Bon, j'y ai repensé (il faut que j'arrête), alors je suis simplement allé jeté un œil à "Ma Vie", où Trotsky explique le parcours de la lettre :
Je donnai un coup de téléphone au logement de Ioffé pour m'informer de sa santé. Il répondit lui-même : l'appareil téléphonique était à son chevet. Il y avait dans le ton de sa voix --je ne m'en rendis
compte que plus tard-- quelque chose d'extraordinaire, de tendu, d'alarmant. Il me pria de venir le voir. Une circonstance m'empêcha de satisfaire à sa demande immédiatement. C'étaient alors des journées très agitées : constamment, des camarades venaient chez Biéloborodov me consulter sur des questions urgentes. Une heure ou deux plus tard, une voix que je ne connaissais pas me dit par téléphone :
-- Adolphe Abramovitch vient de se tuer d'un coup de revolver. Il y a sur sa table un pli pour vous. Chez Biéloborodov étaient toujours de garde plusieurs oppositionnels de l'armée. Ils m'accompagnaient lorsque j'allais en ville. Nous nous rendîmes en toute hâte chez Ioffé. Lorsque nous sonnâmes et frappâmes à la porte, une voix, de l'autre côté, demanda le nom du visiteur et on ne nous ouvrit pas tout de suite : quelque chose de louche se passait à l'intérieur.
Sur un oreiller ensanglanté se dessinait le visage calme pénétré de la plus grande douceur, d'Adolphe Abramovitch. B***, membre du Guépéou, fouillait comme il voulait dans son bureau. Le pli n'était pas sur la table. J'exigeai qu'on me le rendît immédiatement. B*** marmotta qu'il n'y avait pas eu de lettre. Son air et son accent ne laissaient aucun doute : il mentait. Quelques minutes après, des amis arrivèrent de tous les points de la ville. Les représentants officiels du commissariat des Affaires étrangères et des institutions du parti se trouvaient isolés dans la masse des oppositionnels. Cette nuit-là, plusieurs milliers de personnes visitèrent le logement. La nouvelle de la lettre volée se répandit en ville. Les journalistes étrangers la firent connaître dans leurs télégrammes. Il devenait impossible de cacher plus longtemps le document. À la fin, on remit à Rakovsky une reproduction photographique du papier. Je ne me charge pas d'expliquer pourquoi une lettre, que Ioffé avait écrite pour moi et sous enveloppe cachetée portant mon nom, fut remise à Rakovsky, et non pas dans l'original mais en copie photographique. La lettre de Ioffé donne une image fidèle jusqu'au bout de mon ami défunt, mais c'est une image faite une demi-heure avant sa mort. Ioffé savait comment je le considérais, il était lié avec moi d'une profonde confiance morale et il me donnait le droit de biffer dans la lettre ce qui pouvait être superflu ou peu convenable à publier. N'ayant pas réussi à dérober la lettre au monde entier, le cynique adversaire tenta inutilement d'ailleurs d'utiliser pour ses desseins les lignes qui, justement, n'étaient pas destinées à la publication.
L'originale de la lettre (qui, si elle existe encore, doit être dans les
archives à Moscou) est donc directement tombée entre les mains du Guépéou (c'est d'ailleurs ce que dit Yaroslavsky dans son texte) qui l'a ensuite communiquée au CC et à la CCC (commission centrale de contrôle) du PC. Et c'est probablement par l'intermédiaire du CCC* que Rakovsky puis Trotsky l'ont reçue, puis ont décidé d'en publier des extraits dans un document de l'Opposition (un "tract illégal" selon Yaroslavsky, qui a pour titre dans la traduction française de son texte : "Matériaux pour la discussion" - probablement "Материалы к дискуссии" en version originale -... mais je ne l'ai pas retrouvé) du 24 novembre 1927. Et c'est ce document qui est, probablement, la source des premières publications (des extraits de) la lettre de Joffe par l'Opposition hors de l'URSS... (jusqu'au texte que l'on connaissait tous jusqu'à présent).
C'est après cela que la lettre a été publiée en entier accompagnée du texte de Yaroslavsky (au moins dans la "Correspondance Internationale", je n'ai pas vérifié si la Pravda avait publié également la lettre intégrale et son "commentaire"...), en guise de "riposte" à la publication d'extraits choisis (selon les vœux de Joffe) de la lettre par l'Opposition, publication qui, on le suppose vue la réponse de Yaroslavsky, dû avoir un certain écho (le 24 novembre, c'est juste après les funérailles de Joffe, qui ont été la dernière manifestation publique de l'Opposition, mais aussi peu de temps après l'expulsion de l'Opposition et juste avant le XVe congrès du Parti et l'expulsion de Trotsky à Alma-Ata... bref, le moment est assez critique).
*Je dis que l'intermédiaire a sans doute été la CCC, parce que dans les archives Trotsky à Harvard, la lettre est accompagnée d'une part d'un court rapport de la commission médicale (sur les soins pour Joffe en URSS ou à l'étranger, daté du 15 novembre 1927) et d'autre part du règlement concernant l'usage des documents des archives du CCC... Quant à Kotlyarenko, vieux-bolchevik ou non, il fut simplement chargé, pour le compte du Guépéou, du CC ou de la CCC, de certifier la transcription de la lettre de Joffe transmise au CC et à la CCC... copie faite en 300 exemplaires, comme indiqué en haut à gauche de la première page de la copie de la lettre. C'est donc, je présume, de là que provient la "copie photographique" - en clair, la photocopie -, remise à Rakovsky puis passée à Trotsky comme il l'explique dans "Ma vie"...
Bon, et sinon je suis tombé là-dessus (quantité de brochures numérisées, en russe, de Trosky, surtout la période 17-24 mais aussi un peu au-delà...), avis aux amateurs...
http://elib.shpl.ru/ru/indexes/values/85428