Un extrait de : LA 7e WILAYA, LA GUERRE DU FLN EN FRANCE 1954-1962 par Ali Haroun, ancien responsable politique de la Fédération de France du FLN (7e wilaya).
CHAPITRE XXI. Octobre à Paris
« Vingt mille Algériens maîtres de la rue à Paris durant trois heures »,
titre sur toute la largeur de sa première page le quotidien Paris-Jour du
mercredi 18 octobre 1961. Et l'éditorialiste de commenter : « C’est inouï
[...]. Ils ont pu défiler en plein cœur de la capitale et en franchir les
portes par groupes importants [...] en narguant ouvertement les pouvoirs
publics [...]. » Et France-Soir de la même date, ne retenant que l’aspect
répressif, espère rassurer ses lecteurs en leur annonçant, sur six colonnes
à la une, que « sept mille cinq cents Nord-Africains sont arrêtés à Paris »
après la manifestation de masse du FLN.
Pourquoi donc cette démonstration de force pacifique d’un FLN qu’on
accuse, jusqu’à présent, de pratiquer un terrorisme aveugle, d’autant plus
gratuit que des négociations entreprises depuis plusieurs mois ont engagé
un processus politique qui entraînera nécessairement la reconnaissance
du nationalisme algérien '? Pourquoi les émigrés de la région parisienne
sont-ils descendus dans la rue, en cette soirée du 17 octobre 1961, malgré
les risques encourus?
Dans un rapport au GPRA, le comité fédéral expliquait ainsi l’origine
de ces manifestations: «C e serait une grossière erreur de notre part
de croire que, parallèlement aux développements politiques et aux
contacts officieux ou semi-officieux sur la reprise des négociations, la
répression allait s’atténuer pour faciliter la conclusion de ces contacts.
Si certains proches de l'Elysée veulent pratiquer la politique de la
main tendue, le ministre de l’Intérieur et beaucoup d’autres en France
poursuivent celle de la trique, des noyades et des ratonnades. Le
développement et l’exaspération de la répression vis-à-vis de l’émigration
algérienne se sont manifestés de façon continue. Mais ce qui paraît
scandaleux, au moment où nous le dénonçons, finit par en perdre le
caractère lorsque la dénonciation devient générale. Par la force de
l’habitude, on ne considérera plus comme criminel ce qui, en d’autres
temps, aurait provoqué la réprobation unanime de l’opinion française.
La torture, d’abord niée, a finalement été reconnue pour des cas
particuliers, comme bavure d’abord, puis comme pratique courante. De
même, on a accepté du bout des lèvres les disparitions d'Algériens;
enfin, et ce n’est désormais un secret pour personne, la liquidation (1)
physique des Algériens par certaines polices est quelque chose de
connu, admis, toléré en haut lieu. »
C’est en tenant compte de cette dégradation constante de l’opinion
publique en France qu’il faut analyser la situation et comprendre comment
la situation, à Paris, est devenue, vers la fin de l’été, comparable à celle
d’Alger, lorsque Massu et ses paras y sévissaient. Maurice Papon, préfet
de police de la Seine, instruit par son expérience d’Igame de Constantine,
et celle plus lointaine de l’Occupation, entend retisser à Paris le « quadrillage » qui lui avait, dit-il, si bien réussi sur les bords du Rhummel.
Et l’on va relever plus fréquemment encore des cas d’Algériens brutalisés,
assommés, noyés ou pendus dans les bois des environs de Paris. On n’en
voudra pour preuve que certains faits parmi tant d’autres rapportés par
un groupe de policiers républicains, dont la conscience n'a pu s’accommoder d’atrocités devenues choses banales pour d’autres :
« A Saint-Denis, les Algériens ramassés au cours de rafles sont systématiquement brutalisés dans les locaux du commissariat. Le bilan d'une
nuit récente fut particulièrement meurtrier. Plus de trente malheureux
furent jetés, inanimés, dans le canal, après avoir été sauvagement battus...
A Noisy-le-Sec, au cours d’un très ordinaire accident de la route, une
Dauphine a percuté un camion. Le conducteur de la Dauphine, un
Algérien, gravement blessé, est transporté à l’hôpital dans le car de police.
Que se passa-t-il dans le car? Toujours est-il que l’interne de service
constata le décès par balle de 7,65. Le juge d’instruction commis sur les
lieux a été contraint de demander un complément d’information... A
Saint-Denis, à Aubervilliers et dans quelques arrondissements de Paris,
des commandos, formés d’agents des Brigades spéciales des districts et
de gardiens de la paix en civil, travaillent à leur compte, hors service.
Ils se répartissent en deux groupes. Pendant que le premier arrête les
Algériens, se saisit de leurs papiers et les détruit, le second les interpelle
une seconde fois. Comme les Algériens n’ont plus de papiers à présenter,
le prétexte est trouvé pour les assommer et les jeter dans le canal, les
abandonner blessés, voire morts dans les terrains vagues, les pendre dans
le bois de Vincennes.
»Dans le XVIIe. les membres des Brigades spéciales du troisième
district ont aspergé d’essence et brûlé par morceaux des Algériens.
Pendant qu’une partie du corps se consumait, ils en arrosaient une autre
et l’incendiaient. Ces faits indiscutables ne sont qu’une faible partie de
ce qui s’est passé ces jours derniers, de ce qui se passe encore. Ils sont
connus dans la police municipale. Les exactions des harkis, des Brigades
spéciales des districts, de la Brigade des agressions et violences, ne sont
plus des secrets. Les quelques informations rapportées par les journaux
ne sont rien au regard de la vérité. »
Pour convaincre les hésitants qui craindraient des sanctions, le préfet (2)
leur donne toutes assurances : « Réglez vos affaires avec les Algériens
vous-mêmes. Quoi qu’il arrive, vous êtes couverts.» Cette situation
contraignait nécessairement le FLN à développer des ripostes précises à
l’encontre de certains policiers (3).
Dès lors, une campagne entretenue par les services de Roger Frey,
ministre de l’Intérieur, et Maurice Papon, tente de faire croire que les
militants du Front ne sont en réalité que des terroristes aveugles et
inconscients, abattant à tous les carrefours les agents inoffensifs de la
circulation parisienne. Plus l’idée que seules des négociations pourront
mettre fin à la guerre gagnera les masses, plus vite et plus fort il faudra
frapper le FLN, de façon à lui ôter toute prétention à la représentativité
exclusive au moment des discussions à venir. On espère paralyser la
fédération, en frappant spécialement les centres nerveux de sa structure
organique. C’est pourquoi la région parisienne est spécialement visée.
Frey entend marcher sur les traces de Robert Lacoste et Papon sur celles
du général Massu. Mais le Paris de 1961 n’est pas tout à fait l’Alger de
1957. Le contexte n’est pas comparable. Il faut donc préparer les esprits.
Aussi, le 6 octobre, le cabinet du préfet de police publie-t-il le communiqué suivant :
« Dans le but de mettre un terme sans délai aux agissements criminels
des terroristes, des mesures nouvelles viennent d’être décidées par la
préfecture de police. En vue d’en faciliter l’exécution, il est conseillé de
la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s’abstenir de
circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et
plus particulièrement de 20 h 30 à 5 h 30 du matin. Ceux qui, par leur
travail, seraient dans la nécessité de circuler pendant ces heures, pourront
demander au secteur d’assistance technique de leur quartier ou de leur
circonscription une attestation qui leur sera accordée, après justification
de leur requête. D’autre part, il a été constaté que les attentats sont la
plupart du temps le fait de groupes de trois ou quatre hommes. En
conséquence, il est très vivement recommandé aux Français musulmans
de circuler isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux
rondes et patrouilles de police. Enfin, le préfet de police a décidé que
les débits de boissons tenus et fréquentés par des Français musulmans
d’Algérie doivent fermer chaque jour à 19 heures. » Et Frey d’avouer le
13 octobre que les mesures prises doivent « ébranler l’organisation rebelle
et arriver peu à peu à la démanteler». Tel est le motif profond du
« conseil » fourni par le communiqué du 6, et tels sont les objectifs espérés
par les ministres jusqu’au-boutistes du gouvernement français.
L’institution d’un couvre-feu spécial pour les Algériens, malgré sa
formulation de « conseil », se traduit en un texte d’exception qui aggrave
de façon dramatique et insupportable la situation des travailleurs algériens. Les soumettant à un régime discriminatoire de caractère raciste,
il empêche un grand nombre d’entre eux de prendre leur repas du soir,
leur interdit les emplois qui les feraient circuler hors des heures permises,
et les livre encore plus complètement aux visites domiciliaires des harkis
et aux rafles des policiers, lesquels ont d’ailleurs déchiré, sans les lire,
les « autorisations de circuler après 20 heures » délivrées par les employeurs
et visées par la préfecture.
Plus grave encore. Défendre aux Algériens de sortir le soir, c’est
pratiquement arrêter toutes les activités organiques, les éléments du FLN
étant pratiquement tous des travailleurs qui ne peuvent militer qu'après
les heures d’usine. Enfin, la fermeture dès 19 heures des établissements
fréquentés par les Algériens, surtout les cafés-restaurants où s’effectuent
la plupart des contacts des échelons de base, aurait grandement contrarié
les objectifs du Front. Le couvre-feu constituait donc, pour la fédération,
un obstacle qu’il fallait, coûte que coûte, franchir. Il lui appartenait donc
de réagir. D’ailleurs, les cadres ne s’étaient pas trompés qui, commentant
la mesure, écrivaient dans leurs rapports que «la politique des bras
croisés nous mène au suicide ».
Réuni spécialement le 10 octobre, le comité fédéral étudie les rapports
du 7 qui déjà réclament des directives nettes sur la manière de s'opposer
à l'interdiction de se déplacer. Après analyse de la situation ainsi créée,
et des forces et moyens d’action dont dispose la fédération, celle-ci décide
une action échelonnée en trois phases :
- dans la première, durant deux soirs consécutifs : manifestations de
masse de tous les émigrés qui, pour boycotter le couvre-feu, défileront
après 20 heures, pacifiquement et en ordre, avec femmes et enfants, dans
les principales artères de Paris;
- la deuxième sera marquée par une grève de tous les commerçants
algériens qui tiendront leurs établissements fermés toute la journée, en
signe de solidarité avec les travailleurs.
Il est prévu que les forces répressives ne manqueront pas d’intervenir
et que de nombreuses arrestations auront lieu au cours des deux premières
phases;
- c'est pourquoi, dans une troisième phase, les femmes sont appelées
à manifester soit par un défilé identique le soir, soit devant les divers
lieux de détention ou d’internement qui leur seront désignés ultérieurement.
Dans les directives du 10, le comité fédéral fixe le premier jour de
boycott au samedi suivant, 14 octobre. Mais, sur proposition des contrôleurs et compte tenu des délais nécessaires à la préparation, il est reporté
au mardi 17. Une telle action n'était pas inédite pour l’organisation, forte
du précédent d’août-septembre 1958. Après les actions du 25 août, en
effet, la préfecture de police de Paris avait décrété également un couvre-feu spécial pour les Nord-Africains. Mais, sur instructions de l'organisation, (4)
les militants l'avaient, après quelques jours, purement et simplement ignoré, puis,
peu à peu, la mesure était tombée d'elle-même en désuétude.
Cette fois, c'était prévisible, la réaction sera bien plus brutale. C'est
pourquoi les directives précisèrent le caractère pacifique de la manifestation, par la présence au sein du défilé des épouses et des enfants. De
plus, les mots d’ordre donnés concernaient seulement le couvre-feu. Cette
limitation délibérée des thèmes et des buts de la manifestation visait une
meilleure efficacité. En centrant l'action contre le « couvre-feu raciste »,
il était facile de rappeler la situation faite par les nazis à une certaine
catégorie de la population française dans un passé tout proche. De plus,
les défilés de masse dans les artères du cœur de Paris auraient évidemment
une plus grande répercussion du fait de la présence d'une foule de
passants, d'étrangers et de journalistes.
D'après les rapports de synthèse des chefs de wilaya, le responsable
à l'organisation pense que le FLN a dû mobiliser dans Paris même au
minimum cinquante mille éléments, sans compter plusieurs dizaines de
milliers d'autres bloqués en banlieue par la police et qui n'ont pu
atteindre leur point de ralliement. Une erreur d'interprétation des
directives de la fédération va encore permettre à la police de prendre
des mesures de refoulement, sans lesquelles le nombre des manifestants
eût été infiniment supérieur. Devançant l'heure prévue, tout un secteur
du nidham avait en effet manifesté le matin entre 8 heures et 10 heures
du côté de l'Opéra. La radio l’annonçait à midi et les journaux du
soir le rapportaient (5). Dès lors on note, à 17 h 45, la mise en place
d'un important dispositif de police dans Paris et, d'après le rapport
des services officiels, un filtrage sérieux effectué aux portes de la
capitale surtout aux accès de la «banlieue nord-africaine», ce qui
empêche évidemment un grand nombre de militants d'arriver aux
différents points de départ du défilé. En dépit de cet incident, la
manifestation va se dérouler conformément aux directives.
Ce soir-là, 17 octobre, à 20 heures, à cette heure même où le préfet
de police prétendait les consigner dans leur «ghetto», les travailleurs
algériens de la région parisienne vont entreprendre une longue marche
silencieuse à travers les principales artères de la capitale. Ils vont surgir
de partout, à l'Étoile et à Bonne-Nouvelle, à l'Opéra et à la Concorde,
sur les avenues, sur les boulevards, aux portes de la ville, au pont de
Neuilly. Ces portes que Papon leur fermait, cinquante mille Algériens
les ont franchies. Avec stupeur, parfois avec inquiétude, les Parisiens ont
brusquement découvert l’existence de ces hommes. Et ce fut une révélation: des
manifestants résolus, calmes, parfaitement maîtres d'eux-mêmes,
disciplinés et qui déferlaient dans les rues en vagues puissantes, irrésistibles.
Et voici le constat de la presse, ce mardi soir 17 octobre 1961 : « Pour
la première fois, des manifestations de masses algériennes se sont déroulées en plein Paris. Venus des quartiers algériens, des bidonvilles de la
banlieue comme des arrondissements au peuplement plus mélangé, des
dizaines de milliers d’Algériens habitant la région parisienne ont multiplié
les manifestations pour exiger la levée du couvre-feu de fait qui leur est
appliqué. En plusieurs endroits, la police a été prise au dépourvu. En
d’autres, de violents matraquages ont eu lieu... Des coups de feu ont
succédé comme l’indiquaient, avec quelque retard, la préfecture de police
et l’AFP. Celle-ci affirmait qu’il s’agissait de coups de sommation en
l’air. Boulevard Bonne-Nouvelle, on trouvait une Simca (301 CS 88)
criblée de balles. Dès 20 heures, place de l’Opéra, les forces de police,
massées au débouché du métro, arrêtent sous la menace des mitraillettes
de nombreux Algériens qui, les mains sur la tête, sont alignés le long des
fourgons cellulaires.
» A l’Étoile, dans des enclos faits sur les trottoirs avec des barrières
métalliques utilisées pour les cérémonies, des milliers d'hommes sont
étroitement serrés les uns contre les autres, visages baissés, mains sur la
nuque... Les coups pleuvent. Aucun Algérien ne riposte. Avenue de la
Grande-Armée, on entend des détonations. Au coin de l’avenue de
Wagram, une trentaine de femmes et de jeunes filles, avec des enfants,
désespérées, hurlent en arabe ou en français...
» Avenues Mac-Mahon et Hoche, aux Ternes, rue de Courcelles, dans
les ruelles, des files d’hommes sont là, nez au mur, dos à la pluie,
attendant sous la menace des mitraillettes... Au quartier Latin, différents
points de rassemblement étaient prévus dont le boulevard Saint-Michel.
Une colonne descend à 20 h 25, en direction du boulevard du Palais. Elle
semble interminable... Une première charge de police a eu lieu à l’angle
du boulevard du Palais et du quai des Marchés-Neufs. Les gardiens de
la paix frappent à coups de bâtons blancs, de crosses de mitraillettes.
Une seconde charge a eu lieu devant le café le Terminus, boulevard
Saint-Michel à 20 h 30. Les vitres éclatèrent sous la poussée massive des
Algériens tassés et frappés à coups redoublés.
» Bientôt les cars de police sont pleins de victimes saignantes et
gémissantes, des bras et des jambes d’hommes évanouis pendent par les
fenêtres. Cela dure jusqu’à 21 h 30. Inlassablement, la foule des manifestants, d’où fusait un cri, un chant, un appel, oscille de la place
Edmond-Rostand à la place Saint-Michel. Devant le café La Source, un
homme reste le nez dans le ruisseau. Il ne bouge plus. Le sol est jonché
de souliers et de bérets. D’un bout à l'autre du boulevard, des taches de
sang se diluent sous la pluie. Sans cesse, des cars bleus ramassent leur
cargaison de blessés. La pharmacie du 12, boulevard Saint-Michel est
transformée en hôpital. A 21 h 30, la manifestation est dispersée. La
chasse aux manifestants se poursuit dans les petites rues du quartier
Latin. Dans la nuit, la préfecture de police déclare qu'“ au cours des
opérations, des coups de feu ont été tirés contre les membres du service
d’ordre qui ont riposté ”, et en restait au chiffre de deux morts (6). »
1. D'après le Monde. 19 octobre 1961.
2. Communiqué intitulé:« Un groupe de policiers républicains déclare », Paris, 31 octobre 1961, transmis aux autorités et à la presse. Voir annexes, document n 28.
3. La fédération, d’ailleurs, s ’en explique dans un communiqué du 15 octobre intitulé « Pourquoi les attentats », publié par El Moudjahid.
4. Faits rapportés dans la brochure publiée par le ministère de l’Information du GPRA en décembre 1961 sous le titre : « Les manifestations algériennes d'octobre et la répression colonialiste en France. »
5. Le Monde daté du 18 octobre mais paraissant le 17 à 14 heures, l’avait déjà relaté :
« Cent soixante Algériens qui s’étaient groupés mardi matin entre la Madeleine et l’Opéra pour protester contre les mesures prises à leur encontre (couvre-feu et fermeture des cafés musulmans à 20 heures) ont été appréhendés par la police. Ils avaient reçu la consigne de manifester ce soir entre 18 heures et 20 heures sur les Grands Boulevards. »
6. Libération. 18 octobre 1981.