Belles feuilles

Marxisme et mouvement ouvrier.

Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 26 Déc 2021, 15:07

Pour s'amuser, on pourrait dire que Lénine ne pouvait pas reprocher à Trotsky son non-bolchévisme d'avant 1917, puisque Lénine himself, à partir du début avril 1917, à la gare de Pétrograd, n'était plus bolchévique aux yeux des bolchéviques. :)
Cyrano
 
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Belles feuilles de Rosa pour l'anniversaire de sa mort

Message par com_71 » 15 Jan 2022, 15:58

lettre à Sonia Liebknecht a écrit :« Wronki / Poznań, 2. 5. 17.
Ma petite Sonioucha chérie !
Votre chère lettre est arrivée juste au bon moment hier, pour le 1er mai. Elle, et le soleil qui brille depuis deux jours ont fait tant de bien à mon âme blessée. Ces derniers jours, mon cœur avait si mal, mais maintenant cela va déjà mieux. Si seulement le soleil pouvait rester encore un peu ! En ce moment, je suis dehors presque toute la journée, je flâne au milieu des buissons, j’examine chaque recoin de mon petit jardin et je trouve toutes sortes de trésors. Écoutez ça : hier, le 1er mai, j’ai rencontré – devinez qui ? – un papillon Citron tout neuf, étincelant ! Il m’a rendue si heureuse que mon cœur tout entier a bondi. Il est venu se poser sur ma manche – je porte un gilet mauve, c’est sûrement la couleur qui l’a attiré -, puis il a batifolé en s’élevant dans les airs et s’est envolé par-dessus le mur.
Et cet après-midi, j’ai trouvé trois jolies petites plumes d’oiseaux, toutes différentes : une gris foncé de rouge-queue, une dorée de bruant et une jaune et grise de rossignol. Ici, nous avons beaucoup de rossignols ; la première fois que j’en ai entendu un, c’était le dimanche de Pâques, à l’aube, et depuis, il vient chaque jour dans mon petit jardin se poser sur le peuplier argenté. J’ai ajouté ces plumes à ma collection dans une jolie boîte bleue : il y a déjà celles que j’avais trouvées dans la cour à la Barnimstrasse – des plumes de pigeons et de poules, et aussi une merveilleuse plume bleue d’un geai des chênes de Südende. Ma « collection » est toute petite encore, mais j’aime bien la regarder de temps en temps. je sais déjà à qui je la donnerai.
Et ce matin de bonne heure, j’ai aussi découvert, tout contre le mur que je longe pendant la promenade, une petite violette bien cachée, la seule de mon jardin. Comment est-ce dit chez Goethe ?
Une violette dans un pré,
Repliée sur elle-même, ignorée
Un amour de violette

J’étais si contente ! Je vous l’envoie, avec un baiser léger que j’y ai déposé, pour qu’elle vous apporte mon amour et mon bonjour. Sera-t-elle encore une peu fraîche en arrivant ?…
Et l’après-midi, j’ai rencontré le premier bourdon ! Très gros dans un nouveau petit manteau de fourrure noir et brillant, ceinturé de jaune d’or. Dans un bourdonnement de basse, il est venu lui aussi se poser sur mon gilet, puis il est parti en décrivant un grand arc au dessus de la cour. Les boutons des châtaigniers sont énormes, roses, gonflés et brillants de sève ; dans quelques jours sans doute, ils sortiront leurs petites feuilles, qui font penser à de minuscules mains vertes. Vous souvenez-vous l’année dernière, nous étions devant un de ces châtaigniers, couvert de ces petites feuilles toutes neuves, et dans une inquiétude cocasse, vous avez crié « Rrosa ! (vous roulez les r encore plus fort que moi) Que faire ? Que faire devant un tel ravissement ?! »
Et puis une autre découverte m’a comblée aujourd’hui. En avril dernier, si vous vous souvenez, je vous avais appelé tous les deux [Karl et Sophie Liebkknecht] au téléphone à dix heures du matin, pour que vous veniez de toute urgence au Jardin botanique écouter avec moi le rossignol qui donnait un véritable concert. Nous étions donc là, silencieux, assis sur des pierres, tout près d’un petit ruisseau qui courait, bien caché dans un épais buisson ; et soudain, juste après le rossignol, nous avons entendu un cri plaintif et monotone, quelque chose comme Gligligligligliglick ! J’avais dit que ça ressemblait à un oiseau des marais ou des rivières, Karl était de mon avis, mais nous étions absolument incapables de dire qui c’était. Eh bien, figurez-vous qu’il y a quelques jours, tôt le matin ici, j’ai soudain entendu ce même cri, tout près, si bien que mon cœur s’est mis à cogner d’impatience à l’idée de découvrir enfin qui cela pouvait bien être. Je n’ai pas eu de repos jusqu’à aujourd’hui, où j’ai trouvé : ce n’était pas du tout un oiseau des rivières, mais un torcol, une espèce de pic gris. Il est un peu plus gros que le moineau, son nom vient des mouvements comiques et des contorsions de tête qu’il fait pour essayer de faire peur à ses ennemis lorsqu’il est en danger. Il se nourrit exclusivement de fourmis, qu’il attrape avec sa langue collante, comme le fourmilier. Voilà pourquoi les Espagnols l’appellent horniguero, l’oiseau aux fourmis. D’ailleurs Mörike a écrit sur cet oiseau un joli poème amusant qu’Hugo Wolf a mis en musique. J’ai l’impression d’avoir reçu un cadeau depuis que je sais qui est cet oiseau à la voix plaintive. Peut-être pouvez-vous l’écrire à Karl, ça lui ferait plaisir.
Ce que je lis ? Essentiellement des livres de sciences naturelles : géographie végétale et animale. Hier justement, je lisais quelque chose sur les causes de la disparition des oiseaux chanteurs en Allemagne : c’est l’exploitation intensive et systématique des forêts, l’horticulture et l’agriculture qui peu à peu détruisent le cadre naturel dans lequel ils nichent et se nourrissent : arbres creux, terres en friche, broussailles, feuilles mortes dans les jardins. cela m’a fait si mal de lire tout cela. Ce n’est pas que les oiseaux ne chantent plus pour les hommes qui me fait souffrir, c’est l’image de la disparition inéluctable et silencieuse de ces petites créatures sans défense, à tel point que je n’ai pu m’empêcher de pleurer. Cela m’a rappelé un livre russe du professeur Siber, que j’avais lu quand j’étais encore à Zurich, traitant de la disparition des Peaux-Rouges d’Amérique du Nord. Eux aussi, exactement de la même manière, se sont fait peu à peu chasser de leurs terres par les homme civilisés, et peu à peu, ont été livrés à une disparition silencieuse et cruelle.
Mais je dois être malade pour que tout me bouleverse aussi profondément. Ou alors savez-vous ce que c’est ? J’ai parfois le sentiment de ne pas être un vrai être humain, mais plutôt un oiseau ou quelque autre animal qui aurait très vaguement pris forme humaine ; au fond de moi, je me sens bien plus chez moi dans un petit bout de jardin comme ici, ou dans la campagne, entourée de bourdons et de brins d’herbe que – dans un congrès du Parti. A vous, je peux bien dire cela tranquillement : vous n’irez pas tout de suite me soupçonner de trahir le socialisme. Vous savez bien qu’au bout du compte, j’espère mourir à mon poste : dans un combat de rue ou au pénitencier. Mais mon moi profond appartient plus à mes mésanges charbonnières qu’aux « camarades ».
Ce n’est pas que je trouve dans la nature un refuge ou un asile, comme c’est le cas pour tant d’hommes politiques en ruines. Au contraire, je trouve là aussi, et à chaque instant, tant de cruauté que je souffre beaucoup. Savez-vous, par ex, que je n’arrive pas à me défaire de ce souvenir : au printemps dernier, je rentrais d’une promenade dans les champs, je marchais dans ma rue silencieuse et déserte quand une petite tache noire au sol m’attira. Je me penchai, et assistai alors à une tragédie muette : un gros scarabée, couché sur le dos, se débattait désespérément avec ses pattes contre une horde de minuscules fourmis qui grouillaient sur son corps et – le mangeaient vivant ! Je fus prise de frisson, sortis mon mouchoir et me mis à chasser ces bêtes cruelles. Mais elles étaient si impudentes et tenaces que je dus batailler longtemps contre elles, et quand enfin je délivrai ce pauvre martyr et le posai plus loin dans l’herbe, deux de ses pattes étaient déjà mangées… Je suis partie avec le sentiment affreux de ne lui avoir, en fin de compte, rendu qu’un bien douteux service.
Maintenant, nous avons de longs crépuscules. Comme j’aime d’ordinaire cette heure ! A Südente, j’avais beaucoup de merles, mais ici, je n’en vois pas et n’en entends aucun pour le moment. Tout l’hiver, j’ai nourri un couple mais il a disparu maintenant. A Südente, j’avais l’habitude de me promener dans les rues le soir à cette heure ; c’est si beau, dans la lumière violette du jour finissant, les flammes roses des réverbères qui s’animent au crépuscule, avec l’air tout étrange, comme si elles avaient un peu honte. Passe alors la silhouette un peu floue d’une concierge en retard, ou d’une servante qui court chez le boulanger ou l’épicier pour vite aller chercher quelque chose. Les enfants du cordonnier, avec lequel j’avais lié amitié, jouaient encore dehors dans l’obscurité, avant qu’on ne les rappelle vigoureusement à la maison depuis le coin de la rue. Il y avait toujours un merle à cette heure-ci qui ne trouvait pas le repos, et qui se mettait soudain à piailler comme un enfant mal élevé, ou qui, dès le réveil, se mettait à voler bruyamment d’un arbre à l’autre en bavassant. Et moi j’étais là au milieu de la rue, je comptait les premières étoiles et je ne voulais pas rentrer, je ne voulais pas rentrer, je ne voulais pas quitter la douceur de l’air et ce crépuscule où le jour et la nuit s’effleuraient si doucement.
Sonioucha, je vous écris à nouveau bientôt. Soyez calme et sereine, tout ira bien, même pour Karl. Quant à vos soucis domestiques, je vais écrire à Mathilde et ferai ce que je peux.
Au revoir, à la prochaine lettre, cher petit oiseau.
Je vous serre dans mes bras.
Votre Rosa »

https://www.lesauterhin.eu/rosa-luxembu ... -du-front/
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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et de Karl assasssiné le même jour

Message par com_71 » 15 Jan 2022, 16:02

Lettre de Karl Liebknecht à son fils a écrit :« 1/10/15. À Helmi.
Mon cher enfant,
Ta carte du 13, que j’ai reçue il y a quelques jours, m’a fait beaucoup de plaisir, mais tu aurais dû m’écrire une lettre. Pour cette fois, c’est trop tard, mais pour la prochaine fois n’oublie pas ! C’est trop tard, car avant que tu reçoives ceci, j’entendrai la cloche de la gare de Mitau et avant que ta lettre m’arrive, je te serrerai dans mes bras, en chair et en os.
Je suis quelque peu courbaturé à la suite de mes fatigues des derniers temps. De retour au secteur, je me rends aujourd’hui à l’hôpital, probablement à Mitau.
Comme en septembre, le commandant de compagnie m’a fait visiter par le médecin du bataillon. Une nuit, comme nous travaillions dans la forêt (on sciait du bois), il faisait un froid de loup — je me suis évanoui. Une autre fois, après le repli russe au delà de la Düna, cela m’est arrivé sur le chemin de notre nouveau chantier.
Nous allions à travers les anciennes positions russes — un labyrinthe souterrain, commode, bien construit, mais naturellement effondré, en partie. Les cadavres gisaient sur la terre glacée, tordus comme des vers ou bien avec de grands bras étendus, comme s’ils voulaient se cramponner à la terre ou au ciel pour se sauver, la face contre le sol ou levée. Déjà noire parfois. Et — mon Dieu — j’ai vu aussi là beaucoup de nos morts. J’ai aidé à les débarrasser de ce qu’ils portaient sur eux — ces derniers souvenirs, qu’on envoie à la femme et aux enfants.
L’histoire de cette guerre sera plus simple, vois-tu, mon fils, que l’histoire de beaucoup d’autres guerres plus anciennes, car les forces causales de cette guerre remontent brutalement à la surface. Pense aux Croisades, dont l’aspect religieux, culturel et légendaire, est si embrouillé : une apparence qui recouvre évidemment de simples raisons économiques, car les Croisades n’ont été que de grandes expéditions commerciales.
La monstruosité de la guerre actuelle dans sa mesure, ses moyens, ses buts, ne dissimule rien, mais au contraire — elle découvre, révèle. Nous en reparlerons — de cela et d’autres choses.
Tu me demandes ce que tu dois lire. Je te conseille d’abord une histoire de la littérature. Prends tout Schiller. Parcours-le. Lis-le. Relis-le à fond et relis-le encore. Et puis prends Kleist, Kœrner, quelques volumes de Gœthe, Shakespeare, Sophocle, Eschyle et Homère. Régale-toi de tout cela et puis arrête-toi et lis avec attention. Demeure seul avec tes livres pendant de longues heures. Ils deviendront ainsi tes amis et toi leur confident. Je ne voudrais en rien t’influencer. C’est une nécessité, et un devoir pour toi de chercher toi-même. Chacun doit prendre la route qui lui convient. D’ailleurs, le moment n’est pas loin où nous parlerons de cela de vive voix.
Je suis ravi du sort de vos chenilles. Continuez leur élevage avec tous les soins les plus scientifiques.
Je dois achever. Nous attendons l’auto qui doit nous conduire au lazaret. Mon sac est à faire.
Je t’embrasse, mon petit, ne t’inquiète pas pour moi. Prends l’air le plus souvent possible. Bonjour à tous.
Ton Papa.»
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Belles feuilles

Message par com_71 » 15 Jan 2022, 19:45

Rosa Luxembourg a écrit :Carte postale

Wroncke, le 24 août 1916

Chère Sonitschka, qu’il m’est pénible de ne pas être auprès de vous en ce moment. Mais je vous en prie, gardez la tête haute. Il y a bien des choses qui vont évoluer. Maintenant il vous faut partir, n’importe où, à la campagne, au milieu de la nature, de la beauté, il vous faut trouver un endroit où vous soigner. Cela n’a pas de sens de rester où vous êtes et de continuer à vous déprimer. Il peut se passer encore des semaines avant la dernière instance. Je vous en prie, partez dès que possible… Karl, lui aussi, sera certainement soulagé de savoir que vous prenez du repos. Merci mille fois pour votre chère lettre du 10 et pour les toutes les bonnes choses. Vous verrez, le printemps prochain, nous irons nous promener ensemble, à la campagne et au Jardin botanique ; je m’en réjouis déjà. Mais partez tout de suite, Sonitschka ! Ne pourriez-vous allez sur les bords du lac de Constance, pour vous imprégner un peu de l’atmosphère du Midi ? Avant que vous ne partiez, je voudrais tant vous voir. Adressez une requête à la Kommandantur. Ne tardez pas à m’écrire un petit mot. Gardez courage, malgré tout. Je vous embrasse.

Votre Rosa
**************************************
Wroncke, le 21 novembre 1916

Ma chère petite Sonitschka, j’ai appris par Mathilde que votre frère est mort à la guerre, et cette nouvelle épreuve qui vous est infligée me bouleverse. Rien ne vous aura été épargné depuis quelque temps. Et dire que je ne puis même pas être auprès de vous pour vous réconforter un peu et vous redonner du courage !… Je suis aussi très inquiète pour votre mère. Comment supportera-t-elle ce nouveau choc ? Nous vivons une bien triste époque, et nous devons sans cesse ajouter un nom à la longue liste des morts. A vrai dire, chaque mois peut, comme à Sébastopol, compter pour une année. J’espère vous voir très bientôt et je vous attends avec impatience. Comment avez-vous appris la mort de votre frère, par votre mère ou directement ? Avez-vous des nouvelles de votre autre frère ? Je voulais tant vous envoyer quelque chose par l’intermédiaire de Mathilde, mais je n’ai rien d’autre ici que ce petit fichu bariolé ; il vous fera peut-être sourire, mais il vous dira simplement que je vous aime beaucoup. Ne tardez pas à m’envoyer un petit mot pour que je sache qu’el est votre état d’esprit. Toutes mes amitiés à Karl. Je vous embrasse.

Votre Rosa

Mon souvenir affectueux aux enfants
**********************************************
Wroncke, le 15 janvier 1917

Ah ! J’ai passé aujourd’hui un moment très pénible. A 3h19, le sifflet de la locomotive m’avertit du départ de Mathilde, et j’ai couru comme une bête en cage tout le long du mur, faisant et refaisant la « promenade » habituelle. J’avais le cœur crispé à l’idée que je ne pouvais partir moi aussi. Oh ! Partir ! Mais cela ne fait rien. Mon cœur a reçu une tape, ensuite il s’est tenu tranquille ; il est habitué à obéir comme un chien bien dressé. Ne parlons plus de moi.

Sonitschka, vous rappelez-vous ce que nous avons projeté de faire quand la guerre sera finie ? Aller ensemble dans le Midi. Et nous irons ! Je sais que vous rêvez d’aller avec moi en Italie, que c’est votre rêve le plus cher. Mais moi, j’ai l’intention de vous entraîner jusqu’en Corse. C’est encore mieux que l’Italie. Là-bas, on oublie l’Europe, du moins l’Europe moderne. Imaginez un vaste et grandiose paysage où le contour des montages et des vallées se découpe avec une extrême précision. En haut, rien que des blocs de rochers dénudés, d’un gris plein de noblesse ; en bas, des oliviers, des lauriers-cerises luxuriants et des châtaigniers centenaires. Et partout le silence qui régnait avant la création du monde, pas de voix humaine, pas de cri d’oiseau, rien qu’un ruisseau qui se glisse, quelque part, entre les pierres, ou le vent qui chuchote, tout là-haut, dans les failles des rochers, le vent qui gonflait la voile d’Ulysse. Et quand vous rencontrez des êtres humains, ils sont en accord avec le paysage. Au détour du sentier surgit une caravane. Les Corses vont toujours l’un derrière l’autre, en caravane, et non pays en groupe comme nos paysans. D’ordinaire, on voit tout d’abord un chien qui gambade, puis vient à pas lents une chèvre ou un petit âne qui porte des sacs pleins de châtaignes, suit un grand mulet sur lequel une femme est assise de côté, la femme laisse pendre les jambes toutes droites et porte un enfant dans les bras. Elle se tient toute raide, svelte comme un cyprès immobile. A côté d’elle, un homme barbu marche d’un pas tranquille et ferme. Tous deux gardent le silence. On croirait voir la Sainte Famille. A chaque pas, vous découvrez des scènes semblables. J’éprouvais chaque fois une émotion telle que j’étais sur le point de m’agenouiller malgré moi. C’est l’impression que je ressens toujours devant un spectacle d’une beauté parfaite. Là-bas, la Bible et l’Antiquité restent vivantes. Il faut que nous y allions, et nous ferons comme j’ai déjà fait : nous traverserons toute l’île à pied, nous dormirons chaque nuit dans un lieu différent, nous partirons assez tôt chaque matin pour être sur la route au lever du soleil. Ce projet ne vous déduit-il pas ? Je serais heureuse de vous servir de guide…

Lisez beaucoup. Il faut aussi aller de l’avant par l’esprit. Vous le pouvez, car vous êtes encore jeune et malléable. Maintenant, il faut que je termine. Passez une journée tranquille et gardez confiance.
*********************************************
Wroncke, le 18 février 1917

Depuis longtemps rie ne m’avait bouleversée comme le bref compte rendu que m’a fait Martha de votre visite à Karl et de l’impression que vous avez ressentie quand vous l’avez retrouvé derrière un grillage. Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ? J’ai le droit de partager toutes vos souffrance, et c’est un droit auquel je ne renoncerai pas. Du reste, cela m’a tout à fait rappelé le jour où j’ai revu mes frères et sœurs à la citadelle de Varsovie, il y a dix ans. Là-bas, on vous conduit dans une sorte de double cage en treillis de fil de fer, c’est-à-dire dans une petite cage placée à l’intérieur d’une plus grande, et on doit parler à travers les deux treillis qui scintillent. En outre, comme cela se passait aussitôt après une grève de la faim de six jours, j’étais si affaiblie que le capitaine (qui commandait la forteresse) a pratiquement été obligé de me porter jusqu’au parloir. Je me soutenais des deux mains au grillage, ce qui donnait encore plus l’impression d’un fauve au zoo. La cage se dressait dans un angle assez obscur de la salle, et mon frère approchait son visage du treillis. « Où es-tu ? » demandait-il sans cesse, et il essuyait sur son lorgnon, les larmes qui l’empêchaient de voir. Que je serais heureuse d’être en ce moment dans la cage de Luckau pour éviter à Karl cette épreuve !

Transmettez tous mes remerciements à Pfemfert pour le Galsworthy. J’ai fini le livre hier, et je suis contente de l’avoir lu. Mais, à vrai dire, ce roman ne m’a pas plu autant que Le propriétaire, bien qu’il mette davantage l’accent sur les thèmes sociaux – et peut-être pour cette raison même. Dans un roman je cherche moins les thèmes sociaux que la qualité artistique. Ce qui me gêne précisément dans Fraternité, c’est l’esprit dont fait preuve Galworthy. Cela ne vous surprendra pas. Mais c’est le même genre d’écrivain que Bernard Shaw et Oscar Wilde, un genre très répandu actuellement parmi l’intelligentsia anglaise : l’homme très intelligent, raffiné, mais blasé, qui observe tout ce qui se passe dans le monde avec un scepticisme souriant. Souvent je ris tout haut des remarques d’une ironie subtile que Galworthy fait à propos de ses personnages, sur un ton imperturbable. Cependant, tout comme les gens bien élevés et distingués ne se moquent jamais – ou rarement – de leur entourage, même quand ils en voient tout le ridicule, un véritable artiste n’ironise pas sur ses propres créations. Bien entendu, Sonitschka, cela n’exclut nullement la satire de grand style. Emmanuel Quint de Gerhard Hauptmann, par exemple, est la satire la plus cinglante que l’on ait écrite sur la société moderne depuis cent ans. Mais Hauptmann, lui, ne sourit pas. A la fin, il est là, les lèvres tremblantes, et dans ses yeux grands ouverts brillent des larmes. Galsworthy, par contre, avec ses remarques spirituelles, me fait l’effet d’un voisin de table qui, au cours d’une soirée, me glisserait à l’oreille quelque observation malicieuse chaque fois qu’un nouvel invité entre dans le salon.

Aujourd’hui, c’est à nouveau dimanche, le jour le plus sinistre pour les prisonniers et pour tous ceux qui souffrent de la solitude. Je suis triste, mais je souhaite de tout cœur que ni Karl ni vous n’éprouviez le même sentiment. Ecrivez-moi vite pour me dire quand vous partez enfin et à quel endroit.

Je vous embrasse. Mon souvenir affectueux aux enfants.

Votre Rosa

Pfemfert pourrait-il m’envoyer encore un bon livre ? Peut-être une œuvre de Th. Mann. Pour le moment, je n’ai rien lu de lui. J’ai encore une faveur à vous demander. Le soleil commence à m’aveugler dans je sors. Pourriez-vous m’envoyer par la poste un mètre de tulle fin, noir, parsemé de pois noirs. A l’avance, je vous dis mille fois merci.
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Wroncke, le 19 avril 1917

Hier c’est avec joie que j’ai reçu votre carte, bien que le ton en soit triste. Comme je souhaiterais être auprès de vous maintenant, pour vous faire rire, comme naguère, après l’arrestation de Karl. Vous vous souvenez ? Au café Fürstenhof, nous avons attiré l’attention par nos éclats de rire intempestifs. Que de bon moments nous avons passés, malgré tout ! Tous les jours, nous partions de bonne heure à la recherche d’une automobile, Potsdamer Platz, puis nous nous faisions conduire à la prison, à travers le Tiergarten en fleurs, par la rue Lehrter, bien tranquille, avec ses grands ormes, puis, au retour, nous faisions régulièrement halte au Fürstenhof, et régulièrement vous veniez chez moi, à Südende, où le mois de mai éclatait dans toute sa splendeur ; nous passions des heures agréables dans la cuisine où Mimi et vous-même attendiez patiemment, devant la petite table à la nappe blanche, les résultats de mon art culinaire (vous rappelez-vous les bons haricots verts à la parisienne ?) Et j’ai gardé le souvenir très vif d’un beau temps immuable, ensoleillé et chaud ; c’est seulement par des journées semblables que l’on éprouve toute la joie du printemps. Puis je ne manquais jamais de vous rendre visite, le soir, dans votre petite chambre. J’aime tant vous voir dans ce rôle de ménagère qui vous va si bien, lorsque, avec votre silhouette de jeune fille, vous vous tenez près de la table et servez le thé. Enfin, à minuit, nous nous reconduisions, à tour de rôle, par les rues obscures qui embaumaient. Souvenez-vous de cette nuit merveilleuse, à Südende, quand je vous ai raccompagnée chez vous ; les pignons qui détachaient leurs contours nets et noirs sur le ciel bleu et délicat donnaient aux maisons des allures de châteaux-forts.

Sonjuscha, je voudrais être toujours auprès de vous, pour vous distraire, bavarder ou me taire avec vous, pour vous éviter de retomber dans vos tristes pensées, votre désespoir. Dan votre carte vous posez cette question : « Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? » Enfant que vous êtes, la vie est « ainsi » depuis toujours, elle est tout à la fois souffrance, séparation, nostalgie. Il faut la prendre telle quelle et se dire que tout est bien ainsi. C’est du moins ce que je fais, non par une sagesse qui serait le fruit de la méditation, mais simplement par nature. Je sens, comme par instinct, que c’est la seule façon de prendre la vie, et je suis réellement heureuse, quelles que soient les circonstances. De ma vie présente et passée je ne retrancherais rien, je ne changerais rien. Si seulement je pouvais vous amener à voir la vie de la même manière.

Je ne vous ai pas encore remerciée pour le portrait de Karl. Vous m’avez donné une grande joie. C’était vraiment le plus beau cadeau d’anniversaire que vous puissiez m’envoyer. Il est devant moi, sur la table, bien encadré, et ne me quitte pas du regard. (Vous l’avez remarqué, il y a des portraits qui vous suivent des yeux où que vous soyez). Le portrait est très ressemblant. Comme Karl doit se réjouir des nouvelles qui nous viennent de Russie ! Et vous avez une raison personnelle d’être heureuse. Maintenant, rien ne devrait plus s’opposer à ce que votre mère vienne vous voir. Avez-vous pensé à cela ? Je vous souhaite beaucoup de soleil et de chaleur. Ici, il n’y a encore que des bourgeons, et hier il est tombé du grésil. Je me demande où en est mon « Midi » de Südende. L’année dernière, nous sommes restées un moment devant la grille, vous admiriez l’exubérance de la végétation.

Ne vous donnez pas le souci d’écrire des lettres. Moi, je vous écrirai longuement, mais il me suffit que vous m’envoyiez un petit mot sur une carte postale. Sortez le plus possible, faites beaucoup de botanique. Avez-vous emporté ma petite flore ? Gardez confiance, chère amie, tout ira bien, vous verrez.

Je vous embrasse affectueusement

Votre amie fidèle

Rosa
************************************************
Wroncke, le 2 mai 1917

En avril dernier, si vous vous souvenez, je vous ai appelés tous les deux au téléphone et vous ai demandé de venir avec moi à dix heures, au Jardin botanique entendre le rossignol qui donnait un véritable concert. Cachés par d’épais taillis, nous nous sommes assis sur les pierres, près d’un filet d’eau. Après le chant du rossignol, nous avons entendu tout à coup un appel plaintif, sur une note, quelque chose comme « gligligligligliglic ». J’ai pensé alors au cri d’un oiseau des marais, d’un oiseau aquatique, et Karl était du même avis, mais nous n’avons pu savoir exactement. Eh bien ! Imaginez-vous qu’un beau matin – il y a quelques jours de cela – j’ai entendu ici le même cri plaintif qui venait du voisinage. Le cœur battant d’impatience, j’ai voulu savoir quel était cet oiseau. Je n’ai eu de cesse jusqu’à ce que j’ai trouvé, et j’apprends aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’un oiseau des marais, mais du torcol qui est une sorte de pic. Il n’est guère plus gros qu’un moineau, et son nom lui vient de ce qu’il essaie d’effrayer l’ennemi par des attitudes comiques et par des contorsions de la tête lorsqu’il est en danger. Il ne se nourrit que de fourmis qu’il attrape avec sa langue collante, à la manière du fourmilier. C’est pourquoi les Espagnols l’appellent « hormiguero », l’oiseau-fourmilier. D’ailleurs, Möricke a consacré à cet oiseau un charmant poème humoristique qui a été mis en musique par Hugo Wolf. Je suis aussi heureuse que si j’avais reçu un cadeau depuis que je connais le nom de l’oiseau à la voix plaintive. Vous pourriez l’écire à Karl, cela lui ferait plaisir.

Ce que je lis ? Surtout des ouvrages de sciences naturelles : botanique et zoologie. Hier, par exemple, j’ai appris pourquoi les oiseaux chanteurs disparaissent d’Allemagne. Cela est dû à l’extension de la culture rationnelle – sylviculture, horticulture, agriculture – qui détruit peu à peu les endroits où ils nichent et se nourrissent : arbres creux, terres en friche, broussailles, feuilles fanées qui jonchent le sol. J’ai lu cela avec beaucoup de tristesse. Je n’ai pas tellement pensé au chant des oiseaux et à ce qu’il représente pour les hommes, mais je n’ai pu retenir mes larmes à l’idée d’une disparition silencieuse, irrémédiable de ces petites créatures sans défense. Je me suis souvenue d’un livre russe, du professeur Sieber sur la disparation des Peaux-Rouges en Amérique du Nord que j’ai lu à Zurich : eux aussi sont peu à peu chassés de leur territoire par l’homme civilisé et sont condamnés à une mort silencieuse et cruelle.

Mais il faut que je sois malade pour que tout me bouleverse à ce point. Savez-vous que j’ai souvent l’impression de ne pas être vraiment un être humain, mais un oiseau ou un autre animal qui a pris forme humaine. Au fond, je me sens beaucoup plus chez moi das un bout de jardin, comme ici, ou à la campagne, couchée dans l’herbe au milieu des bourdons, que dans un congrès du parti. A vous je peux bien le dire, vous n’allez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez, j’espère mourir malgré tout à mon poste, dans un combat de rue ou un pénitencier. Mais, en mon for intérieur, je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des « camarades ». Ce n’est pas que je trouve dans la nature un repos, un refuge, comme tant d’hommes politiques qui ont intérieurement fait faillite. Au contraire, la nature m’offre, elle aussi, à chaque pas, des spectacles si cruels qu’ils me causent de vives souffrances. Je vous raconterai, par exemple, une petite aventure dont le souvenir me poursuit. Au printemps dernier je revenais d’une promenade à la campagne et je suivais la rue tranquille et déserte quand mon attention fut attirée par une petite tache sombre sur le sol. Je me penchai et fus témoin d’un drame silencieux. Un gros scarabée gisait sur le dos et essayait vainement de se défendre contre une horde de minuscules fourmis qui se pressaient autour de lui et le dévoraient vivant ! Frémissant d’horreur, je pris mon mouchoir et commençai à chasser ces monstres. Mais les fourmis étaient si acharnées et si tenaces que je dus leur livrer un long combat. Quand j’eus enfin libéré la pauvre victime et l’eus posée sur l’herbe, je m’aperçus que deux de ses pattes étaient déjà mangées. Je m’enfuis, avec le sentiment pénible que je lui avais rendu un service fort contestable.

Nous avons déjà de longs crépuscules. D’ordinaire, j’aime beaucoup ces heures de la journée. A Südende, j’avais une quantité de merles ; ici, ils ne se montrent pas et se taisent pour le moment. Pendant tout l’hiver, j’ai nourri un couple, mais il est parti. Habituellement, à Südende, je passais mes soirées à flâner dans la rue. C’est un si beau spectacle lorsque les flammes roses du gaz, qui semblent intimidées par les dernières lueurs violettes du jour, tremblent soudain derrière la vitre des réverbères. Dans la rue glisse la silhouette d’une concierge qui se hâte de rentrer chez elle ou d’une bonne qui court acheter quelque chose chez le boulanger ou l’épicier. Les enfants du cordonnier, qui sont mes amis, continuaient à jouer dehors, malgré l’obscurité, jusqu’au moment où une voix énergique les appelait à l’angle de la rue. A cette heure, il y avait toujours un merle qui ne pouvait trouver le repose et qui, soudain, jetait des cris perçants ou bavardait comme un enfant mal élevé et volait bruyamment d’arbre en arbre. Et je restais au milieu de la rue, à compter les premières étoiles. Je n’avais pas envie de rentrer, de quitter cette douce atmosphère de crépuscule dans laquelle le jour et la nuit se fondaient lentement. Sonjuscha, je ne tarderai pas à vous écrire de nouveau. Gardez confiance, tout ira bien – pour Karl aussi. Au revoir, jusqu’à la prochaine lettre.

Je vous embrasse

Votre Rosa

http://www.imagespensees.org/memoires/a ... -luxemburg
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Re: Belles feuilles

Message par com_71 » 16 Jan 2022, 01:53

Et la lettre à Mathilde Würm, décembre 1916 :
Ma chère Tilde!

Je tiens à répondre sur le champ à ta lettre de Noël, avant que ne retombe la colère qu'elle a fait naître en moi. Oui ta lettre m'a mise en rage, parce que si courte soit-elle, chaque ligne montre à quel point tu es retombée sous l'emprise de ton milieu. Ce ton geignard, et ces jérémiades à propos des "déceptions" que vous auriez subies, imputables aux autres soi-disant, alors qu'il vous suffirait de vous regarder dans une glace pour voir la réplique la plus parfaite de ce que l'humanité a de pitoyable!

Voilà maintenant que tu dis "nous" pour parler de ce tas de grenouilles nauséabondes, alors qu'autrefois, quand tu étais avec moi, "nous" désignait ceux de mon bord. Alors attends voir, je vais t'en donner moi, du "vous"!

Vous avez "trop peu d'élan" à mon goût, dis-tu mélancoliquement. "Trop peu" ne serait pas si mal! Vous n'avez pas d'élan du tout, vous rampez. Ce n'est pas une différence de degré, mais de nature. Au fond, "vous" êtes d'une autre espèce zoologique que moi, et vos personnes chagrines, moroses, lâches et tièdes ne m'ont jamais été aussi étrangères, je ne les ai jamais autant détestées qu'aujourd'hui. Ca vous dirait bien d'"avoir un peu d'élan", écris-tu, seulement après, on se retrouve au trou, "et là on ne sert plus à grand chose". Ah! quelle misère que vos âmes d'épiciers! Vous seriez prêts à la rigueur à montrer un peu d'"héroïsme", mais seulement "contre monnaie sonnante", et tant pis si on ne vous donne que trois pauvres sous moisis, pourvu que vous voyiez toujours le "bénéfice" sur le comptoir.

Ils n'ont pas été dits pour vous les mots tout simples de cet homme honnête et droit: "Je suis là, je ne puis faire autrement, que Dieu me vienne en aide"*. C'est une aubaine qu'à ce jour, l'histoire du monde n'ait pas été faite par vos semblables, sinon, nous n'aurions pas eu la Réforme, et nous en serions sans doute encore à l'Ancien Régime.

Pour ce qui est de moi, qui n'ait jamais été tendre, je suis devenue ces derniers temps comme de l'acier poli, et plus jamais je ne ferai la moindre concession, ni en politique ni dans mes relations personnelles. Il suffit que je me rappelle la galerie de tes héros pour que ça me flanque un cafard noir: le gentil Haase, Dittmann, avec sa jolie barbe et ses jolis discours au Reichstag, Kautsky, le pâtre vacillant, suivi fidèlement, comme de bien entendu, par ton Emmanuel, - pour le meilleur et pour le pire, Arthur le magnifique - ah, je n'en finirai!

Je te le jure: j'aimerais mieux rester enfermée - et je ne dis pas ici, où je suis à tous les points de vue comme au paradis, mais même dans le salle trou de l'Alexanderplatz, où dans ma cellule de 11 m3, sans lumière le matin ni le soir, coincée entre le WC (sans W!) et le lit de fer, je déclamais mon Mörike, plutôt que de "lutter" - si l'on peut dire - aux côtés de vos héros, ou simplement d'avoir affaire à eux... Je te le dis, dès que je pourrai mettre le nez dehors, je prendrai en chasse et harcèlerai votre bande de grenouilles, à son de trompe, à coup de fouet, et je lâcherai sur elle mes chiens - j'allais dire comme Penthésilée, mais pardieu, vous n'êtes pas des Achille.

Ca te suffit, comme voeux de nouvel an?

Et puis... Fais donc en sorte de rester un être humain. C'est ça l'essentiel: être humain. Et ça, ça veut dire être solide, clair et calme, oui, calme, envers et contre tout, car gémir est l'affaire des faibles. Etre humain, c'est s'il le faut, mettre gaiement sa vie toute entière "sur la grande balance du destin" tout en se rejouissant de chaque belle journée et de chaque beau nuage. Je ne sais pas, hélas, donner de recettes, je ne sais pas dire comment on fait pour être humain, je sais seulement comment on l'est, et tu le savais toi aussi, chaque fois que nous nous promenions quelques heures dans la campagne de Südende, et que les rougeoiments du soir se posaient sur les blés. Le monde est si beau malgré toutes les horreurs, et il serait plus beau encore s'il n'y avait pas des pleutres et des lâches. Allez va! Je te fais un baiser, car tu es, malgré tout, un brave petit gars. Bonne année!
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Belles feuilles Trotsky, mort de Lénine

Message par com_71 » 21 Jan 2022, 09:05

Lénine est mort
Lénine est mort. Lénine n'est plus. Les obscures lois qui règlent le travail de la circulation artérielle ont mis un terme à cette existence. L'art médical a été impuissant à opérer le miracle que l'on attendait passionnément de lui, que des millions de cœurs exigeaient.

Combien y a-t-il d'hommes parmi nous qui auraient volontiers donné, sans hésitation, jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour ranimer, pour régénérer l'organisme du grand chef, de Lénine Ilitch, de l'unique, de l'inimitable ? Mais il n'y a pas eu de miracle là où la science était impuissante. Et voici que Lénine n'est plus. Ces mots tombent dans la conscience de façon terrible, comme une roche géante tombe dans la mer. Y peut-on croire ? Peut-on accepter ?

La conscience des travailleurs du monde entier ne voudra pas admettre ce fait, car l'ennemi dispose encore d'une force redoutable ; la route à faire est longue ; le grand travail n'est pas achevé, le plus grand qui ait été entrepris dans l'histoire ; car Lénine est nécessaire à la classe ouvrière mondiale, indispensable comme, peut-être, personne ne l'a jamais été dans l'histoire de l'humanité.

Le second accès de sa maladie, beaucoup plus grave que le premier, a duré plus de dix mois. Le système artériel, selon l'amère expression des docteurs, n'a cessé de “ jouer ” pendant ce temps. Terrible jeu où se débattait la vie d'Ilitch. On pouvait s'attendre à une amélioration et presque à une absolue guérison ; mais on pouvait aussi s'attendre à une catastrophe. Tous nous espérions la convalescence ; ce fut la catastrophe qui se produisit. Le régulateur cérébral de la respiration refusa de servir et éteignit l'organe de la géniale pensée.

Et nous n'avons plus d'Ilitch. Le Parti est orphelin, la classe ouvrière est orpheline. C'est le sentiment que l'on éprouve avant tout, à la nouvelle de la mort du maître, du chef.

Comment irons-nous de l'avant ? Trouverons-nous la route ? N'allons-nous pas nous égarer ? Car Lénine, camarades, n'est plus parmi nous...

Lénine n'est plus, mais nous avons le léninisme. Ce qu'il y avait d'immortel dans Lénine son enseignement, son travail, sa méthode, son exemple vit en nous, dans ce Parti qu'il a créé, dans ce premier des États ouvriers, à la tête duquel il s'est trouvé et qu'il a dirigé.

Nos cœurs sont frappés, en ce moment, d'une si profonde affliction parce que, tous, nous sommes les contemporains de Lénine, nous avons travaillé à côté de lui, nous avons étudié à son école. Notre Parti, c'est le léninisme en action ; notre Parti, c'est le chef collectif des travailleurs. En chacun de nous vit une parcelle de Lénine, ce qui constitue le meilleur de chacun de nous.

Comment marcherons nous désormais ? Le flambeau du léninisme à la main. Trouverons-nous la route ? Oui, par la pensée collective, par la volonté collective du Parti, nous la trouverons !

Et demain, et après-demain, et dans huit jours, et dans un mois, nous nous interrogerons encore : est-il possible que Lénine ne soit plus ? Cette mort, longtemps encore, semblera un caprice invraisemblable, impossible, monstrueux, de la nature.

Que ce déchirement cruel que nous ressentons, que chacun de nous ressentira dans son cœur en se rappelant que Lénine n'est plus, soit pour chacun de nous un avertissement de tous les jours : songeons que notre responsabilité est maintenant beaucoup plus grande. Soyons dignes du chef qui nous a instruits !

Dans l'affliction, dans le deuil, serrons les rangs, rapprochons nos cœurs, tenons-nous plus étroitement groupés pour les nouvelles batailles !

Camarades, frères, Lénine n'est plus parmi nous. Adieu, Ilitch ! Adieu, chef !...

Gare de Tiflis, 22 janvier 1924

Kéox2 a écrit :Merci com_71 pour ce texte de Trotsky sur la mort de Lénine, oh combien émouvant et profondément juste et profond.

satanas 1 a écrit :Magnifique et profond et on imagine la tristesse et le désarroi des révolutionnaires dans cette période où la bureaucratie commençait à installer son pouvoir.
J'en profite pour dire que j'apprécie énormément la rubrique "Belles feuilles" et que j'en remercie tous les contributeurs.
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Re: Belles feuilles

Message par Gayraud de Mazars » 28 Mars 2022, 16:18

Salut camarades,

Si même... de Robert Camo

Si même il ne restait qu'un écriteau sur terre :
« défense de pêcher car c'est notre rivière » :
nous serions révolutionnaires.

Si même il ne restait qu'un prince sur la terre,
qu'un prince et sa couronne et son divin mystère,
nous serions révolutionnaires.

Si même il ne restait, aux confins de la terre,
qu'un douanier gardant un mètre de frontière,
nous serions révolutionnaires.

Si même il ne restait qu'un canon sur la terre,
rien qu'un canon et rien qu'un dernier jour de guerre,
nous serions révolutionnaires.

Si même il ne restait qu'un bagne sur la terre,
qu'une seule catin, qu'une seule misère,
nous serions révolutionnaires.

Et s'il ne restait sur la terre,
Sur terre, parmi nous enfin
qu'un prolétaire avec sa faim,
nous serions révolutionnaires.


Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Belles feuilles, Trotsky en mai 1933

Message par com_71 » 30 Avr 2022, 00:08

Ce passage résonne bien actuel quand Poutine... :
...l'égoïsme individuel, au-delà d'une certaine limite, commence à se dévorer lui-même, il en est de même pour l'égoïsme de la classe conservatrice. Poincaré voulait crucifier l'Allemagne afin de délivrer la France, une fois pour toutes, de toute inquiétude. Cependant, les tendances chauvines suscitées par le Traité de Versailles - criminellement doux aux yeux de Poincaré - se sont cristallisées, en Allemagne, sur la sinistre figure de Hitler. Sans l'occupation de la Ruhr, les nazis ne seraient pas venus si facilement au pouvoir. Et Hitler au pouvoir ouvre la perspective de nouveaux combats.

https://www.marxists.org/francais/trots ... 330510.htm
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Belles feuilles, A. Breton, Hommage à Natalia

Message par com_71 » 30 Avr 2022, 19:39

HOMMAGE

De sa silhouette si menue, fermés ses yeux où se livrèrent les plus dramatiques combats de l'ombre avec la lumière, le seul murmure de son nom retraçant en un éclair les plus saillants épisodes de l'histoire contemporaine, s'en va la très grande dame que fut Natalia Sedova-Trotsky. Soixante ans d'une lutte qui se confond avec celle du prestigieux compagnon qu'elle s'était choisi – qu'il fût auprès d'elle ou que, victime d'un forfait inexpiable, il eût cessé de l'être – ces soixante ans ont vu se poser pour la première fois en termes concrets le problème de l'émancipation humaine. Nul, de par sa position sur l'échiquier du sort, n'y a été mêlé d'aussi près que Natalia Sedova ; nul n'en a connu toutes les exaltations, toutes les ferveurs et aussi n'en a enduré à ce point toutes les affres. Dans l'étudiante de vingt ans, membre de l'Iskra, qui, pour les délasser, mène Lénine et Trotsky à l'Opéra-Comique de Paris où l'on joue Louise, se dessine pour moi sa vocation, non seulement comme militante révolutionnaire mais encore comme personne humaine. Elle se profile déjà en fonction du tout exceptionnel sacrifice que la vie exigera d'elle. On sait que la femme tient par plus de fibres que l'homme au monde des instincts primordiaux : elle aspire, de par sa nature, à l'harmonie du foyer (sa stabilité, son plus grand confort possible tant matériel que moral) car c'est d'elle avant tout que dépendent la sécurité et l'équilibre de l'enfant. Quels assauts intérieurs, dans ce domaine, Natalia n'aura-t-elle pas dû subir ; que ne lui aura-t-il pas fallu prendre sur elle-même pour ne pas fléchir et faire en sorte que Léon Trotsky garde autant que possible ses forces intactes, jusque devant le trop probable assassinat de leurs deux fils. Si près de nous encore ce matin, il n'y a pas d'emphase à dire qu'elle se tient là à la hauteur des plus grandes figures de l'antiquité.

C'était il y aura bientôt vingt-quatre ans, au Mexique, où tous deux je les voyais chaque jour (Léon Trotsky avait encore deux ans à vivre). J'arrivais de Paris où leur fils aîné, Léon Sedov, que je connaissais bien, venait de succomber, de manière plus que suspecte, dans une clinique. Quelles que fussent les implications, politiques et autres, de ce drame, dont on eût pu sans doute remonter la filière, Trotsky objectait, de manière cassante, à ce qu'on l'abordât. Ainsi tant bien que mal effacée du sol cette tragique ombre portée, il fallait voir de quelle sollicitude – sans se départir d'un tact suprême – sa femme aussitôt l'entourait, les yeux à peine voilés. Il y avait là, dans l'éperdu peut-être, une ouverture sur l'identité de cause, la seule qui consacre le couple à jamais.

La mort de ceux qui, d'un mot singulièrement trompeur, se disent matérialistes alors qu'ils n'ont vécu que par l'esprit et par le cœur, cette mort est encore la plus conjurable de toutes. Entre ces deux empires, celui de la vie et l'autre, nous avons vue sur un no man's land où germent les idées, les émotions et les conduites qui ont fait le plus honneur à la condition humaine. Sans qu'il soit besoin pour cela d'aucune prière, l'union des cendres de Natalia Sedova à celles de Léon Trotsky, dans l'enclos de ce qu'on nomme « la maison bleue » à Coyoacan, à la fois sous l'angle de la révolution et sous l'angle de l'amour, assure un nouvel éploiement du Phénix.

Léon Trotsky fut mieux placé que quiconque pour nous orienter un jour comme celui-ci. C'est lui-même qui nous dissuade, quelles que soient notre révolte et notre peine, de nous appesantir sur le destin déchirant de quelque être que ce soit, pris en particulier. À la fin de l'essai autobiographique qu'il a intitulé Ma vie, « [...] je ne mesure pas, dit Trotsky, le processus historique avec le mètre de mon sort personnel. Au contraire, j'apprécie mon sort personnel non seulement objectivement mais subjectivement, en liaison indissoluble avec la marche de l'évolution sociale... J'ai lu plus d'une fois dans les journaux des considérations sur la “tragédie” qui m'a atteint. Je ne connais pas de tragédie personnelle ». Qu'elle ait partagé cette façon de voir, c'est toute la vie de Natalia Sedova qui en répond.

De par ce qui nous lie à elle, il est apaisant, il est presque heureux malgré tout qu'elle ait assez vécu pour voir dénoncer, par ceux-là mêmes qui en ont recueilli l'héritage, le banditisme stalinien qui a usé contre elle des pires raffinements de cruauté. Elle aura su qu'enfin le processus évolutif imposait une révision radicale de l'histoire révolutionnaire de ces quarante dernières années, histoire cyniquement contrefaite et qu'au terme de ce processus irréversible, non seulement toute justice serait rendue à Trotsky mais encore seraient appelées à prendre toute vigueur et toute ampleur les idées pour lesquelles il a donné sa vie.

C'est dans cette perspective, la seule qu'elle puisse admettre, que je salue Natalia Sedova. Gloire, indissolublement, au Vieux et à la Vieille.

*. Allocution prononcée le 29 janvier 1962, à 11 heures, au columbarium du Père-Lachaise.
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Belles feuilles. Lettre de B. Péret à A. Breton (1954)

Message par com_71 » 09 Mai 2022, 17:19

BENJAMIN PÉRET À ANDRÉ BRETON

Punta Humbria, 29 juillet [1954]

Très cher André,

Je n’ai pu tenir à Séville : la chaleur qui y règne est ce que j’ai connu de plus terrible. Il y a tout juste 3 heures tolérables, de 3 à 6 h du matin. Par ailleurs je n’avais plus rien à y faire ou plus exactement je n’avais rien pu y faire pour les raisons que je t’indiquais hier.

Ici, la température est très agréable. Il fait plutôt chaud mais à côté de Séville, c’est délicieux. J’ai pris cette ville en horreur d’abord à cause du pullulement de curaille triomphante et arrogante qu’on y observe tout de suite, curaille mâle et femelle, s’entend. J’y ai vu aussi une procession — à mon corps défendant inutile de dire — qui a achevé de me dégoûter. Je passais à la tombée de la nuit par une des rues étroites et tortueuses de cette ville quand j’entendis des battements de tambour et des sonneries de clairon. J’imaginais aussitôt une vague société de gymnastique, mais pas du tout : derrière la vingtaine de tapageurs marchant au pas de l’oie fatiguée qui est le pas de parade espagnol, venait une troupe de femmes chantant je ne sais quelle saleté religieuse, une bougie à la main, puis une pourriture de vierge, puis des hommes, la bougie à la main et chantant également. C’était si sinistre et si lugubre que, de rage et de désespoir, les larmes m’en venaient aux yeux. À Madrid, c’est tout de même différent. Là, les hommes qui vont à l’église sont rares et l’on entend même dans les rues des réflexions suggestives comme : « Quel dommage qu’on ne puisse plus brûler les églises ! » Mais Séville ! J’ignorais que le pouvoir de ces chiens atteignait un tel degré.

À part cela, comment vont tes travaux ? Que dit Humwald ?

Tout ce qu’on trouve ici comme journaux français (à Madrid car à Séville rien), c’est le Figaro : il fallait s’y attendre. Les journaux espagnols sont une réplique très réussie de L’Humanité.

Mille amitiés à Elisita. Où va-t-elle en vacances ?
 
À toi de tout cœur
Benjamin

Benjamin Péret, Villa Antoñina, PUNTA HUMBRIA (Huelva), Espagne


Lien pour le e-book de cette correspondance : https://transfert.free.fr/wWzkcT
B. Péret sur marxists.org : https://www.marxists.org/francais/peret/index.htm
et A. Breton : https://www.marxists.org/francais/gener ... /index.htm
Byrrh a écrit :¡Muchas gracias! 8-)

artza a écrit :Trotsky avait ressenti le même dégoût que B.P. en visitant la ville de Lourdes !
(in, "Journal d'exil").
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