par eruditrotsk » 10 Fév 2005, 15:06
Romain Rolland était socialement un intellectuel. sa culture germaniste (assez rare en son temps) l'avait certainement aidé à résister (en Suisse) à la pression chauvine de la Première Guerre mondiale. Et, du même coup, largement contribué à le situer "au-dessus de la mêlée". Mais il n'entendait pas rentrer dans la "mêlée" pour que de la boucherie guerrière sorte la révolution, ce que firent une poignée d'intellectuels comme Victor Serge, Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier.
Romain Rolland conserva son "aura" de pacifiste. Son enthousiasme pour Gandhi était également mal placé. Les techniques de la "non-violence" qu'il préconisait était une chose. Elle furent dans une certaine mesure payantes comme le sont toutes les actions d'un groupe social décidé à aller aussi loin que possible. Mais Gandhi ne se plaçait pas dans le camp des opprimés. Il était dans le camp de la bourgeoisie et sa réputation de non-violent et de pacifiste lui servit, en Afrique du Sud d'abord puis en Inde, à freiner une explosion sociale des masses pauvres.
Il existe un petit livre politique sur Gandhi écrit par un neveu de Rabindranah Tagore, dont le prénom commence par un S., publié vers 1935 chez Gallimard. L'auteur se réclame du marxisme et démonte point par point, faits et citations à l'appui, le mythe de Gandhi.
Pour en revenir à Romain Rolland... La guerre terminée apparurent d'autres rapports de forces. Il y eut d'abord la grande peur de l'expansion du bolchevisme qui secoua le monde bourgeois, puis arrivèrent les bonnes nouvelles : des bolcheviks qui ne se réclamaient plus de la révolution mondiale mais du socialisme dans un seul pays s'emparèrent des rènes de l'Union soviétique et les commentateurs bourgeois les plus clairvoyants en firent état dans la presse. En 1935, lorsque Staline reconnut au gouvernement de Pierre Laval le droit d'avoir une défense nationale (ce qui conduisit le PCF d'alors à abandonner son antimilitarisme), les choses semblaient rentrer dans l'ordre pour la frange modérée du monde bourgeois - celle que fréquentait Romain Rolland.
Mais la peur de la révolution ouvrière avait entraîné une réaction, fasciste en Italie, et nazie en Allemagne, mais également dans d'autres pays. Et cela influençait l'aile non modérée de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie qui regardait d'un assez bon oeil l'idée que les nazis pourraient bien aller faire la peau à l'Union soviétique. La bureaucratie stalinienne, qui ne tenait pas à réveiller le mouvement ouvrier international pour sa défense, organisa des grands messes où elle tentait de mobiliser l'opinion bourgeoise modérée en sa faveur. Elle pouvait d'autant plus à attirer à elle des intellectuels divers et variés qu'elle pouvait promettre des droits d'auteurs conséquents à ceux dont les oeuvres seraient ensuite traduits en russe. Cela séduisit certains (Aragon), cela en écoeura d'autres (Gide, assez riche personnellement pour être imperméable à cette pression ou Céline qui bascula dans le camp de l'extrême-droite).
En pratique, comme la petite-bourgeoisie a l'habitude de le faire vis-à-vis du pouvoir dominant, les intellectuels qui en sont une composante se rangèrent dans dans les camps qui émergèrent et qui leur semblaient susceptibles de triompher : fascisme ou stalinisme, parfois après certains méandres.
Romain Rolland se retrouva dans le camp des "amis de l'URSS"... et il se mit à justifier l'injustifiable. C'est lui qui avait parrainé la carrière de Panaït Istrati évoqué par un des participants du forum. Quand Panaït Istrati revint d'URSS en étant d'autant plus critique de Staline qu'il était lui-même un ami de Rakovski, un des cadres de l'opposition trotskyste, et qu'il avait accepté que deux proches de l'opposition trotsksyte, Serge et Souvarine, rédige deux livres qui allait paraître sous le nom d'Istrati, il s'adressa à Romain Rolland pour lui demander de prendre position comme lui contre Staine. A quoi Rolland lui répondit que bien sûr il avait raison (je rapporte ici de mémoire) mais que pour des raisons tactiques à cause du fascisme il ne fallait rien dire contre Staline.
Dans un article de Trotsky (trouvable sur internet), publié en octobre 1935, Trotsky fait un sort à Romain Rolland qui, comme "ami de l'URSS", "rempli sa mission". Il se fait taper sur les doigts pour ses prises de position en faveur de Staline au moment de l'affaire Kirov.
En descandant dans la mélée, Romain Rolland avait choisi un des côtés du manche, pas le camp des opprimés. Mais est-ce plus étonnant que le fait que la Ligue des Droits de l'Homme de l'époque, présidée par Victor Basch en France (ce Basch est porté aux nues par la gauche française parce qu'il fut par la suite exécuté par les nazis) ne leva pas le plus petit doigt contre les procès de Moscou malgré les démarches faites par Sedov, le fils de Trotsky en son temps.
La raison de cela est que, comme la plupart des intellectuels, c'était leur spécialité, en l'occurence la littérature qui passait avant, bien avant en tout cas que l'émancipation des opprimés, qui restait à leurs yeux une chose fort lointaine. Invisible même, quand on est par trop au-dessus de la mêlée.