par Proculte » 28 Avr 2011, 17:47
Entre 1878 et 1918, les dirigeants turcs ottomans ont perdu 85 % des terres et 75 % de la population de l’empire. Les cent dernières années de celui-ci peuvent se résumer en une désagrégation continue : une suite de lourdes défaites militaires, entrecoupée de quelques rares victoires aboutissant, sous la pression des grandes puissances, à des armistices défavorables. Cette période de guerres ininterrompues, qui a coûté la vie de dizaines de milliers d’hommes, a été vécue comme l’époque du déshonneur et de toutes sortes d’humiliations.
Ecrasée sous le poids d’un passé glorieux et souffrant d’une perte d’estime d’elle-même, l’élite turque ottomane a vu dans la première guerre mondiale une chance historique pour rétablir la grandeur d’autrefois et guérir l’orgueil national blessé. L’illusion s’est vite écroulée. Dans ce contexte de ressentiment et d’aveuglement, la décision du génocide semble avoir été un acte de vengeance dirigé contre ceux que l’on considérait responsables de cette situation : les Arméniens. On en a fait des ennemis de substitution, remplaçant les grandes puissances et l’ensemble des peuples chrétiens de l’empire.
Les dirigeants ottomans ont, en fait, liquidé sur le dos des Arméniens des comptes qu’ils ne pouvaient régler ailleurs. Cela explique l’insistance avec laquelle on veut présenter la République comme une renaissance, ou encore comme un absolu commencement. Les cadres dirigeants ne se sont pas contentés d’évacuer énergiquement cette période de traumatisme, en réécrivant une histoire conforme, en remodelant une nouvelle identité nationale. Ils se sont aussi dotés d’une armure censée occulter la mémoire et ne supportant aucune initiative pouvant égratigner cette amnésie organisée. Ainsi s’explique la susceptibilité manifestée face à tout ce qui touche, de près ou de loin, à la question arménienne.
Le pays se croit ainsi guéri et pourvu d’une personnalité entièrement renouvelée. Mais si la guérison est complète, pourquoi ne peut-on en parler librement ? En fait, la société n’a encore pas pu construire une identité purifiée du traumatisme ancien. Et tant qu’elle refusera de parler du génocide arménien, elle n’aura que peu de chance de créer cet « autre soi-même ». Seulement, l’Etat veut garder intacte l’image mythique que la société a d’elle-même et entretenir le désir qu’elle a de vivre dans un monde fantasmagorique.
La relation entre la fondation de la République et les massacres a contribué à transformer le génocide arménien en tabou. Des cadres dirigeants de la République n’ont pas hésité à formuler publiquement des précisions à ce sujet. Un des chefs connus du parti Ittihad ve Terakki, M. Halil Mentese a déclaré : « Si nous n’avions pas nettoyé l’est de l’Anatolie des miliciens arméniens qui ont collaboré avec les Russes, la formation de notre république nationale n’aurait pas été possible (4). » De même, lors de la première Assemblée nationale de la République, on enregistre des discours sur le thème : « Pour sauver la patrie, nous avons pris le risque d’être considérés comme des assassins. » On a aussi entendu : « Comme vous le savez, la question de la déportation a été un événement qui a provoqué la réaction du monde entier et qui nous a tous fait apparaître comme des assassins. Nous savions, avant d’engager cette action, que la colère et la haine du monde chrétien allaient se déverser sur nous. Pourquoi avons-nous alors mêlé à notre nom l’opprobre d’une réputation de meurtriers ? Pourquoi avons-nous entrepris une tâche aussi importante que difficile ? Seulement parce qu’il fallait faire le nécessaire pour préserver le trône et l’avenir de notre patrie, qui à nos yeux sont plus précieux et sacrés que nos propres vies. »