, à propos du portait de Lénine par Gorky", dans le n 46 du "Bulletin Communiste" :
Gorki est en désaccord, comme il l'écrit, avec les communistes au sujet du rôle des intellectuels. Il estime que les meilleurs des anciens bolcheviks ont éduqué des centaines d'ouvriers précisément “ dans l'esprit de l'héroïsme social et d'une haute intellectualité ” (!!). Plus simplement, plus exactement, Gorki n'accepte les bolcheviks qu'à l'époque où le bolchevisme en était encore à ses essais de laboratoire, préparant ses premiers cadres intellectuels et ouvriers. Il se sent tout proche du bolchevik de 1903-1905. Mais celui d'Octobre, mûri, formé, celui qui, d'une main inflexible, exécute ce que l'on commençait à peine à entrevoir il y a quinze ans, celui-là est étranger et antipathique à Gorki.
L'écrivain lui-même, avec sa constante orientation vers une plus haute culture, une plus complète intellectualité, a pourtant trouvé le moyen de s'arrêter à mi-chemin. Ce n'est ni un laïc, ni un pope : c'est le chantre de la culture.
De là son attitude hautaine, son dédain de la raison des masses, et en même temps du marxisme, bien que celui-ci, comme on l'a déjà dit, bien différent du subjectivisme, s'appuie non sur la foi en la raison des masses, mais sur la logique du processus matériel qui, en fin de compte, soumet à sa loi “ la raison des masses ”.
La voie qui mène de ce côté n'est pas toute simple, il est vrai, et l'on y casse pas mal de vaisselle ; on y brise même quelques ustensiles de la “ culture ”. Voilà ce que Gorki ne peut tolérer ! Selon lui, l'on devrait se contenter d'admirer cette belle vaisselle ; il ne faudrait jamais la briser.
Pour rapprocher Lénine de lui-même, pour se consoler, Gorki nous affirme qu'Ilitch “ a dû sans doute, plus d'une fois, retenir son âme par les ailes ”, en d'autres termes se faire violence : implacable quand il fallait écraser une résistance, Lénine était ainsi sujet à des luttes intérieures, il devait vaincre son amour de l'homme, son amour de la culture ; c'était en lui un véritable drame. En un mot, Gorki inflige à Lénine ce dédoublement qui caractérise les intellectuels, cette “ conscience maladive ” que l'on estimait si fort autrefois, ce précieux abcès du vieux radicalisme intellectuel.
Mais tout cela est faux. Lénine était fait d'un seul bloc. Morceau de haute qualité, de structure complexe, mais tenant bien par toutes ses parties, et dans lequel tous les éléments s'adaptaient les uns aux autres admirablement.
La vérité est que Lénine évitait assez souvent de causer avec des solliciteurs, défenseurs et gens de cette sorte.
“ Qu'un tel le reçoive, disait-il avec un petit rire évasif, sans quoi je serais encore trop bon. ”
Oui, il avait souvent peur d'être “ trop bon ”, car il connaissait la perfidie des ennemis et la béate niaiserie des intermédiaires, et il considérait en somme comme insuffisante n'importe quelle mesure de sévère prudence. Il préférait viser un ennemi invisible, au lieu de laisser distraire son attention par des contingences et d'être “ trop bon ”. Mais en cela se manifestait encore le calcul politique, et non pas cette “ conscience maladive ” qui accompagne nécessairement les caractères dépourvus de volonté, pleurnicheurs – l'humide nature du “ typique intellectuel de Russie ”.
Ce n'est pas encore tout. Gorki – nous l'apprenons de lui-même –, reprochait à Lénine de “ comprendre d'une façon trop simplifiée le drame de l'existence ” (hum ! hum !) et lui disait que cette compréhension simplifiée “ menaçait de mort la culture ” (hum ! hum !).
Durant les jours critiques de la fin de 1917 et du début de 1918, quand à Moscou l'on tirait sur le Kremlin, quand des matelots (la chose a dû se produire, mais pas aussi souvent que la calomnie bourgeoise l'a prétendu) éteignaient leurs cigarettes en les écrasant sur des Gobelins, quand les soldats – affirmait-on –, se taillaient des culottes – fort incommodes et peu pratiques ! – dans des toiles de Rembrandt (c'étaient là les sujets de plainte qu'apportaient à Gorki les représentants éplorés “ d'une haute intellectualité ”) –, durant cette période, Gorki fut tout à fait désorienté et chanta des requiem désespérés sur notre civilisation. Épouvante et barbarie ! Les bolcheviks allaient briser tous les vases historiques, vases à fleurs, vases de cuisine, vases de nuit !
Et Lénine lui répondait : “ Nous en casserons autant qu'il faudra, et si nous en cassons trop, la faute en retombera sur les intellectuels qui continuent à défendre des positions intenables. ” – N'était-ce pas d'un esprit étroit ? Ne voyait-on pas là – pitié, pitié, Seigneur ! – que Lénine simplifiait trop “ le drame de l'existence ” ?
Je ne sais, mais l'esprit répugne à ergoter sur de semblables considérations. L'intérêt de la vie de Lénine n'était pas de gémir sur la complexité de l'existence, mais de la reconstruire autrement. Pour cela, il fallait considérer l'existence dans son ensemble dans ses principaux éléments, discerner les tendances essentielles de son développement et subordonner à celles-ci tout le reste.
C'est précisément parce qu'il était passé maître dans la conception créatrice de ces vastes ensembles qu'il considérait le “ drame de l'existence ” en patron : nous casserons ceci, nous démolirons cela, et provisoirement nous étayerons ceci encore.
Lénine distinguait tout ce qui était honnête, tout ce qui était individuel, il remarquait toutes les particularités, tous les détails. Et s'il “ simplifiait ”, c'est-à-dire s'il rejetait les éléments secondaires, ce n'était pas faute de les avoir remarqués, mais parce qu'il connaissait sûrement les proportions des choses...
En ce moment me revient à la mémoire un prolétaire de Pétersbourg, nommé Vorontsov, qui, dans le premiers temps après Octobre, se trouva attaché à la personne de Lénine, le gardant et l'aidant.
Comme nous nous préparions à évacuer Pétrograd, Vorontsov me dit d'une voix sombre :
– Si, par malheur, ils prenaient la ville, ils y trouveraient bien des choses. Il faudrait flanquer de la dynamite sous Petrograd et faire tout sauter.
– Et vous ne regretteriez pas Petrograd, camarade Vorontsov ? Demandai-je, admirant la hardiesse de ce prolétaire.
– Quoi regretter ? Quand nous reviendrons, nous rebâtirons quelque chose de mieux.
Je n'ai pas inventé ce bref dialogue et ne l'ai pas stylisé. Il est resté tel quel, gravé dans ma mémoire. Eh bien, c'est la bonne manière de considérer la culture. Il n'y a pas là trace de pleurnicherie et ce n'est pas un requiem. La culture est l'œuvre des mains humaines. Elle n'est véritablement pas dans les pots décorés que nous garde l'histoire, mais dans une bonne organisation du travail des têtes et des mains. Si, sur la voie de cette bonne organisation, s'élèvent des obstacles, il faut les balayer. Et si l'on est alors obligé de détruire des valeurs du passé, détruisons-les sans larmes sentimentales ; nous reviendrons ensuite pour en édifier, pour en créer de nouvelles, infiniment plus belles que les anciennes. Voilà comment, reflétant la pensée et le sentiment de millions d'hommes, Lénine considérait les choses. Son opinion était bonne et juste, et il y a là beaucoup à apprendre pour les révolutionnaires de tous les pays.
Kislovodsk, 28 septembre 1924.