Belles feuilles

Marxisme et mouvement ouvrier.

Re: Belles feuilles

Message par Gayraud de Mazars » 12 Jan 2023, 15:43

Salut camarade Com,

Effectivement dans le Cercle Léon Trotsky sur "L'Ukraine, terrain d'affrontement entre l'impérialisme et la Russie", du 19 novembre 2022, version brochure/papier, qu'un camarade de Lutte Ouvrière m'a apporté récemment, on trouve en annexe page 54 de Léon Trotsky : Après Munich, une leçon toute fraîche sur le caractère de la guerre prochaine... C'est très pertinent !

Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Re: Belles feuilles, Trotsky, Un dialogue politique, déc. 38

Message par com_71 » 28 Jan 2023, 07:41

Source Léon Trotsky, Œuvres 19, octobre 1938 à décembre 1938. Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 264-269.

(Cette conversation se tient à Paris, mais elle pourrait aussi bien se tenir à Bruxelles. A. est un de ces « socialistes » qui ne se sentent solides sur leurs pieds que quand ils peuvent s’appuyer sur une puissance quelconque. A. est naturellement un « ami de l’Union soviétique » et, naturellement, un partisan du « Front populaire ». L’auteur a du mal à caractériser B. qui est son ami et son compagnon de pensée.)

A. — Vous ne pouvez nier que les fascistes utilisent vos critiques. Tous les réactionnaires hurlent de joie lorsque vous démasquez l’U.R.S.S. Bien entendu, je ne crois nullement toutes les calomnies au sujet de vos relations amicales avec les fascistes ou de votre collaboration avec les nazis, etc. Elles sont destinées aux imbéciles. Subjectivement, il ne fait aucun doute que vous conservez un point de vue révolutionnaire. Mais ce ne sont pas les intentions subjectives qui comptent en politique, ce sont les conséquences objectives. La droite utilise vos critiques contre votre volonté. Dans ce cas, on peut dire que vous formez avec les réactionnaires un bloc objectif.

B. — Merci de votre brillant subjectivisme. Mais vous venez de découvrir une Amérique qui fut découverte il y a bien longtemps déjà. Le Manifeste Communiste nous disait déjà que la réaction féodale essayait d’exploiter pour son propre usage les critiques socialistes dirigées contre la bourgeoisie libérale. C’est pourquoi les libéraux et les « démocrates » ont toujours invariablement accusé les socialistes d’avoir formé des alliances avec la réaction. Des gens honnêtes, mais, disons le mot, un peu limités, ont parlé d’une alliance « objective » et d’une collaboration « effective » ; au contraire, de véritables canailles ont accusé les révolutionnaires d’avoir passé des accords directs avec les réactionnaires, répandant des rumeurs au sujet de l’utilisation par les socialistes de subsides de provenances étrangères, etc. En vérité, mon ami, vous n’avez pas inventé la poudre.

A. — On peut faire deux objections contre votre analogie. Premièrement, dans la mesure où cela concerne la démocratie bourgeoise...

B. — Impérialiste !

A. — Oui; je parle de la démocratie bourgeoise qui — personne ne l’ignore — court actuellement un danger mortel. C’est une chose que de dévoiler les défauts de la démocratie bourgeoise lorsqu’elle est forte et solide, mais de miner ses bases par la gauche au moment où les fascistes essayent de la renverser par la droite, cela veut dire...

B. — Inutile de continuer, je connais trop bien la chanson !

A. — Je vous demande pardon, je-n’ai pas encore terminé. Ma seconde objection est celle-ci : cette fois, il ne s’agit pas seulement de la démocratie bourgeoise. Il y a l’U.R.S.S., que vous reconnaissiez et reconnaissez toujours comme un État ouvrier. Cet État est menacé d’un total isolement. En dénonçant les maladies de l’U.R.S.S. et uniquement ses maladies, en détruisant le prestige du premier État ouvrier aux yeux des travailleurs du monde entier, vous aidez objectivement le fascisme.

B. — Merci encore de votre objectivité ! En d’autres termes, vous voulez dire qu’il ne faut critiquer la « démocratie » que lorsque la critique ne constitue aucun danger pour elle. Selon vous, les socialistes doivent se taire justement lorsque la démocratie impérialiste bourgeoise (et non pas seulement la « démocratie bourgeoise » en général !) en décomposition a démontré dans les faits son incapacité à régler les tâches de l’histoire (et cette incapacité est précisément la raison pour laquelle la « démocratie » croule si facilement sous les coups de la réaction). Vous réduisez le socialisme au rôle d’ornement « critique » sur l’architecture de la démocratie bourgeoise. Vous ne voulez pas lui reconnaître son rôle d’héritier de la démocratie. En réalité, vous n’êtes qu’un démocrate conservateur effrayé et rien d’autre. Et votre phraséologie « socialiste » n’est rien d’autre qu’un ornement bon marché plaqué sur votre conservatisme.

A. — Et qu’en est-il de l’U.R.S.S. qui est sans aucun doute l'héritière de la démocratie et constitue l’embryon d’une nouvelle société ? Attention, je ne nie pas les erreurs et les déficiences de l’U.R.S.S. L’erreur est humaine ; les imperfections inévitables. Mais ce n’est pas par hasard que la réaction mondiale tout entière attaque l’U.R.S.S.

B. — Ne vous sentez-vous pas gêné de toujours répéter semblables banalités ? Oui, malgré l’attitude volontairement mais inutilement rampante du Kremlin, la réaction mondiale continue de lutter contre l’U.R.S.S. Pourquoi ? Parce que l’U.R.S.S. a, jusqu’ici, maintenu la nationalisation des moyens de production et le monopole du commerce extérieur. Nous, les révolutionnaires, nous attaquons la bureaucratie de l’U.R.S.S. justement parce que sa politique parasitaire et répressive mine les bases de la nationalisation des moyens de production et du monopole du commerce extérieur qui sont les composantes essentielles de la construction socialiste. C’est là la petite, la très petite différence entre nous et la réaction. L’impérialisme mondial appelle l’oligarchie du Kremlin à achever son travail, et maintenant qu’ont été réintroduits la hiérarchie militaire avec ses distinctions et ses décorations, les privilèges, l’emploi de domestiques, le mariage d’intérêt, la prostitution, la répression de l’avortement, etc., il lui demande de réintroduire la propriété privée des moyens de production. Nous, en revanche, nous appelons les travailleurs d’U.R.S.S. à renverser l’oligarchie du Kremlin et à construire une véritable démocratie des soviets comme un préalable nécessaire à la construction du socialisme. Là est la petite, la très petite différence.

A. — Mais vous ne pouvez nier que l'U.R.S.S. ne soit, malgré toutes ses imperfections, un progrès ?

B. — Seuls les touristes superficiels que leurs hôtes de Moscou ont honorés de leur hospitalité peuvent considérer « l’U.R.S.S. » comme une entité unique. A côté des tendances extrêmement progressistes subsistent en U.R.S.S. aussi des tendances réactionnaires malignes. Il faut savoir faire la différence entre elles et se défendre contre les dernières. Les purges incessantes montrent, même à un aveugle, la puissance de ces nouveaux antagonismes et les tensions qu’elle provoque. La contradiction sociale la plus fondamentale est celle qui existe entre les masses trahies et la nouvelle caste aristocratique qui s’apprête à restaurer la société de classes. C’est pourquoi je ne peux pas être « pour l’U.R.S.S. » en général. Je suis avec les masses laborieuses qui ont bâti l’U.R.S.S. et contre la bureaucratie qui a usurpé les acquis de la révolution.

A. — Mais vous voulez dire que vous demandez l'introduction immédiate de l’égalité totale en U.R.S.S. ? Mais Marx lui-même...

B. — Pour l’amour du ciel, ne reprenez pas ces mêmes vieilles phrases usées que remâchent tous les mercenaires de Staline ! Je vous assure que, moi aussi, j’ai lu que, au cours des premières étapes du socialisme, il ne peut y avoir d’égalité totale et que c’est la tâche du communisme. Mais là n’est pas la question. Le fait est que, au cours de ces dernières années, comme la bureaucratie devenait de plus en plus omnipotente, les inégalités ont augmenté de façon colossale. Ce n’est pas la situation statique mais la dynamique, la direction générale de la progression qui a une importance décisive. Loin de s’atténuer, les inégalités s’accentuent et s’aiguisent de jour en jour, d’heure en heure. La croissance des inégalités sociales ne peut être arrêtée que par des mesures révolutionnaires contre la nouvelle aristocratie. Cela seul détermine notre position.

A. — Oui, mais les réactionnaires impérialistes utilisent vos critiques contre l’U.R.S.S. dans son ensemble. Il s’ensuit, n’est-ce pas, qu’elles sont également utilisées contre les gains de la révolution ?

B. — Bien sûr, ils essayent de les utiliser. Dans la lutte politique, chaque classe tente d’utiliser les contradictions qui existent dans les rangs de ses opposants. Deux exemples : Lénine, comme vous le savez peut-être, n’a jamais été pour l’unité par amour de l’unité, il a essayé de séparer les bolcheviks des mencheviks. Ainsi que nous l’avons appris par la suite, en dépouillant les archives tsaristes, les services de la police, aidés de leurs provocateurs, ont encore aggravé la cassure entre les bolcheviks et les mencheviks. Après la révolution de février 1917, les mencheviks ont maintenu que les buts et les méthodes de Lénine coïncidaient avec ceux de la police tsariste. Quel piètre argument ! La police espérait que la scission affaiblirait les social-démocrates. De son côté, Lénine était convaincu que la scission permettrait aux bolcheviks de développer une politique véritablement révolutionnaire et de gagner les masses. Qui avait raison? Deuxième exemple : Guillaume II et son général Ludendorff ont essayé d’utiliser Lénine pendant la guerre à leurs propres fins et ont ainsi mis à sa disposition un train qui devait le ramener en Russie. Les Cadets russes et Kerensky n’ont pas qualifié Lénine autrement que d’agent de l’impérialisme allemand. Ludendorff a admis — lisez ses mémoires — qu’il avait fait là la plus grosse erreur de sa vie. Selon ses affirmatives, l’armée allemande fut détruite non pas par les armées de l’Entente, mais par les bolcheviks et la Révolution d’Octobre.

A. — Bien. Et qu’en est-il de la sécurité militaire de l’U.R.S.S. ? Du danger d’affaiblir ses défenses ?

B. — Vous ferez mieux de ne pas en parler ! Après avoir aboli la règle de la simplicité Spartiate dans l’Armée Rouge, Staline a couronné le corps des officiers de cinq maréchaux. Mais il ne put ainsi corrompre l’État-major Il décida alors de le détruire. Trois des cinq maréchaux — justement ceux qui possédaient un certain talent — furent fusillés, et, avec eux, la fleur du haut commandement militaire. Une hiérarchie d’espions personnels de Staline fut créée au-dessus de l’armée. Celle-ci a été secouée jusqu’à la moelle. L’Union Soviétique s’est trouvée affaiblie, la dislocation de l’armée continue. Les touristes parasites peuvent se satisfaire des spectacles et parades militaires sur la Place Rouge. Mais le devoir d’un vrai révolutionnaire est de déclarer ouvertement : Staline prépare la défaite de l’U.R.S.S.

A. — Quelles sont donc vos conclusions ?

B. — C’est très simple : les petits pickpockets de la politique croient qu’un grand problème historique peut être résolu par l’utilisation de l’éloquence, de la ruse, de l’intrigue menée en coulisses, en trompant les masses. Les rangs de la bureaucratie ouvrière internationale fourmillent de canailles de cette sorte. Je crois cependant que les problèmes sociaux ne peuvent être résolus que par la classe ouvrière qui connaît la vérité. L’éducation socialiste, c’est dire la vérité aux masses. Le plus souvent, la vérité a un goût amer et les « amis de l’Union Soviétique » aiment les sucreries. Mais les amateurs de sucreries sont les éléments de la réaction et non du progrès. Nous continuerons à dire la vérité aux masses. Nous devons nous préparer pour l’avenir. La politique révolutionnaire est une politique à long terme.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 08 Fév 2023, 10:52

Dans le petit livre "1917-1927, La révolution dans la culture et le mode vie", Nicolas Fornet, édition lbc. Pages 66-67.
Je ne connaissais pas ce petit télégramme de Lénine sur lees besoins festifs.
Ils [les dirigeants bolchéviques] savaient que les sentiments et préjugés religieux ne disparaitraient que progressivement, et certainement pas sous la contrainte, mais seulement par l'établissement de nouveaux rapports sociaux et d'un mode de vie plus riche, plus civilisé. Or cela n était malheureusement pas à portée de main de la Russie isolée et arriérée. Pour faire disparaître le fatras idéologique du passé il faudrait que s'établisse une société socialiste, où femmes et hommes pourraient constater que ce sont eux qui façonnent leur destinée, et non pas quelque volonté divine. En 1925, Trotsky expliquait: «En fermant simplement les églises [...] vous préparerez la voie pour un retour en force de la religion.» Par contre, disait-il, surtout dans un pays rural et retardataire, l'utilisation d'engrais chimiques ou l'électrification des campagnes démontreraient la supériorité de la science sur la religion.

Dans les premiers temps de la révolution, on transforma certaines églises en bâtiments d'utilité publique: cinémas maisons du peuple ou des soviets, centre d'alphabétisation, bibliothèques, […]
Des banderoles reprenaient en partie ce qu'avait expliqué Karl Marx: «La religion est l'opium du peuple», mais en gommant ce que sa pensée avait de nuancé: «La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C 'est l'opíum du peuple

Des anti-Noëls furent organisés le même jour que cette fête religieuse. Mais Lénine, en avril 1921, envoya ce télégramme à Molotov:
«Les journaux ont publié une lettre ou une circulaire du comité central à propos du 1er mai qui dit: faire éclater le caractère mensonger de la religion, ou quelque chose dans ce genre. Il n'en est pas question. C'est un manque de tact. À l'occasion de Pâques, justement, il faut recommander autre chose: non pas faire éclater le caractère mensonger, mais éviter absolument tout irrespect envers la religion
Il expliquait – une idée que Trotsky développera en 1923 dans ses Questions du mode de vie - que les gens attendaient de l'Église qu'elle leur offre une belle célébration lors des naissances, des mariages et des enterrements, avec ornements, chants et rituel de cérémonie, car la vie sociale a besoin de repères festifs, reconnus de tous. La république soviétique devait proposer tout cela, mais de façon communiste, avec chants, fêtes et ornements, en insistant sur le côté collectif.
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Re: Belles feuilles

Message par yannalan » 08 Fév 2023, 15:13

«En fermant simplement les églises [...] vous préparerez la voie pour un retour en force de la religion.»
Enver Joxha l'a fait en 67,créant "le premier état ahée d'Europe" et ça a effectivment fini comme ça en 91. Tout a rouvert d'un coup... Pourtant ça avait été violent...
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Re: Belles feuilles

Message par com_71 » 14 Mars 2023, 16:38

Exceptionnellement, une "belle feuille" extraite des archives de l'UC :
Le sentiment national et le mouvement révolutionnaire dans les pays impérialistes (Lutte de Classe n°12 - février 1968)

Ce texte est axé sur la situation en France, occupée par l'Allemagne, pendant la 2e guerre mondiale. On ne peut cependant pas, aujourd'hui, le lire sans penser à l'Ukraine où les opprimés, sous couvert de sentiment national, sont poussés à soutenir l'impérialisme, jusqu'à verser leur sang pour le compte de leur ennemi principal.

Notre époque a mis, depuis des décennies déjà, la révolution prolétarienne à l'ordre du jour. Comment cette révolution pourra éclore, se développer, vaincre ; à travers quelles escarmouches, quels flux et reflux, quelles victoires et défaites partielles se dégagera un mouvement d'ensemble irrésistible, nul ne saurait le dire. Les lignes de forces de la révolution à venir partiront en dernier ressort de deux pôles fondamentalement opposés : l'impérialisme mondial et le prolétariat international, mais elles imprimeront leurs marques dans une société où d'autres classes, couches, groupements sociaux vivent, combattent et défendent leurs intérêts divers. Pour vaincre, le prolétariat doit polariser autour de lui, autour de son action, autour de ses objectifs, de larges masses populaires.

L'expérience des révolutions passées, tant défaites que victorieuses, montre que le prolétariat n'est à même d'aborder sa tâche historique, c'est-à-dire mettre un terme à tout jamais à l'exploitation de l'homme par l'homme, que si son action propre se développe au sein d'une mobilisation populaire. Autrement dit, quand de larges couches populaires, se sentant dans une impasse, ne voient de solution à leurs problèmes que par un changement violent de l'ancien état de choses et quand pour obtenir ce changement, elles sont décidées à intervenir directement dans le cours des choses.

Pour qu'une mobilisation populaire s'effectue, il faut que les sentiments des diverses couches exploitées ou opprimées à tel titre ou à tel autre trouvent un dénominateur commun, et c'est ce sentiment de haine commun qui est le terrain sur lequel éclôt le mouvement populaire. Le mouvement populaire lui-même devient révolutionnaire à partir du moment où il se pose la question du pouvoir, à partir du moment où il songe à s'attaquer non seulement à l'ancien état de choses devenu insupportable, mais à l'État lui-même qui en est le garant et l'ultime rempart.

Cette prise de conscience à l'échelle de larges masses peut se faire en bien des étapes et suivre bien des rythmes. Outre l'élément subjectif constitué par le rôle et l'activité d'une organisation révolutionnaire, le rythme dépend, pour une large part, de la forme du pouvoir étatique lui-même. Plus le pouvoir est omniprésent et omnipotent, plus il intervient dans toutes les manifestations de la vie sociale, plus rapidement les masses en action apprennent que pour vaincre, il faut le détruire. Plus ce pouvoir est personnifié par un homme ou une équipe restreinte plus il sert de point de mire à la haine populaire.

La démocratie, malgré ses multiples inconvénients pour la bourgeoisie a, entre autre, ceci d'avantageux qu'elle dilue devant les masses la réalité du pouvoir, qu'elle cache le mécanisme de répression derrière le chassé-croisé des gouvernements qui passent et se succèdent. La dictature ouverte et déclarée, l'autocratie, le bonapartisme donnent au pouvoir une apparence concrète, en chair et en os, à la portée de l'expérience quotidienne des masses. Ce furent de profondes raisons historiques, tel le développement combiné de la Russie qui en 1917 firent coïncider le mouvement paysan avec l'insurrection prolétarienne, mais c'est en criant : « A bas le tsar » que, concrètement, le soldat-paysan et l'ouvrier se rencontrèrent en février. La haine de l'autocratie fut un puissant levier révolutionnaire autour duquel se fit la mobilisation des masses, précisément parce qu'elle était le dénominateur commun des sentiments des classes opprimés.

Le sentiment national est de son côté un des plus puissants « sentiments unificateurs » autour duquel, même à notre époque, de larges couches populaires se retrouvent et pour lequel elles sont prêtes à se battre. Dans le dernier numéro de la Lutte de Classe nous avions abordé son rôle et sa signification dans les pays sous-développés, où il plonge ses racines dans l'oppression nationale qui pèse sur la quasi-totalité de la population. Dans ces pays, le caractère ouvertement dictatorial du pouvoir se combine avec le fait qu'il est exercé par la nation oppresseuse ou à son bénéfice ce qui est une combinaison particulièrement explosive.

Pour les pays sous-développés le problème national et son reflet dans les sentiments des masses populaires se posent avec une telle acuité qu'une organisation révolutionnaire se condamnerait en en faisant abstraction.

Se pose-t-il aussi pour les pays impérialistes et si oui, dans quels termes ? Autrement dit, l'organisation révolutionnaire peut-elle se trouver en présence d'un profond sentiment national dans le peuple déclenché par une oppression nationale ou une crainte d'oppression nationale ?

Le problème ne se pose manifestement pas actuellement. Il y a 25 ans cependant la France était occupée et cette occupation a donné un regain au sentiment national dans le peuple, sentiment d'ailleurs considérablement amplifié par la propagande chauvine du Parti Communiste à partir de 1941. Si la résistance armée contre l'occupant resta infiniment plus limitée que ce que prétendent les staliniens, elle bénéficia incontestablement de la sympathie de larges couches. Le mouvement trotskyste dut alors déterminer son attitude face à la Résistance et dut prendre position face aux problèmes posés par l'occupation. Plus précisément il s'est posé la question de savoir si une mobilisation large contre l'occupant portait en elle une dynamique qui pouvait déboucher sur la révolution sociale.

Les problèmes posés par une occupation étrangère dans un pays impérialiste, la France en particulier, ne sont pas dépassés. La révolution prolétarienne surgira peut-être des vagues d'une troisième guerre mondiale, guerre dont les aléas pourraient entraîner des occupations diverses successives. L'État bourgeois français sera peut-être aussi amené à composer avec une armée russe occupante. Mais la situation ainsi créée mérite d'être examinée à part.

Certes il est exclu que la guerre à venir oppose deux camps impérialistes comme pendant la Deuxième Guerre mondiale. La France peut être cependant occupée par un autre pays impérialiste, - les USA en l'occurrence - en « alliée » à l'instar de l'Italie occupée par l'armée allemande après le coup d'État de Badoglio en 1943. Cette occupation, dans la mesure où elle a pour but d'entraîner la France dans une croisade antisoviétique, même si elle se fait en « allié », peut déclencher des réactions populaires analogues à celles de 40-45. C'est pourquoi, discuter de cette période n'est pas inutile, car si la guerre et l'occupation sont à 25 ans derrière nous, elles ne sont peut-être pas aussi loin devant.

Il est certain qu'une organisation révolutionnaire aurait eu à lutter contre l'armée d'occupation allemande, et ceci pour deux raisons. En premier lieu, parce que dans les conditions d'alors, lutter contre le pouvoir étatique était nécessairement lutter contre l'armée d'occupation qui en était le pilier principal. En second lieu, parce que toute organisation révolutionnaire avait pour mission de défendre l'URSS jusque et y compris par des moyens militaires : sabotages de l'appareil de guerre allemand, coups de main armé, etc. Ce faisant l'organisation révolutionnaire eut incontestablement bénéficié du sentiment national, et l'aurait dans une certaine mesure cristallisé autour de son action. Mais si dans ce sentiment il y avait, pour reprendre l'expression de Trotsky « des éléments qui reflétaient d'une part la haine contre la guerre destructrice et d'autre part l'attachement à ce qu'ils croient être leur biens », il était surtout l'expression de l'emprise de l'idéologie bourgeoise sur les masses. Et c'est précisément parce que son action fournit nécessairement un exutoire à ces sentiments nationaux que l'organisation révolutionnaire était tenue de définir clairement sa position face à la question nationale et de s'organiser sans équivoque.

Le premier problème théorique à cet égard et que le mouvement trotskyste d'alors s'est posé effectivement est de savoir si l'occupation étrangère fait resurgir, il est vrai dans des termes nouveaux, la question nationale. Une partie du mouvement trotskyste répondit positivement à cette question, en affirmant que la France était désormais passée au rang de nation vassale, semi-coloniale. Politiquement la bourgeoisie nationale ne se serait maintenue au pouvoir que comme commis de la bourgeoisie la plus puissante. A peu près - affirmait un bulletin de l'époque - comme les classes dirigeantes indigènes ont été maintenues au pouvoir par l'impérialisme dans certaines colonies. Les partisans de cette thèse affirmèrent, il est vrai, qu'à la différence des pays anciennement colonisés, la bourgeoisie était incapable de lutter pour l'indépendance nationale et que celle-ci ne pouvait être obtenue que par les masses, et elles seules, sans la bourgeoisie.

En réalité, les subtiles distinctions introduites dans la théorie entre ancienne et nouvelle question nationale n'étaient qu'arguties, eu égard à l'importance de la reconnaissance de la question nationale elle-même, et par conséquent, de la légitimité de la lutte pour l'indépendance nationale.

Or, c'est justement cette reconnaissance qui était fausse à la base. La base économique de la question nationale dans les pays sous-développés réside dans le fait que l'emprise impérialiste ne tient que parce qu'elle s'appuie sur les couches dominantes, sur les structures sociales les plus archaïques, empêche la libération et le développement du capitalisme dans le cadre national. La lutte de la bourgeoisie nationale est donc jusqu'à une certaine limite progressive et anti-impérialiste.

Tout au contraire, l'occupation de tel ou tel pays impérialiste par un autre exprime le fait que non seulement pour le capitalisme de ce pays la conquête du marché national est depuis longtemps réalisée, mais que, ce marché s'est révélé depuis longtemps trop étroit, et c'est précisément dans la lutte pour la conquête de marchés extérieurs que cet impérialisme s'est heurté à un rival qui s'est révélé plus fort, tout au moins pour une période. L' « oppression nationale » que subit le pays impérialiste vaincu apparaît alors non comme une étape à dépasser dans le mouvement ascendant de la bourgeoisie nationale, mais comme une phase de la guerre que les puissances impérialistes se mènent les unes contre les autres, comme une péripétie dans la fluctuation des rapports de forces respectifs. Lutter pour l'Indépendance nationale » ou pour la « libération » voire « l'émancipation nationale » dans ces conditions, c'est prendre fait et cause pour son impérialisme.

Distinguer alors « l'ancienne question nationale » des pays colonisés de la « nouvelle question nationale » surgie à l'occasion de l'occupation d'un pays impérialiste par un autre en prétextant que dans le premier cas la bourgeoisie est encore capable de lutter pour l'indépendance nationale alors qu'elle ne l'est plus pour le second est un non-sens. Ce n'est pas le radicalisme plus ou moins grand de la bourgeoisie dans la lutte pour l'indépendance nationale qui décide de l'attitude des révolutionnaires par rapport à celle-ci. C'est au contraire parce que les marxistes reconnaissent la légitimité du combat pour l'indépendance nationale dans les pays sous-développés qu'ils soutiennent la lutte pour celle-ci, même si elle se mène sous une direction bourgeoise. Et c'est parce que la lutte pour l'indépendance nationale couvre la politique d'un impérialisme momentanément vaincu dans la guerre pour le partage du marché mondial que les marxistes s'y opposent violemment.

L'occupation de la France par l'Allemagne n'a pas réduit la première à l'état d'une semi-colonie, pour la bonne raison qu'elle n'a pas pu et elle n'aurait pas pu effacer par la seule force l'oeuvre historique du capitalisme et les rapports inter-capitalistes. Même occupée, la France est restée un pays impérialiste possédant un vaste empire colonial. Et sa victoire ou plus exactement celle de ses alliés, n'a pas signifié la reconquête de l'indépendance nationale mais essentiellement la reconsolidation de son emprise sur ses colonies, et aussi le découpage de l'Allemagne qui, apparaît maintenant à son tour comme un pays occupé.

Cela dit il est évident que pour refuser le leurre de la lutte pour l'indépendance nationale, les révolutionnaires n'en légitiment pas plus l'occupation. De même que les bolcheviks et par la suite l'Internationale Communiste, tout en ayant refusé toute « défense de la patrie » en Allemagne, n'en ont pas plus légitimé le traité de Versailles qui concluait la défaite allemande ; au contraire, ils ont lutté résolument contre ce nouveau partage de l'Europe et du monde.

Mais la lutte contre le Traité de Versailles ne pouvait pas se mener de la même façon en France, pays qui en fut le principal bénéficiaire, et en Allemagne, pays qui en fut la victime.

Lutter en France contre le dépeçage de l'Allemagne, contre l'occupation de la rive gauche du Rhin ou de la Ruhr, contre les dures conditions imposées aux vaincus avait une profonde signification anti-impérialiste. Cette lutte ne pouvait pas ne pas opposer le prolétariat contre sa bourgeoisie enrichie par les rapines consacrées par ce traité. En Allemagne par contre, le Parti Communiste ne pouvait soulever cette question sans d'infinies précautions, tant la revendication « A bas la paix de Versailles » pouvait ressouder l'unité nationale derrière l'impérialisme allemand, qui lancera sur l'Europe ses armées précisément pour effacer ce traité.

C'est justement ici la clé de la question. Toute une fraction du personnel politique de la bourgeoisie française a opté après la défaite pour les Alliés. Bénéficiant de l'appui inestimable des staliniens, ils ont canalisé, tout en le renforçant jusqu'au chauvinisme, le sentiment national des masses populaires, pour mobiliser ces masses autour de ce sentiment.

La Résistance fut l'expression concrète de la mainmise politique et organisationnelle de la bourgeoisie sur les masses populaires, entraînées une fois de plus dans le sillage de « leur » impérialisme. Si le sentiment d'oppression nationale était un facteur de mobilisation pour les masses, si pour avoir été exercé par une armée étrangère le pouvoir étatique s'est montré dans toute sa nudité, si en ce sens la lutte révolutionnaire pouvait s'en trouver facilitée, ce sentiment national s'est révélé finalement comme une puissante chaîne par laquelle les staliniens ont lié le sort des masses à celui de leur impérialisme.

Et c'est justement pourquoi, c'est justement pour ne pas ajouter de son côté quelques chaînons supplémentaires que l'organisation révolutionnaire devait faire en sorte que sa lutte contre l'appareil militaire allemand ne puisse créer aucune confusion, dont la bourgeoisie eût pu profiter, dans l'esprit des masses.

Même pendant la guerre, le prolétariat avait sa guerre à mener, qui n'avait rien de commun avec celle de son impérialisme. Mais une politique indépendante nécessitait une organisation indépendante, une organisation de classe. Le prolétariat révolutionnaire se devait de refuser toute organisation commune avec la bourgeoisie ou ses représentants politiques. C'est pourquoi, aucun révolutionnaire n'avait sa place dans le mouvement de la Résistance, au contraire, il devait lutter pour la constitution d'organisations prolétariennes de lutte indépendantes.

La grande majorité du mouvement trotskyste en France justifiait la participation au mouvement national en pensant que de celui-ci sortirait le mouvement de classe. Le mouvement révolutionnaire pouvait en effet surgir de la mêlée impérialiste mais à la condition seulement que le prolétariat sache garder sa politique indépendante, son organisation indépendante. Ceci était impossible à l'époque sans une lutte constante contre l'esprit de la Résistance qui signifiait pour le prolétariat précisément l'abandon de son indépendance tant politique qu'organisationnelle. Au lieu d'être le terrain d'éclosion d'un processus révolutionnaire, la Résistance en fut le principal obstacle.

Tout en luttant contre l'appareil militaire allemand, l'organisation révolutionnaire se devait de faire un travail intense parmi les soldats de l'armée d'occupation, favoriser les fraternisations, etc. Elle devait refuser tout appel à la « lutte contre l'envahisseur » au nom de l'« indépendance nationale ». Le motif de l'action de l'organisation révolutionnaire contre l'appareil militaire allemand n'était pas « l'indépendance nationale », mais l'intérêt du prolétariat international dans son ensemble, qui exigeait la défense de l'URSS. Le fait d'agir au nom et dans l'intérêt du prolétariat dans son ensemble impliquait des conséquences jusques et y compris dans la forme de l'action militaire (refus d'attentats contre des soldats isolés ou de sabotage de trains de permissionnaires, etc.). Tout en luttant contre l'appareil militaire allemand, il fallait viser à gagner le soldat allemand et non à le tuer.

De toute manière cette action militaire ne devrait pas être l'activité unique de l'organisation révolutionnaire ni même la principale. La péripétie des armes a fait de l'armée allemande pour une période le principal garant des rapports de production capitaliste en France, et c'est pourquoi, entre autre, l'organisation révolutionnaire se devait de lutter contre elle. Mais les rapports capitalistes en eux-mêmes étaient on ne peut plus français. Si les réquisitions, le service du travail obligatoire étaient les faits de l'occupant, les bas salaires, le chômage étaient le fait du capitalisme français.

La lutte militaire contre l'appareil de guerre allemand n'avait de valeur que si elle accompagnait une lutte active, de tous les jours contre la bourgeoisie française fût-elle pro-alliés. Aucune occupation, aussi durable fût-elle, ne modifie en rien cette constante de la politique bolchevik : l'ennemi principal est dans notre pays. La tâche fondamentale de l'organisation révolutionnaire est de mobiliser le prolétariat contre son propre impérialisme.

C'est pourquoi on ne peut pas engager une lutte militaire contre un occupant étranger, sans lutter en même temps pour l'indépendance politique et organisationnelle du prolétariat. Il n'y a pas d'internationalisme hors de cette voie. Toutes les organisations trotskystes étaient pendant la guerre pour la « fraternisation » et certaines ont milité activement et efficacement pour. Mais une telle politique perd toute signification révolutionnaire internationaliste si en même temps on s'intègre à la « Résistance » (et à plus forte raison si l'on se déclare fier d'être parmi les premiers résistants), car s'intégrer à la Résistance c'est se subordonner et aider à subordonner les ouvriers à la bourgeoisie qui elle, est chauvine.

Même en période de guerre, nous considérons que le prolétariat malgré les multiples changements qu'il subit dans ses parties nationales au gré des fluctuations militaires, est un tout. L'avenir de la société humaine dépend de sa force et de sa conscience. L'organisation révolutionnaire se doit de défendre cette conscience prolétarienne des influences idéologiques de la classe ennemie donc principalement du chauvinisme.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Belles feuilles, À la mémoire de la Commune

Message par com_71 » 18 Mars 2023, 09:58

Lénine - À la mémoire de la Commune, 1911

Quarante ans se sont écoulés depuis la proclamation de la Commune de Paris. Selon la coutume, le prolétariat français a honoré par des meetings et des manifestations la mémoire des militants de la révolution du 18 mars 1871 ; à la fin de mai, il ira de nouveau déposer des couronnes sur la tombe des Communards fusillés, victimes de l'horrible « semaine sanglante » de mai et jurer une fois de plus de combattre sans relâche jusqu'au triomphe complet de leurs idées, jusqu'à la victoire totale de la cause qu'ils lui ont léguée.

Pourquoi le prolétariat, non seulement français, mais du monde entier, honore-t-il dans les hommes de la Commune de Paris ses précurseurs ? Et quel est l'héritage de la Commune ?

La Commune naquit spontanément ; personne ne l'avait consciemment et méthodiquement préparée. Une guerre malheureuse avec l'Allemagne ; les souffrances du siège ; le chômage du prolétariat et la ruine de la petite bourgeoisie ; l'indignation des masses contre les classes supérieures et les autorités qui avaient fait preuve d'une incapacité totale ; une fermentation confuse au sein de la classe ouvrière qui était mécontente de sa situation et aspirait à une autre organisation sociale ; la composition réactionnaire de l'Assemblée nationale qui faisait craindre pour la République, tous ces facteurs, et beaucoup d'autres, poussèrent la population de Paris à la révolution du 18 mars qui remit inopinément le pouvoir entre les mains de la Garde nationale, entre les mains de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie qui s'était rangée à son côté.

Ce fut un événement sans précédent dans l'histoire. Jusqu'alors, le pouvoir se trouvait ordinairement entre les mains des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, c'est-à-dire d'hommes de confiance à eux, constituant ce qu'on appelle le gouvernement. Mais après la révolution du 18 mars, lorsque le gouvernement de M. Thiers s'enfuit de Paris avec ses troupes, sa police et ses fonctionnaires, le peuple devint le maître de la situation et le pouvoir passa au prolétariat. Mais dans la société actuelle, le prolétariat, économiquement asservi par le capital, ne peut dominer politiquement s'il ne brise les chaînes qui le rivent au capital. Et voilà pourquoi le mouvement de la Commune devait inévitablement revêtir une couleur socialiste, c'est-à-dire chercher à renverser la domination de la bourgeoisie, la domination du capital, et à détruire les assises mêmes du régime social actuel.

Au début, ce mouvement fut extrêmement mêlé et confus. Y adhéraient des patriotes qui espéraient que la Commune reprendrait la guerre contre les Allemands et la mènerait à bonne fin. Il était soutenu par les petits commerçants menacés de ruine si le paiement des traites et des loyers n'était pas suspendu (ce que le gouvernement leur avait refusé, mais que la Commune leur accorda). Enfin, au début, il bénéficia même en partie de la sympathie des républicains bourgeois qui craignaient que l'Assemblée nationale réactionnaire (les « ruraux », les hobereaux sauvages) ne restaurât la monarchie. Mais dans ce mouvement, le rôle principal fut naturellement joué par les ouvriers (surtout par les artisans parisiens) parmi lesquels une active propagande socialiste avait été menée durant les dernières années du second Empire et dont beaucoup appartenaient même à l'Internationale.

Les ouvriers seuls restèrent fidèles jusqu'au bout à la Commune. Les républicains bourgeois et les petits bourgeois s'en détachèrent bientôt : les uns effrayés par le caractère prolétarien, socialiste et révolutionnaire du mouvement ; les autres lorsqu'ils le virent condamné à une défaite certaine. Seuls les prolétaires français soutinrent sans crainte et sans lassitude leur gouvernement ; seuls ils combattirent et moururent pour lui, c'est-à-dire pour l'émancipation de la classe ouvrière, pour un meilleur avenir de tous les travailleurs.

Abandonnée par ses alliés de la veille et dépourvue de tout appui, la Commune devait inéluctablement essuyer une défaite. Toute la bourgeoisie de la France, tous les grands propriétaires fonciers, toute la Bourse, tous les fabricants, tous les voleurs grands et petits, tous les exploiteurs se liguèrent contre elle. Cette coalition bourgeoise soutenue par Bismarck (qui libéra 100 000 prisonniers français pour réduire Paris) réussit à dresser les paysans ignorants et la petite bourgeoisie provinciale contre le prolétariat parisien et à enfermer la moitié de Paris dans un cercle de fer (l'autre moitié étant investie par l'armée allemande).

Dans certaines grandes villes de France (Marseille, Lyon, Saint-Etienne, Dijon et ailleurs), les ouvriers tentèrent également de s'emparer du pouvoir, de proclamer la Commune et d'aller secourir Paris, mais ces tentatives échouèrent rapidement. Et Paris, qui leva le premier le drapeau de l'insurrection prolétarienne, se trouva réduit à ses seules forces et voué à une perte certaine.

Pour qu'une révolution sociale puisse triompher, deux conditions au moins sont nécessaires : des forces productives hautement développées et un prolétariat bien préparé. Mais en 1871 ces deux conditions faisaient défaut. Le capitalisme français était encore peu développé et la France était surtout un pays de petite bourgeoisie (artisans, paysans, boutiquiers, etc.). Par ailleurs, il n'existait pas de parti ouvrier ; la classe ouvrière n'avait ni préparation ni long entraînement et dans sa masse, elle n'avait même pas une idée très claire de ses tâches et des moyens de les réaliser. Il n'y avait ni sérieuse organisation politique du prolétariat, ni syndicats ou associations coopératives de masse...

Mais ce qui manqua surtout à la Commune, c'est le temps, la possibilité de s'orienter et d'aborder la réalisation de son programme. Elle n'avait pas encore eu le temps de se mettre à l'œuvre que le gouvernement de Versailles, soutenu par toute la bourgeoisie, engageait les hostilités contre Paris. La Commune dut, avant tout, songer à se défendre. Et jusqu'à la fin, survenue entre les 21 et 28 mai, elle n'eut pas le temps de penser sérieusement à autre chose.

Au demeurant, malgré des conditions aussi défavorables, malgré la brièveté de son existence, la Commune réussit à prendre quelques mesures qui caractérisent suffisamment son véritable sens et ses buts. La Commune remplaça l'armée permanente, instrument aveugle des classes dominantes, par l'armement général du peuple ; elle proclama la séparation de l'Église et de l'État, supprima le budget des Cultes (c'est-à-dire l'entretien des curés par l'État), donna à l'instruction publique un caractère tout à fait laïque et par là même porta un coup sérieux aux gendarmes en soutane. Dans le domaine purement social, elle n'eut pas le temps de faire beaucoup de choses, mais le peu qu'elle fit montre avec suffisamment de clarté son caractère de gouvernement ouvrier, populaire : le travail de nuit dans les boulangeries fut interdit ; le système des amendes, ce vol légalisé des ouvriers, fut aboli ; enfin, la Commune rendit le fameux décret en vertu duquel toutes les fabriques, usines et ateliers abandonnés ou immobilisés par leurs propriétaires étaient remis aux associations ouvrières qui reprendraient la production. Et comme pour souligner son caractère de gouvernement authentiquement démocratique et prolétarien, la Commune décida que le traitement de tous les fonctionnaires de l'administration et du gouvernement ne devait pas dépasser le salaire normal d'un ouvrier et en aucun cas s'élever au-dessus de 6 000 francs par an.

Toutes ces mesures montraient assez clairement que la Commune s'avérait un danger mortel pour le vieux monde fondé sur l'asservissement et l'exploitation. Aussi la société bourgeoise ne put-elle dormir tranquille tant que le drapeau rouge du prolétariat flotta sur l'Hôtel de Ville de Paris. Et lorsque, enfin, les forces gouvernementales organisées réussirent à l'emporter sur les forces mal organisées de la révolution, les généraux bonapartistes, battus par les Allemands et courageux contre leurs compatriotes vaincus firent un carnage comme jamais Paris n'en avait vu. Près de 30 000 Parisiens furent massacrés par la soldatesque déchaînée, près de 45 000 furent arrêtés dont beaucoup devaient être exécutés par la suite ; des milliers furent envoyés au bagne ou déportés. Au total, Paris perdit environ 100 000 de ses fils et parmi eux les meilleurs ouvriers de toutes les professions.

La bourgeoisie était contente. « Maintenant, c'en est fait du socialisme, et pour longtemps ! », disait son chef, le nabot sanguinaire Thiers, après le bain de sang qu'avec ses généraux il venait d'offrir au prolétariat parisien. Mais ces corbeaux bourgeois croassaient à tort. À peine six ans après l'écrasement de la Commune, alors que nombre de ses combattants croupissaient encore au bagne ou languissaient en exil, le mouvement ouvrier renaissait déjà en France. La nouvelle génération socialiste, enrichie par l'expérience de ses aînés et nullement découragée par leur défaite, releva le drapeau tombé des mains des combattants de la Commune et le porta en avant avec assurance et intrépidité aux cris de « Vive la révolution sociale ! Vive la Commune ! ». Et quelques années plus tard, le nouveau parti ouvrier et l'agitation qu'il avait déclenchée dans le pays obligeaient les classes dominantes à remettre en liberté les Communards restés aux mains du gouvernement.

Le souvenir des combattants de la Commune n'est pas seulement vénéré par les ouvriers français, il l'est par le prolétariat du monde entier. Car la Commune lutta non point pour quelque objectif local ou étroitement national, mais pour l'affranchissement de toute l'humanité laborieuse, de tous les humiliés, de tous les offensés. Combattante d'avant-garde de la révolution sociale, la Commune s'acquit des sympathies partout où le prolétariat souffre et lutte. Le tableau de sa vie et de sa mort, l'image du gouvernement ouvrier qui prit et garda pendant plus de deux mois la capitale du monde, le spectacle de la lutte héroïque du prolétariat et de ses souffrances après la défaite, tout cela a enflammé l'esprit de millions d'ouvriers, fait renaître leurs espoirs et gagné leur sympathie au socialisme. Le grondement des canons de Paris a tiré de leur profond sommeil les couches les plus arriérées du prolétariat et donné partout une impulsion nouvelle à la propagande révolutionnaire socialiste. C'est pourquoi l'œuvre de la Commune n'est pas morte ; elle vit jusqu'à présent en chacun de nous.

La cause de la Commune est celle de la révolution sociale, celle de l'émancipation politique et économique totale des travailleurs, celle du prolétariat mondial. Et en ce sens, elle est immortelle.

Vladimir Lénine

Rabotchaïa Gazeta (Journal ouvrier) n° 4-5

15 avril 1911
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Belles feuilles : If we must die (Claude McKay)

Message par com_71 » 08 Juin 2023, 20:48

If We Must Die

If we must die, let it be not like hogs
Hunted and penned in an inglorious spot,
While round us bark the mad and hungry dogs,
Making their mock at our accursed lot.
If we must die, O let us nobly die,
So that our precious blood may not be shed
In vain; then even the monsters we defy
Shall be constrained to honor us though dead!
O kinsmen! we must meet the common foe!
Though far outnumbered let us show us brave
And for their thousand blows deal one deathblow!
What though before us lies the open grave?
Like men we'll face the murderous, cowardly pack,
Pressed to the wall, dying, but fighting back!


https://www.youtube.com/watch?v=3nrbwagWcrs

Si nous devons mourir

Si nous devons mourir, que ce ne soit pas comme des porcs
Chassés et parqués dans un endroit peu glorieux,
Tandis qu'autour de nous aboient les chiens enragés et affamés,
Se moquant de notre sort maudit.
Si nous devons mourir, ô mourons noblement,
Pour que notre précieux sang ne soit pas versé
En vain ; alors même les monstres que nous défions
Seront contraints de nous honorer, bien que morts !
Ô frères ! nous devons affronter l'ennemi commun !
Bien que beaucoup plus nombreux, montrons-nous courageux
Et pour leurs mille coups, portons un coup mortel !
Quoique devant nous se trouve la tombe ouverte !
Comme des hommes, nous affronterons la meute meurtrière et lâche,
Pressés contre le mur, mourant, mais combattant !
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Belles feuilles : Lénine, L'appel aux mères

Message par com_71 » 04 Déc 2023, 15:10

Extrait de "À propos du mot d'ordre de désarmement", octobre 1916.
Lénine a écrit :...Un observateur bourgeois de la Commune écrivait, en mai 1871, dans un journal anglais : « Si la nation française ne se composait que de femmes, quelle terrible nation ce serait ! » Des femmes et des enfants à partir de 13 ans combattirent, pendant la Commune, aux côtés des hommes. Il ne saurait en être autrement dans les combats à venir pour le renversement de la bourgeoisie. Les femmes des prolétaires ne regarderont pas passivement la bourgeoisie bien armée tirer sur des ouvriers mal pourvus ou complètement dépourvus d'armes. Elles prendront le fusil, comme en 1871, et des nations terrorisées d'aujourd'hui ‑ ou plus exactement : du mouvement ouvrier d'aujourd'hui, davantage désorganisé par les opportunistes que par les gouvernements ‑ surgira sans aucun doute, tôt ou tard, mais infailliblement, une alliance internationale de « terribles nations » du prolétariat révolutionnaire.

La militarisation envahit actuellement toute la vie sociale. L'impérialisme est une lutte acharnée des grandes puissances pour le partage et le repartage du monde; il doit donc étendre inévitablement la militarisation à tous les pays, y compris les pays neutres et les petites nations. Comment réagiront les femmes des prolétaires ? Se borneront‑elles à maudire toutes les guerres et tout ce qui est militaire, à réclamer le désarmement ? Jamais les femmes d'une classe opprimée vraiment révolutionnaire ne s'accommoderont d'un rôle aussi honteux. Elles diront à leurs fils :

« Bientôt tu seras grand. On te donnera un fusil. Prends-le et apprends comme il faut le métier des armes. C'est une science indispensable aux prolétaires, non pour tirer sur tes frères, les ouvriers des autres pays, comme c'est le cas dans la guerre actuelle et comme te le conseillent les traîtres au socialisme, mais pour lutter contre la bourgeoisie de ton propre pays, pour mettre fin à l'exploitation, à la misère et aux guerres autrement que par de pieux souhaits, mais en triomphant de la bourgeoisie et en la désarmant. »


Si l'on se refuse à faire cette propagande, et précisément cette propagande‑là, en liaison avec la guerre actuelle, mieux vaut s'abstenir complètement de grandes phrases sur la social‑démocratie révolutionnaire internationale, sur la révolution socialiste, sur la guerre contre la guerre.

https://www.marxists.org/francais/lenin ... 161000.htm
Des extraits de ce texte, notamment le passage ci-dessus, avaient été publiés, sur 4 pages ronéotées, en format A5, par l'UCI, en 1961 je crois.
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Re: Belles feuilles

Message par Gayraud de Mazars » 15 Déc 2023, 16:05

Salut camarades,

Elle me fait fait horreur, votre Marseillaise de maintenant !
Elle est devenue un cantique d'Etat.
Elle n'entraine point de volontaires, elle mène des troupeaux.
Ce n'est pas le tocsin sonné par le véritable enthousiasme, c'est le tintement de la cloche au cou des bestiaux !


Jules Vallès,
Communard,
(1832-1885)

Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Re: Belles feuilles

Message par Byrrh » 20 Déc 2023, 14:06

Poème de Jacques Prévert, écrit en 1951 et publié en 1955 dans le recueil Grand bal du printemps.

ÉTRANGES ÉTRANGERS

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
Hommes de pays loin
Cobayes des colonies
Doux petits musiciens
Soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
Ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
Au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
Embauchés débauchés
Manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère
Rescapés de Franco
Et déportés de France et de Navarre
Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
La liberté des autres.

Esclaves noirs de Fréjus
Tiraillés et parqués
Au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquez chaque soir
Dans les locaux disciplinaires
Avec une vieille boîte à cigares
Et quelques bouts de fil de fer
Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale
Que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze juillet.

Enfants du Sénégal
Dépatriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
Le visage dans la terre
Et des hommes incendiaires labourant vos rizières.
On vous a renvoyé
La monnaie de vos papiers dorés
On vous a retourné
Vos petits couteaux dans le dos.

Étranges étrangers

Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez.

Lu par Prévert lui-même, avec Henri Crolla à la guitare : https://m.youtube.com/watch?v=r0iuoPzkXg4
Byrrh
 
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