Jusqu'au 1er février 1918, le calendrier russe, dit julien, retardait de 13 jours sur le calendrier grégorien.
Ainsi le 23 février 1917 en Russie, était le 8 mars dans le monde occidental.
« La révolution, ce n'est pas une réalité, seulement un rêve.»
Nicolaï Soukhanov.
«Une poule n'est pas un oiseau, la femme n'est pas une personne», proclame un vieux proverbe russe. Les tenants de cette sagesse médiévale ont dû être surpris le 23 février 1917 (le 8 mars dans le calendrier grégorien), Journée internationale des femmes.
Ce jour-là, au matin, les ouvrières du textile de plusieurs usines de l'arrondissement de Vyborg, à Petrograd, lasses de passer des heures dans les files d'attente devant les boulangeries pour du pain de plus en plus rare et de plus en plus cher, se réunissent, décident de manifester contre la vie chère et le manque de pain. Elles se mettent en grève et envoient une délégation demander leur soutien aux ouvriers métallurgistes de 1'usine Ericsson voisine.
La veille, pourtant, le responsable bolchevik de l'arrondissement, le serrurier Victor Kaiourov, avait fait la tournée des usines pour «interdire, selon ses propres mots, toute agitation pour l'appel direct à la grève». «Aussi, écrit-il dans ses souvenirs, rédigés en 1923, quels ne furent pas mon étonnement et mon indignation [qui semblent encore l'habiter six ans plus tard !] lorsque le lendemain, le camarade Nikifor Ilitch vint m'informer que la grève avait éclaté dans plusieurs usines de textile et qu'une délégation d'ouvrières arrivait avec une résolution réclamant le soutien des métallos. J'étais indigné par la conduite des grévistes; d'abord elles avaient manifestement ignoré les décisions du comité régional du parti et, ensuite, moi-même, la nuit précédente, j'avais appelé les ouvrières à la retenue et à la discipline et soudain c'était la grève. Il n'y avait à cela, semble-t-il, ni but ni raison, sauf les queues pour le pain devant les boulangeries, faites essentiellement par des femmes et des enfants.» Mais, note Kaiourov, dépité et indécis, «le fait était là, il fallait réagir d'une façon ou d'une autre» [síc]. Quelle autre ?
La détermination des grévistes le bouscule. Il convoque les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks; les représentants des trois partis décident – il faut bien le dire, à contre-coeur – de «soutenir les ouvrières en grève», forçant ainsi la main aux trois partis socialistes qui se voient contraints de faire un pas de plus en appelant «tous les travailleurs sans exception» à descendre «dans la rue et à se mettre à la tête de la grève et de la manifestation» Ainsi commence la révolution, qui va déboucher quatre jours plus tard sur la constitution du soviet de Petrograd puis, le 2 mars, sur l'abdication du tsar Nicolas II.
Ces ouvrières ont donc, par leur obstination, balayé l'obstruction des «révolutionnaires professionnels», forts de leurs bonnes raisons de ne pas croire à l'imminence de la révolution.
[le proverbe russe est tiré de L'ABC du communisme , Nicolaï Boukharine, Evgueni Preobrajenski, , Maspero, 1963, p. 183.
Ce texte, c'est le début du passionnant et réjouissant livre que Jean-Jacques Marie a consacré aux femmes dans le tourbillon de la révolution russe:
Les femmes dans la Révolution russe, Jean-Jacques Marie. 382 pages, éditions du Seuil, 2017.
Voici la présentation de la quatrième de couverture (avec... un 23 janvier au lieu d'un 23 février - glop glop):
Sait-on que la première femme ministre au monde était une bolchevique? Le 23 janvier 1917, à Petrograd, une grève spontanée d'ouvrières du textile entraîne les métallos voisins et les partis révolutionnaires, d'abord réticents, à l'insurrection, et débouche en quelques jours sur l'abdication du tsar et la constitution du premier soviet. Les femmes accèdent soudain à des fonctions dirigeantes.
Premier livre en français à s'intéresser à leur rôle dans la révolution russe, le travail de Jean-Jacques Marie, qui se fonde sur des documents pour la plupart jamais traduits, éclaire la façon dont l'émancipation des femmes est intimement liée à la rupture historique de 1905-1917. Il retrace cette lutte, ses avancées, ses égéries et le changement de mœurs qu'elles imposèrent. Il permet ainsi de raconter quelques grandes figures de femmes révolutionnaires, des héroïnes populistes aux respectueuses pétitionnaires fusillées ou sabrées du Dimanche rouge.
Qu'elles soient commissaire aux armées, théoricienne, agitatrice, chef de guerre, journaliste, terroriste ou à la tête de bandes insurgées, l'irruption de ces femmes accompagne un changement législatif et social radical, du droit de vote et d'éligibilité au droit à l'avortement (dès 1920), immenses avancées vers l'égaIité qui furent, comme tant d'autres, piétinées par Staline.