Questions sur "Ma Vie"

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Weltron » 09 Déc 2002, 14:53

Salut,

J'ai terminé il y a peu la lecture de "Ma Vie" de Trotsky, et ça m'a énormément plu. J'y ai évidemment appris beaucoup de choses, mais certaines idées me restent encore un peu obscures. Ce forum me semble le meilleur endroit pour avoir quelques explications.

Voici donc mes remarques et mes questions. Merci d'avance pour vos réponses !



1) Trotsky parle beaucoup des "populistes". Ce mot a-t-il pour lui le sens que nous lui prêtons aujourd'hui ? Sinon, que signifie-t-il ?


2) Je n'ai pas bien compris ce qu'était le "communisme de guerre", dont Trotsky parle souvent ... S'agit-il de la centralisation et de la redistribution des biens en situation de guerre ?


3) La NEP de Lénine n'est pas non plus très claire pour moi. S'agit-il de la restauration du commerce à l'intérieur de l'URSS afin de pallier aux manques du système de production d'alors, fortement éprouvé par la guerre ? Sinon, quelles en ont été les grandes lignes ?


4) (le plus gros morceau pour la fin) Une phrase de Trotsky, à propos de Staline, m'a vraiment frappée. Il dit quelque chose comme (je cite de mémoire) : "En réalité, il ne s'agissait pas de Staline, mais des forces sociales qui s'exprimaient à travers lui et dont il ne soupçonnait pas l'existence." Quand j'ai lu ça, je me suis dit :"OK. Là, il y a vraiment de la théorie."

D'après ce que je comprends, Trotsky évoque ici des forces sociales qui transforment la société, souvent à l'insu des hommes. Ainsi, avec la révolution d'octobre, la prolétariat s'est emparé du pouvoir (en partie) parce que les sociaux démocrates n'ont pas vu que cette force prenait le dessus sur la bourgeoisie, aux affaires depuis février (je résume, corrigez-moi si je me trompe). Trotsky veut donc dire que les forces de la contre-révolution s'exprimaient à travers Staline, qui avait lui l'impression de n'agir que dans son seul intérêt. Et que si ça n'avait pas été Staline, ça aurait été un autre.

Or, une critique qui me vient immédiatement à l'esprit face à cette théorie est que, si les forces sociales ont apparemment une existence indépendante de la volonté des hommes (comme c'est le cas dans cet exemple à propos de Staline), quelle est donc l'utilité du travail des militants ? On me dira : "Oui, mais le travail des militants est lui aussi l'expression d'une situation sociale." Certes, répondrai-je, mais en ce cas, le travail de Trotsky aussi. Par conséquent, je ne vois pas très bien l'utilité de cette constatation ...

J'avoue que cette théorie n'est pas très claire dans ma tête, et je voudrais donc savoir ce qu'en dit Marx, comment il la développe, quels autres textes existent à son sujet, la manière dont vous voyez les choses, éventuellement des exemples, etc. S'agit-il du "matérialisme historique", d'un de ses aspects ou de tout autre chose ? ...
J'insiste sur ce point car cette petite phrase m'a vraiment fasciné.
Weltron
 
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Message par pelon » 09 Déc 2002, 17:28

Juste un mot sur la dernière question (ça devra être complété par d'autres, j'ai pas beaucoup de temps)

La conception la plus fréquente de l'histoire, c'est que ce sont les hommes qui font l'histoire. La deuxième guerre mondiale vient de la folie de Hitler. Si Colomb a découvert l'amérique, c'est parce qu'il était intrépide. Les croisés ont été en Palestine parce que untel ou untel était très religieux.

Or la conception matérialiste de l'histoire (celle qui a été développée par Marx, justement) c'est que ce sont les forces sociales et économiques qui déterminent en fait les rapports entre les hommes, et qui font l'histoire. Colomb a découvert l'amérique, il devait être certe intrépide et aventureux, mais il y a eu avant lui bien des hommes aventureux. Si durant la fin du 15ième siècle, des centaines d'expéditions ont été lancées aux quatre coins du monde, c'est parce que cela représentait un besoin pour la société de l'époque.

Cela ne veut pas dire que les hommes ne peuvent pas jouer de rôle. Un roi Espagnol plus intrépide aurait pu avancer la date des grandes découvertes. A l'inverse, un autre roi aurait pu faire que c'est l'angleterre qui découvre l'amérique.

Ce que dit Trotsky n'a donc rien de mystérieux pour un marxiste. Par contre, ça va à l'encontre de ce que beaucoup pensent: si Staline c'est imposé en URSS, c'est le fruit de sa ruse, de sa méchanceté, c'est parce qu'il a été malin. Il a certes été tout cela. Mais il a pu s'imposer parce qu'il représentait les intérêts d'une couche sociale eixistant eu URSS: les bureaucrates qui avaient intérêts à stabiliser la situation, à arrêter la marche de la révolution pour jouir de leurs nouveaux privilèges. Si ça n'avait pas été lui, un autre aurait joué ce rôle.

Alors le rôle des militants. Les militants ne peuvent pas tout faire. Spartacus n'aurait pas pu instaurer le communisme parce que les conditions économiques ne permettaient pas l'abondance, qui est la condition à une société égalitaire et développée. Mais s'il ne s'était pas trouvé des esclaves pour se battre concrètement, cette révolte n'aurait pas eu lieu.

Pour la révolution c'est la même chose: aujourd'hui, les conditions objectives sont suffisantes pour que la société devienne communiste. Ce qui manque, ce sont des hommes pour transformer cette possibilité en réalité.

En espérant que ça t'éclaire :smile:
pelon
 
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Message par pelon » 09 Déc 2002, 17:50

(Weltron @ Monday 09 December 2002, 14:53 a écrit :Salut,

J'ai terminé il y a peu la lecture de "Ma Vie" de Trotsky, et ça m'a énormément plu. J'y ai évidemment appris beaucoup de choses, mais certaines idées me restent encore un peu obscures. Ce forum me semble le meilleur endroit pour avoir quelques explications.

Voici donc mes remarques et mes questions. Merci d'avance pour vos réponses !



1) Trotsky parle beaucoup des "populistes". Ce mot a-t-il pour lui le sens que nous lui prêtons aujourd'hui ? Sinon, que signifie-t-il ?


2) Je n'ai pas bien compris ce qu'était le "communisme de guerre", dont Trotsky parle souvent ... S'agit-il de la centralisation et de la redistribution des biens en situation de guerre ?


3) La NEP de Lénine n'est pas non plus très claire pour moi. S'agit-il de la restauration du commerce à l'intérieur de l'URSS  afin de pallier aux manques du système de production d'alors, fortement éprouvé par la guerre ? Sinon, quelles en ont été les grandes lignes ?


4) (le plus gros morceau pour la fin) Une phrase de Trotsky, à propos de Staline, m'a vraiment frappée. Il dit quelque chose comme (je cite de mémoire) : "En réalité, il ne s'agissait pas de Staline, mais des forces sociales qui s'exprimaient à travers lui et dont il ne soupçonnait pas l'existence." Quand j'ai lu ça, je me suis dit :"OK. Là, il y a vraiment de la théorie."

D'après ce que je comprends, Trotsky évoque ici des forces sociales qui transforment la société, souvent à l'insu des hommes. Ainsi, avec la révolution d'octobre, la prolétariat s'est emparé du pouvoir (en partie) parce que les sociaux démocrates n'ont pas vu que cette force prenait le dessus sur la bourgeoisie, aux affaires depuis février (je résume, corrigez-moi si je me trompe). Trotsky veut donc dire que les forces de la contre-révolution s'exprimaient à travers Staline, qui avait lui l'impression de n'agir que dans son seul intérêt. Et que si ça n'avait pas été Staline, ça aurait été un autre.

Or, une critique qui me vient immédiatement à l'esprit face à cette théorie est que, si les forces sociales ont apparemment une existence indépendante de la volonté des hommes (comme c'est le cas dans cet exemple à propos de Staline), quelle est donc l'utilité du travail des militants ? On me dira : "Oui, mais le travail des militants est lui aussi l'expression d'une situation sociale." Certes, répondrai-je, mais en ce cas, le travail de Trotsky aussi. Par conséquent, je ne vois pas très bien l'utilité de cette constatation ...

J'avoue que cette théorie n'est pas très claire dans ma tête, et je voudrais donc savoir ce qu'en dit Marx, comment il la développe, quels autres textes existent à son sujet, la manière dont vous voyez les choses, éventuellement des exemples, etc. S'agit-il du "matérialisme historique", d'un de ses aspects ou de tout autre chose ? ...
J'insiste sur ce point car cette petite phrase m'a vraiment fasciné.

ja fais te faire un début de réponse et d'autres camarades complèteront ou rectifieront :
1)Le populisme dont parle Lénine n'a rien à voir avec celui qui est utilisé aujourd'hui quand on parle d'un Poujade ou d'un Le Pen.
Il s'agissait de révolutionaires russes (narodniki, de narod : peuple) qui utilisaient le terrorisme individuel, violence accoucheuse d'une révolution qui libérerait le peuple opprimé. Ils rejetaient le marxisme au nom d'un socialisme "concret". Pour eux, le développement social par la voie capitaliste est la Mal Absolu. La monarchie est le masque du capitalisme orienté contre le peuple et ses besoins spirituels, économiques, sociaux, religieux. Parmi eux, des orthodoxes exaltent les "valeurs du sol". Leurs organisations connues sont "Terre et Volonté" et "La volonté du peuple".
Donc le développement économique et social doit être en conformité avec les particularités du peuple et ses traditions. Quelques noms : Mikhaïlovsky, Lavrov, voronzov et dans les plus anciens Tchernichevsky.
Ils avaient l'idéal du surhomme au service du peuple, du "révolutionnaire absolu".
A noter que la répression fut terrible et que certains sont retournés au peuple, loin des grandes villes. Léon Tolstoï partageait ces idées.
Il faut savoir que pour la préparation d'un attentat contre le tzar Alexandre II, le frère de Lénine, Alexandre, qui faisait partie du groupe Norodnaîa Volia, la liberté du peuple, avait été exécuté. Quand on demandait à Lénine si c'était l'événement qui l'avait poussé vers la révolte contre l'Etat, il répondait : "Non, mais sa mort inutile m'a éloigné du conspirationisme terroriste, lutte romantique qui ne tue que ses sectataires et conforte le pouvoir réactionnaire en l'érigeant en martyr de ceux qu'il opprime".

2)Le communisme de guerre, c'est tout sauf du communisme. C'est prendre toutes les mesures pour que la révolution ne soit pas vaincue (on peut faire une analogie, lointaine, avec la terreur en 1793). Alfred Rosmer en parle dans Moscou sous Lénine :

a écrit :
"Le régime appelé “ communisme de guerre ”, né de la guerre aurait dû mourir avec elle ; il lui survivait parce qu’on hésitait sur le caractère de l’organisation qui devrait le remplacer ; on cherchait, on tâtonnait, on ne se décidait pas ; il n’est que juste de mentionner ici qu’après l’effort épuisant qu’avait exigé la guerre, on éprouvait, dans toutes les couches de la société soviétique, un besoin légitime de souffler. Cependant cette survie présentait de sérieux dangers. Le communisme de guerre, qui n’avait de communisme que le nom - le communisme présuppose l’abondance et c’était la pénurie - avait été une nécessité de la guerre imposée par les Blancs et par l’Entente. Pour résister à la poussée de la contre-révolution pendant trois ans renaissante, aux interventions française, anglaise et américaine, il avait été indispensable d’équiper l’Armée rouge, et cet équipement, si sommaire fût-il, absorbait une énorme part des ressources du pays ; tout, dans la production, était orienté vers la guerre, et pour nourrir l’armée et les ouvriers des usines, on réquisitionnait les produits agricoles dans les campagnes. Cette réquisition était brutale par sa nature même - elle irritait et en même temps décourageait les paysans puisqu’on ne leur laissait rien de plus que ce qu’il fallait pour leur subsistance - elle l’était parfois encore plus qu’il n’était nécessaire par suite de l’inintelligence ou de la suffisance de jeunes bolchéviks grisés par un pouvoir dont ils disposaient soudain. Les paysans l’avaient néanmoins supportée, mais à présent, leur patience, ou leur bonne volonté, était épuisée. Ce qu’on a appelé après la deuxième guerre mondiale la reconversion de l’économie de guerre en économie de paix mais qui aurait paru alors une expression bien ambitieuse, c’était le problème que la République des soviets devait résoudre. L’heure était venue de desserrer l’étreinte "

3)La citation nous entraine vers ta 3ème question : la NEP puisque que c'est à cela que fait allusion Rosmer. Cette NEP, c'est un retour partiel au capitalisme dans certains domaines en particulier la production agricole. Il faut manger. Si le secteur privé réapparait, l'Etat garde le controle des grandes entreprises, le monopole du commerce extérieur..". Il ne s'agit pas de lacher l'Etat ouvrier.

Ta 4ème question, je n'ai plus le temps d'y répondre mais je le ferai plus tard ou d'autres le feront. C'est en effet la plus importante et elle mérite du temps. C'est toute l'explication de la dégénérescence de la révolution russe.
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Message par pelon » 09 Déc 2002, 18:39

Pour aller dans le même sens qu'éric, voilà une citation de Trotsky dans "qu'est ce que le national socialisme" sur un autre événement historique où il montre dans quel mesure un homme "intervient" dans l'Histoire :
a écrit :
Des esprits naïfs pensent que le titre de roi tient dans la personne même du roi, dans son manteau d'hermine et sa couronne, dans sa chair et son sang. En fait, le titre de roi naît des rapports entre les hommes. Le roi n'est roi que parce qu'au travers de sa personne se réfractent les intérêts et les préjugés de millions d'hommes.Quand ces rapports sont érodés par le torrent du développement,le roi n'est plus qu'un homme usé, à la lèvre inférieure pendante. Celui qui s'appelait jadis Alphonse XIII pourrait nous faire partde ses impressions toutes fraîches sur ce sujet.

Le chef par la grâce du peuple se distingue du chef par la grâce de Dieu, en ce qu'il est obligé de se frayer lui-même un chemin ou, du moins, d'aider les circonstances à le lui ouvrir. Mais lechef est toujours un rapport entre les hommes, une offre individuelle en réponse à une demande collective. Les discussions sur la personnalité d'Hitler sont d'autant plus animées qu'elles cherchent avec plus de zèle le secret de sa réussite en lui-même. Il est pourtant difficile de trouver une autre figure politique qui soit, dans la même mesure, le point convergent de forces historiques impersonnelles.N'importe quel petit bourgeois enragé pouvait devenir Hitler, mais une partie d'Hitler est contenue dans chaque petit bourgeois.

pelon
 
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Message par com_71 » 09 Déc 2002, 21:23

L'édition de " Qu'est-ce que le national-socialisme" utilisée par Pelon pour sa citation de Trotsky comporte des contre-sens gênants. Je redonne la citation, tirée d'une autre édition :
a écrit :
Des esprits naïfs pensent que le titre de roi tient dans la personne même du roi, dans son manteau d'hermine et sa couronne, dans sa chair et son sang. En fait, le titre de roi naît des rapports entre les hommes. Le roi n'est roi que parce qu'au travers de sa personne se réfractent les intérêts et les préjugés de millions d'hommes.Quand ces rapports sont érodés par le torrent du développement,le roi n'est plus qu'un homme usé, à la lèvre inférieure pendante. Celui qui s'appelait jadis Alphonse XIII pourrait nous faire partde ses impressions toutes fraîches sur ce sujet.

Le chef par la grâce du peuple se distingue du chef par la grâce de Dieu, en ce qu'il est obligé de se frayer lui-même un chemin ou, du moins, d'aider les circonstances à le lui ouvrir. Mais lechef est toujours un rapport entre les hommes, une offre individuelle en réponse à une demande collective. Les discussions sur la personnalité d'Hitler sont d'autant plus animées qu'elles cherchent avec plus de zèle le secret de sa réussite en lui-même. Il est pourtant difficile de trouver une autre figure politique qui soit, dans la même mesure, le point convergent de forces historiques impersonnelles. [Tout] petit bourgeois enragé [ne] pouvait devenir Hitler, mais une partie d'Hitler est contenue dans chaque petit bourgeois [acharné].

L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Message par Louis » 09 Déc 2002, 21:44

je dois etre fatigué, parce que je ne vois pas la différence entre les deux citations ?????? :cry: :headonwall:
Louis
 
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Message par Barnabé » 09 Déc 2002, 21:50

La différence c'est ce qui est entre crochets à la fin.
Barnabé
 
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Message par Andreas » 09 Déc 2002, 21:57

Le quatrième point que tu soulèves comme l'on déjà dit les autres camarades c'est un vaste problème.

Je pense que dans la préface à la Révolution russe- que je te conseille de lire si ce n'est pas encore fait, - Trotsky explique en partie la méthode marxiste ici pour expliquer la révolution russe mais aussi plus largement les évenements historiques (Pardon pour la citation un peu longue).

a écrit :
Durant les deux premiers mois de 1917, la Russie était encore la monarchie des Romanov. Huit mois plus tard, les bolchéviks tenaient déjà le gouvernail, eux que l'on ne connaissait guère au commencement de l'année et dont les leaders, au moment de leur accession au pouvoir, restaient inculpés de haute trahison. Dans l'histoire, on ne trouverait pas d'autre exemple d'un revirement aussi brusque, si surtout l'on se rappelle qu'il s'agit d'une nation de cent cinquante millions d'âmes. Il est clair que les événements de 1917 - de quelque façon qu'on les considère - valent d'être étudiés.

L'histoire d'une révolution, comme toute histoire, doit, avant tout, relater ce qui s'est passé et dire comment. Mais cela ne suffit pas. D'après le récit même, il faut qu'on voie nettement pourquoi les choses se sont passées ainsi et non autrement. Les événements ne sauraient être considérés comme un enchaînement d'aventures, ni insérés, les uns après les autres, sur le fil d'une morale préconçue, ils doivent se conformer à leur propre loi rationnelle. C'est dans la découverte de cette loi intime que l'auteur voit sa tâche.

Le trait le plus incontestable de la Révolution, c'est l'intervention directe des masses dans les événements historiques. D'ordinaire, l'État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l'histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l'arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu'il en soit bien ou mal, aux moralistes d'en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu'ils se présentent, dans leur développement objectif. L'histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d'une irruption violente des masses dans le domaine oit se règlent leurs propres destinées.

Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d'une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.

C'est qu'en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d'années, la critique d'opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est, par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l'esprit conservateur et amener les masses à l'insurrection.

Les rapides changements d'opinion et d'humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu'au moment où celles-ci s'abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d'idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l'œuvre de " démagogues ".

Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l'âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l'ancien régime. C'est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d'être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d'une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s'orientent activement d'après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d'autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.

C'est seulement par l'étude des processus politiques dans les masses que l'on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l'énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.

Les difficultés que l'on rencontre dans l'étude des modifications de la conscience des masses en temps de révolution sont absolument évidentes. Les classes opprimées font de l'histoire dans les usines, dans les casernes, dans les campagnes, et, en ville, dans la rue. Mais elles n'ont guère l'habitude de noter par écrit ce qu'elles font. Les périodes où les passions sociales atteignent leur plus haute tension ne laissent en générai que peu de place à la contemplation et aux descriptions. Toutes les Muses, même la Muse plébéienne du journalisme, bien qu'elle ait les flancs solides, ont du mal à vivre en temps de révolution. Et pourtant la situation de l'historien n'est nullement désespérée. Les notes prises sont incomplètes, disparates, fortuites. Mais, à la lumière des événements, ces fragments permettent souvent de deviner la direction et le rythme du processus sous-jacent. Bien ou mal, c'est en appréciant les modifications de la conscience des masses qu'un parti révolutionnaire base sa tactique. La voie historique du bolchevisme témoigne que cette estimation, du moins en gros, était réalisable. Pourquoi donc ce qui est accessible à un politique révolutionnaire, dans les remous de la lutte, ne serait-il pas accessible à un historien rétrospectivement?

Cependant, les processus qui se produisent dans la conscience des masses ne sont ni autonomes, ni indépendants. N'en déplaise aux idéalistes et aux éclectiques, la conscience est néanmoins déterminée par les conditions générales d'existence. Dans les circonstances historiques de formation de la Russie, avec son économie, ses classes, son pouvoir d'État, dans l'influence exercée sur elle par les puissances étrangères, devaient être incluses les prémisses de la Révolution de Février et de sa remplaçante - celle d'octobre. En la mesure où il semble particulièrement énigmatique qu'un pays arriéré ait le premier porté au pouvoir le prolétariat, il faut préalablement chercher le mot de l'énigme dans le caractère original dudit pays, c'est-à-dire dans ce qui le différencie des autres pays.

Les particularités historiques de la Russie et leur poids spécifique sont caractérisés dans les premiers chapitres de ce livre qui contiennent un exposé succinct du développement de la société russe et de ses forces internes. Nous voudrions espérer que l'inévitable schématisme de ces chapitres ne rebutera pas le lecteur. Dans la suite de l'oeuvre, il retrouvera les mêmes forces sociales en pleine action.



Ce problème que tu soulèves du rôle des "grands hommes" dans les évolutions historiques il se pose aussi en ce qui concerne le rôle de Lénine lors de la révolution russe. Je laisse à ce propos à nouveau la parole à Trotsky (la révolution russe tjrs) :

a écrit :
Reste à demander, et la question n'est pas de peu d'importance, bien qu'il soit plus facile de la poser que d'y répondre : comment se serait poursuivi le développement de la révolution si Lénine n'avait pu parvenir en Russie en avril 1917 ? Si notre exposé montre et démontre en général quelque chose, c'est, espérons-nous, que Lénine ne fut pas le démiurge du processus révolutionnaire, qu'il s'inséra seulement dans la chaîne des forces historiques objectives. Mais, dans cette chaîne, il fut un grand anneau. La dictature du prolétariat découlait de toute la situation. Mais encore fallait-il l'ériger. On ne pouvait l'instaurer sans un parti. Or, le parti ne pouvait accomplir sa mission qu'après l'avoir comprise. Pour cela justement, Lénine était indispensable.  Jusqu'à son arrivée, pas un des leaders bolchéviks ne sut établir le diagnostic de la Révolution. La direction Kaménev-Staline était repoussée, par la marche des choses, vers la droite, vers les social-patriotes : entre Lénine et le menchévisme, la révolution ne laissait pas de place pour des positions intermédiaires. Une lutte intérieure dans le parti bolchévik était absolument inévitable.

L'arrivée de Lénine accéléra seulement le processus. Son influence personnelle abrégea la crise. Peut-on, cependant, dire avec assurance que le parti, même sans lui, aurait trouvé sa voie ? Nous n'oserions l'affirmer en aucun cas. Le temps est ici le facteur décisif, et, après coup, il est difficile de consulter l'horloge de l'histoire. Le matérialisme dialectique n'a, en tout cas, rien de commun avec le fatalisme. La crise que devait inévitablement provoquer la direction opportuniste aurait pris, sans Lénine, un caractère exceptionnellement aigu et prolongé. Or, les conditions de la guerre et de la révolution ne laissaient pas au parti un long délai pour l'accomplissement de sa mission. Ainsi, il n'est nullement inadmissible de penser que le parti désorienté et scindé eût pu laisser échapper la situation révolutionnaire pour de nombreuses années, Le rôle de l'individualité se manifeste ici à nous dans des proportions véritablement gigantesques. Il faut seulement comprendre exactement ce rôle, en considérant l'individualité comme un anneau de la chaîne historique.

L'arrivée " soudaine " de Lénine, retour de l'étranger après une longue absence, les clameurs exaspérées soulevées dans la presse autour de son nom, le conflit de Lénine avec tous les dirigeants de son propre parti et sa rapide victoire sur eux - en un mot, l'enveloppe extérieure des événements contribuait beaucoup dans ce cas à une évaluation mécanique opposant l'individu, le héros, le génie, aux conditions objectives, à la masse, au parti. En réalité, cette antithèse ne présente qu'un seul côté des choses.

Lénine était non point un élément fortuit de l'évolution historique, mais un produit de tout le passé de l'histoire russe. Il tenait en elle par ses racines les plus profondes. Conjointement avec les ouvriers avancés, il avait participé à toute leur lutte pendant le précédent quart de siècle. " L'effet du hasard " ne fut pas qu'il intervînt dans les événements, ce fut plutôt le brin de paille avec lequel Lloyd George essaya de lui barrer la route. Lénine ne s'opposait pas du dehors au parti, mais il en était l'expression la plus achevée.  Éduquant le parti, il s'y éduquait lui-même. Son désaccord avec la couche dirigeante des bolchéviks signifiait une lutte du parti entre son hier et son lendemain. Si Lénine n'avait pas été artificiellement éloigné du parti par les conditions de l'émigration et de la guerre, le mécanisme extérieur de la crise n'eût pas été si dramatique et n'eût pas masqué à tel point la continuité interne du développement du parti. De l'importance exceptionnelle que prit l'arrivée de Lénine, il découle seulement que les leaders ne se créent point par hasard, que leur sélection et leur éducation exigent des dizaines d'années, qu'on ne peut les supplanter arbitrairement, qu'en les excluant mécaniquement de la lutte on inflige au parti une plaie vive et que, dans certains cas, l'on peut le paralyser pour longtemps.


J'espère que ça fera un peu avancer le schmilblick sur la place à accorder aux hommes dans la marche de l'histoire et à ce qui peut en effet sembler à première vue contradictoire : militer alors que l'on pense que la révolution et plus généralement les évolutions historiques dépendent non pas de la volonté de quelques hommes mais de phénomènes sociaux qui les dépassent.
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Message par Louis » 09 Déc 2002, 21:58

mouais : là j'avais suivi, c'est le crochet entre [tout] et [n'importe quel] que je ne comprenait pas ! Etant habitué aux résolutions de la ligue (ou tout es tellement posé que le moindre déplacement de virgule prend une importance extraordinaire) je me perdais dans des abïmes de perplexité
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Message par pelon » 10 Déc 2002, 11:08

(com_71 @ Monday 09 December 2002, 21:23 a écrit :L'édition de " Qu'est-ce que le national-socialisme" utilisée par Pelon pour sa citation de Trotsky comporte des contre-sens gênants. Je redonne la citation, tirée d'une autre édition :
a écrit :
Des esprits naïfs pensent que le titre de roi tient dans la personne même du roi, dans son manteau d'hermine et sa couronne, dans sa chair et son sang. En fait, le titre de roi naît des rapports entre les hommes. Le roi n'est roi que parce qu'au travers de sa personne se réfractent les intérêts et les préjugés de millions d'hommes.Quand ces rapports sont érodés par le torrent du développement,le roi n'est plus qu'un homme usé, à la lèvre inférieure pendante. Celui qui s'appelait jadis Alphonse XIII pourrait nous faire partde ses impressions toutes fraîches sur ce sujet.

Le chef par la grâce du peuple se distingue du chef par la grâce de Dieu, en ce qu'il est obligé de se frayer lui-même un chemin ou, du moins, d'aider les circonstances à le lui ouvrir. Mais lechef est toujours un rapport entre les hommes, une offre individuelle en réponse à une demande collective. Les discussions sur la personnalité d'Hitler sont d'autant plus animées qu'elles cherchent avec plus de zèle le secret de sa réussite en lui-même. Il est pourtant difficile de trouver une autre figure politique qui soit, dans la même mesure, le point convergent de forces historiques impersonnelles. [Tout] petit bourgeois enragé [ne] pouvait devenir Hitler, mais une partie d'Hitler est contenue dans chaque petit bourgeois [acharné].


Oui, c'est exact. tout petit bourgeois enragé ne pouvait devenir Hitler mais ...
pelon
 
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