Jacquemart :
a écrit : J'en reviens à présent à mes moutons avec Sylvestre, et pour commencer, je résumerai ma position en disant : l'idéaliste, c'est celui qui y dit qui y est. tongue.gif
J'explique que je n'ai pas encore trouvé de critère objectif pour définir l'oppression, et que les critères subjectifs me semblent mal venus. En réponse, Sylvestre m'accuse de nier la possibilité de définir objectivement l'oppression ( huh.gif) et nous propose pour la reconnaître un critère... parfaitement subjectif, à savoir l'existence d'une résistance à cette oppression. Mais dans quelque sens qu'on le prenne, ce critère pose problème.
D'une part (mais ce n'est pas le plus important) toute résistance n'est pas forcément une réaction à une oppression. Ou si l'on préfère, ce n'est pas parce que des gens se défendent qu'ils "résistent" : et pour reprendre l'analogie avec les Noirs américains, les petits blancs embrigadés dans le KKK se disaient eux aussi "menacés", "en danger", etc. Cela ne veut pas dire qu'ils l'étaient, évidemment : mais cela montre que le seul discours, ou le seul sentiment affiché par un groupe social, ne suffit pas à juger de la réalité d'une oppression.
Désolé, mais une résistance n'est pas un discours subjectif, c'est quelque chose d'observable. La différence est évidente quand on voit que des gens peuvent résister tout en en ayant pas conscience - par exemple par un absentéisme non théorisé au travail.
Tu as raison évidemment de poser la question suivante : "Si c'est la résistance qui définit l'oppression, comment définir la réistance ? Qu'en est-il du KKK ?". Pour être plus clair, je me permets de simplifier dans un premier temps la question avant de revenir à la tienne : "Est-ce que les lois de Jim Crow ne sont pas une forme de résistance aussi ?" Cette question-là est franchement assez fondamentale : c'est "quelle est la différence entre la violence des dominés et la violence des dominants ?" (étant entendu que par "violence" j'entends toutes les actions nécessaires à l'imposition d'une volonté). La réponse est simple : la violence des dominants est la violence dominante, c'est à dire la plus grande violence. La violence des dominés, venant en réaction à celle des dominants peut en la défaisant supprimer sa propre raison d'être, tandis que la violence des dominants n'a pour but que de perpétuer la domination elle-même.
Le KKK mérite évidemment un fil, un article, un bouquin, une bibliothèque à lui tout seul, mais pour être encore une fois lapidaire : le KKK était instrument de la classe dominante du Sud des Etats-Unis se servant de la colère des petits blancs en la dévoyant contre les noirs.
a écrit :D'autre part, et c'est sans doute le point crucial, dans l'autre sens, Sylvestre pense que toute oppression entraîne nécessairement des révoltes, ou des résistances. Pour ma part, je suis loin d'en être si sûr, ou en tout cas, je pense que tout dépend de ce qu'on entend par là. Que les opprimés soient capables de réagir contre ce qu'ils considèrent comme des abus par rapport à la règle, c'est une chose. Qu'ils réagissent contre cette règle elle-même, c'en est une autre, toute différente, et qui demande un niveau de conscience beaucoup moins évident. Que des femmes aient pu réagir contre des maris qui allaient au-delà de ce que la société (et elles-mêmes) considéraient comme légitime, je n'en doute pas. Mais cela n'empêche nullement que la société ait pu considérer comme légitime une certaine oppression, contre laquelle les femmes (puisqu'on parle d'elles, mais ce n'est qu'un cas particulier d'une règle générale) ne se sont pas rebellées, même en pensée, avant une époque fort tardive (en fait, avant que l'évolution sociale elle-même ne laisse entrevoir la possibilité d'un autre ordre des choses).
Je suis déconcerté par le nombre de bases du marxisme à l'encontre desquelles tu vas. "Ce que pense une société" ? Mais nous savons bien que dans toute société où il y a des oppresseurs et des opprimés les uns et les autres ne pensent pas la même chose ! Que c'est même précisément la lutte des classes qui est le moteur de l'histoire...
La notion que des groupes dominés puissent accepter leur sort passivement, jusqu'à ce qu'un jour l'idée lumineuse de la liberté viennent les visiter, c'est de l'idéalisme de chez idéalisme.
Nous savons par exemple que le moyen-âge n'est pas la période de calme général, de résignation universelle que se plaît à dépeindre l'idéologie dominante, selon laquelle ce n'est qu'avec l'arrivée des lumières qu'on se serait mis à lutter, grâce à la découverte géniale de l'initquité de l'ancien régime par des scientifiques bourgeois. Nous savons que le moyen-âge était une période de luttes très apres entre paysans, bourgeois, aristocrates et clergé.
Or dans les luttes contre l'aristocratie et le clergé catholique la place des femmes n'était pas mince, comme le signale par exemple Norman Cohn dans Les Fanatiques de l'Apocalypse. En dehors même des périodes de lutte aigue,
les femmes sont loin d'être passives :
a écrit :Nous soulevions plus haut la redoutable question de la liberté de choix des femmes. Jusqu’aux XIe-XIIe siècles, les sources n’ont retenu que le cas de quelques saintes : vierges mariées malgré elles, épouses fugitives comme Radegonde, prenant des risques pour refuser le mariage consommé ou non. La nouveauté de ces deux siècles est criante. L’Église réformée a prêché comme jamais le dégoût de la chair et du sexe. Elle a dû être entendue : la documentation fait apparaître, et de façon massive, l’insubordination et la quête féminines qui l’expriment. Jacques Dalarun l’a admirablement montré dans sa thèse pour les femmes de tout statut qui suivent Robert d’Arbrissel. On le vérifie très souvent ailleurs. Ces deux siècles sont ceux des fous de Dieu qui ont encore assez d’indépendance et un charisme assez sensible pour braver les autorités - paternelle ou conjugale dans le cadre domestique et même ecclésiastique et civile - et soustraire les vierges ou les épouses à l’autorité légitime. Ces aspirations féminines véhémentes vont aboutir à de multiples créations, certaines se coulant dans la tradition monastique ancienne, ou peuplant les ermitages et les reclusoirs ; d’autres aboutissant à des innovations révolutionnaires comme les béguinages. L’Italie connaît quant à elle une floraison d’états de vie religieux hors pair12. Rappelons seulement que l’attention portée aux femmes par l’Église ne cesse de croître : manuels de confesseurs, prédication adaptée à leur sexe, encadrement pastoral renforcé. On a réévalué un peu le rôle maternel dans la transmission aux enfants des rudiments de la foi13 et mis en évidence la place des saintes dans la religion civique14.
Jacquemart
a écrit :Pour terminer, je voudrais relever une phrase qui me semble illustrer ce que j'ai appelé un matérialisme schématique, tournant le dos à la réalité :
Sylvestre :
a écrit :Si un homme opprimait une femme dans une société préhistorique, celle-ci pouvait tout simplement, soit lui casser la gueule, soit le quitter, et aucun tribunal, aucune perte d'autonomie matérielle ne s'en suivait, parce que sa vie et son statut social ne dépendait pas de l'activité de son mari, comme c'est le cas pour les femmes prolétaires dans la société capitaliste de la France de 1910. C'est un point absolument essentiel.
Remarquons que Sylvestre parle d'un homme, là où je discute des hommes, ce qui est révélateur de la différence dont je parlais plus haut entre contester les abus et contester la règle. Mais ce n'est pas l'essentiel. Soit le clavier de Sylvestre a dérapé, et a il écrit "préhistorique" au lieu de "chasseurs-cueilleurs nomades". Auquel cas, son affirmation est déjà fausse. Car en Australie, toute femme étant par définition mariée, si elle quitte son mari, c'est pour aller avec un autre homme, et alors, ils ont intérêt à courir vite et loin.
Voir plus haut sur les aborigènes, pourquoi le mariage n'est qu'une donnée périphérique dans ces sociétés, etc. Par ailleurs ce qui est valable pour un homme est tout aussi valable pour des hommes, ou pour des blancs, des chauves ou des gauchers : si un groupe cherche noise à un autre dans une société de chasseurs-cueilleurs, l'autre peut soit lui casser la gueule soit le laisser se débrouiller tout seul. Les conditions pour la domination durable d'un groupe sur un autre ne sont pas réunies.
a écrit :Mais si son clavier n'a pas dérapé, et s'il pense que son affirmation vaut pour les sociétés préhistoriques en général, alors elle n'est plus seulement fausse, mais c'est une énormité. Beaucoup de ces sociétés, disons néolithiques, c'est-à-dire après l'invention de l'agriculture mais avant l'Etat (j'insiste, il y a tout de même plusieurs millénaires entre les deux...) pratiquent le "prix de la fiancée". A savoir que pour se marier, un homme doit verser une somme (considérable le plus souvent), en général à son beau-père. Dans ces conditions, l'homme a acheté des droits sur la femme, et il est bien évident qu'il ne la laissera pas partir comme elle l'entend, même - et surtout ? - si elle peut subvenir seule à ses besoins. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas éventuellement de procédures de séparation, mais que celles-ci sont très loin de relever de la seule volonté de l'épouse.
Ok, je vois le problème : je voulais dire effectivement "sociétés de chasseurs cueilleurs préhistoriques" et non pas "sociétés préhistoriques", étant entendu que l'oppression des femmes apparaît effectivement dans la période de développement de l'agriculture et de la production marchande, de différenciation des classes, etc. et que l'invention de l'écriture n'a pas grand chose à voir là-dedans. Je pense que tu aurais dû rectifier de toi-même étant donné le contexte plutôt que d'y chercher un développement théorique de ma part.
D'autre part je suis toujours frappé (mais c'est hélas un trait commun dans les travaux dans ce domaine) à quel point tu présupposes la passivité des femmes. Tu dis que dans une société sans état (mais avec de l'argent, ou en tous cas une production marchande...) "l'homme a acheté des droits sur la femme, et il est bien évident qu'il ne la laissera pas partir comme elle l'entend, même - et surtout ? - si elle peut subvenir seule à ses besoins. " Que veut dire "il ne la laissera pas partir" ? Et si elle s'en va quand même ?
a écrit :Enfin, une petite mise au point : lorsque je disais que dans toutes les sociétés du passé, les femmes ne pouvaient pas effectuer les travaux faits par les hommes (et réciproquement) c'est uniquement parce que ces sociétés considéraient qu'il y avait des travaux typiquement masculins et d'autres typiquement féminins. Ca allait sans dire, mais apparemment, cela va mieux en le disant... wink.gif
Le problème ne s'arrétait pas là : tu indiquais que c'était le fait que les femmes se mettaient à faire des travaux auparavant réservés aux hommes qui permettaient leur libération. En réalité ce n'est pas la nature de la tâche mais la place du travail effectué dans la production capitaliste (gratuitement dans la sphère privée ou bien en étant intégrées dans la force de travail salariée) qui est décisive.