monde, les dirigeants des syndicats indiens ont montré depuis de nombreuses décennies qu’ils sont les alliés consentants de la bourgeoisie, et qu’ils veulent davantage contrôler l’énergie militante des travailleurs qu’organiser cette énergie pour que la classe ouvrière lutte pour ses propres intérêts.

Cela dit, les directions des partis communistes et du Parti du Congrès se sentent de temps en temps obligées de justifier leur existence en appelant à des grèves générales et à des manifestations dans les grandes villes. Mais cette année, étant donné la profondeur de la colère dans le monde du travail face à l’immense détérioration des conditions de vie du fait de la crise du coronavirus, elles se sont senties obligées de faire plus que leurs simagrées habituelles.

Pour montrer leur opposition aux plans de privatisation du gouvernement, elles ont appelé fin juin les travailleurs des secteurs nationalisés à se mobiliser. Du 2 au 4 juillet, malgré le déploiement de forces pour les intimider et protéger les briseurs de grève, pas moins de 550 000 mineurs et travailleurs du secteur des transports dans neuf régions du pays se sont mis en grève, protestant contre la privatisation des charbonnages et revendiquant des hausses de salaire.

Le 26 novembre, ces confédérations syndicales ont appelé à une grève générale dans tout le pays, en coordonnant cet appel avec l’action des organisations de paysans auxquelles elles sont liées. Malgré l’arrestation de plusieurs militants syndicaux la veille de la grève (malgré l’interdiction de cette grève dans certains États en vertu des dispositions de la section 144, qui interdisent les rassemblements publics de plus de cinq personnes), le jour dit, des millions de travailleurs se mirent en grève dans les raffineries de pétrole, les exécutifs et les municipalités, la métallurgie, les transports de personnes, les mines, les télécommunications, les banques et les assurances, l’électronique, la défense, le BTP, les chantiers navals, les ports et les hôpitaux. Dans certains endroits, les syndicats organisèrent des défilés et des manifestations. La grève fut particulièrement suivie au Kerala, au Tamil Nadu et au Bengale, où certaines parties de l’État étaient à l’arrêt toute la journée. Il y eut des affrontements avec la police. En Assam, les travailleurs des plantations de thé brûlèrent le portrait de Modi. De fait, la colère et la combativité de la jeune classe ouvrière indienne étaient bien visibles pour tous.

Il est utile de mentionner une autre grève organisée à partir du 9 novembre dans l’industrie automobile, dans une section de la classe ouvrière qui n’était pas appelée à se mobiliser par les syndicats le 26 novembre. Excédés par le licenciement de 500 travailleurs en CDD durant le confinement, par l’accélération des chaînes de montage et le harcèlement subi par un représentant syndical, 1 200 travailleurs occupèrent l’usine Toyota-Kirloskar située aux abords de la ville de Bengaluru, dans l’État du Karnataka, au sud du pays. Les patrons déclarèrent que la grève était illégale et que les travailleurs compromettaient les directives Covid-19 en se rassemblant. Craignant que le mouvement ne fasse tache d’huile, l’entreprise lockouta les 6 500 travailleurs de ses deux sites. En quelques jours, le nombre de grévistes atteignit 3 500. Malgré la suspension de 39 autres responsables syndicaux et les injonctions adressées par le gouvernement régional aux travailleurs de reprendre la production, la grève se poursuivait vingt jours après avoir commencé.

Ces dernières semaines, il y a eu des grèves et des occupations d’usines dans le textile, la chaussure et la sous-traitance de l’industrie automobile, contre les tentatives des patrons de faire des économies et de réduire les salaires sous le prétexte de la crise du Covid. Nous ne pouvons qu’espérer que la grève organisée à ­Toyota-Kirloskar et ces autres mobilisations, y compris les protestations très déterminées et qui se poursuivent des paysans et travailleurs agricoles, sont les signes des nécessaires luttes à venir.

27 novembre 2020

[1] Au 14 janvier 2021, le nombre des victimes avait dépassé les 150 000.

[2] New Delhi, la capitale, fait partie de la mégalopole de Delhi.

[3] Capitale du Tamil Nadu, anciennement Madras.

[4] Parti nationaliste hindou fascisant, qui a été allié du BJP de 1989 à 2018.


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Gayraud de Mazars
 
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Re: L'Inde paysanne se remet à bouger !

Message par Gayraud de Mazars » 07 Fév 2021, 18:22

Salut camarades,

Inde : contre Modi, la démocratie des paysans, des ouvriers, des femmes, des Dalits !

https://aplutsoc.org/2021/02/07/inde-co ... es-dalits/

C’est une montée révolutionnaire, qui ne va pas aboutir de sitôt mais qui ne va pas non plus s’arrêter de sitôt, que ce mouvement « paysan » indien. Mouvement paysan, prolétarien, populaire et national, il est tout cela. Au cœur de la modernité révolutionnaire de ce siècle ! et donc, pour commencer : brisons le mur du silence !


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