L’article suivant est la version française d’un texte initialement publié sur le site de nos camarades de Left Horizons au Royaume-Uni, au sujet de la montée du nationalisme.
Pourquoi l’extrême droite gagne du terrain en Europe ?
Aux dernières élections régionales en Allemagne, l’AfD, parti nationaliste d’extrême droite, a fait une percée significative en Thuringe et dans le Brandebourg. En Thuringe, l’AfD a remporté l’élection ; une première victoire pour une organisation politique ouvertement raciste depuis la chute du IIIe Reich. Sa défense de la « germanité » et son hostilité virulente envers ceux qu’elle considère comme ne faisant pas partie des Allemands « purs » font écho à l’ancienne propagande des nazis. Par ailleurs, l’un des thèmes mis en avant par l’AfD a été la nécessité de réviser l’interprétation historique du nazisme et de reconnaître ses aspects prétendument positifs. Dans le Brandebourg, le résultat de l’AfD n’a pas suffi à lui assurer la victoire. Il semblerait qu’une partie de l’électorat, alarmée par ce qui s’est passé en Thuringe, se soit ralliée au Parti Social-Démocrate, quoique largement discrédité, pour empêcher l’AfD de l’emporter. Néanmoins, là aussi, il est clair que l’AfD est en pleine ascension.
L’AfD est une menace directe et évidente pour les personnes qu’elle considère comme une contamination étrangère de la race allemande, mais elle est aussi un grave danger pour l’ensemble du mouvement ouvrier et même pour tous les travailleurs, y compris ceux qui ont voté pour elle. Se voyant comme un parti capable de prendre le pouvoir au niveau national, l’AfD, tout en prétendant défendre le « peuple » contre les « élites », s’efforcera désormais de gagner le soutien des grandes corporations industrielles et bancaires qui dominent l’économie allemande. Pour le moment, les grandes entreprises sont généralement méfiantes à l’égard de l’AfD et du risque d’instabilité sociale inhérente à sa progression. Il faudra donc les convaincre que si l’, une fois au pouvoir, appliquerait une politique dans leurs intérêts, facilitée par la stratégie du « diviser pour régner », en présentant l’échec du capitalisme comme l’échec de la « société multiculturelle ». En France, de plus en plus de grands patrons sont ouverts à l’idée d’un gouvernement du Rassemblement National. Plus les minorités ethniques et religieuses seront présentées comme boucs émissaires des problèmes sociaux et économiques, moins les gens verront que la véritable cause des inégalités sociales et de la baisse du niveau de vie est le système capitaliste.
Tous les pays d’Europe, quelles que soient les particularités de leur contexte social, économique et politique, ont vu un élargissement de la base sociale des organisations nationalistes. Lors des élections européennes de cette année, l’extrême droite a obtenu plus de 20 % des voix dans huit pays. Depuis les élections régionales en Allemagne, l’extrême droite a remporté la victoire en Autriche. Lors des récentes élections législatives en France, provoquée par la dissolution du Parlement par Macron, plus de 10 millions de personnes ont voté pour le Rassemblement National, dirigé par Marine Le Pen et Jordan Bardella. En Italie, l’extrême droite a remporté les élections législatives de 2022, portant Giorgia Meloni au pouvoir. En Grande-Bretagne également, le vote en faveur du Brexit en 2016 a été largement alimenté par l’hostilité d’une partie de l’électorat envers les « étrangers », et le Parti Conservateur a adopté une politique raciste de plus en plus flagrante et oppressive. Enfin, les émeutes qui ont eu lieu dans tout le pays il y a quelques semaines ont montré la puissance grandissante des organisations nationalistes et racistes.
La réaction nationaliste a pour toile de fond la stagnation de l’économie européenne et le déclin général du niveau de vie. L’inflation a entraîné une baisse du pouvoir d’achat. Tout devient plus cher. L’Union européenne promettait croissance économique, taux d’emploi plus élevés, amélioration du niveau de vie, paix et sécurité. Elle a au contraire conduit à un déclin dramatique des services publics, une crise des systèmes de santé, une généralisation des emplois précaires et l’érosion des droits des travailleurs. La concurrence acharnée du « libre-échange » et la spéculation financière détruisent les industries et les métiers traditionnels. tout en augmentant massivement la richesse, le pouvoir et l’arrogance des capitalistes. Des dizaines de millions de citoyens européens se sentent menacés, vulnérables. Ils craignent pour leur avenir et celui de leurs enfants.
Il n’est donc pas surprenant qu’une réaction se soit produite contre la « mondialisation » prônée par les politiciens, les bureaucrates et les capitalistes, donnant une impulsion à l’idée de ramener les choses sous le contrôle des « nations », de fermer les frontières, de réduire l’immigration et expulser les « étrangers ». Là où il y a pénurie de ressources, de logements abordables, de bonne santé et d’éducation, d’emplois décents, inévitablement, la question se pose de qui doit être prioritaire. La concurrence accrue entre les travailleurs est l’un des principaux moteurs de la diffusion des idées nationalistes et de l’attrait de la « priorité nationale ». Les craintes suscitées par le flux des migrants vers Europe ne concernent pas seulement les questions économiques. Pour certains, leur culture « nationale » – langue, coutumes, croyances traditionnelles, codes sociaux – est menacée par la présence d’« étrangers ». Des partis comme l’AfD en Allemagne, le RN en France ou Reform UK en Grande-Bretagne exploitent et alimentent ces peurs. Cependant, le nationalisme est une impasse pour les travailleurs, tout comme les partis qui l’encouragent et l’exacerbent.
En France, le Rassemblement national, les dirigeants du Rassemblement National estiment désormais, et non sans raison, qu’ils ont une chance d’arriver au pouvoir après les prochaines élections présidentielles. C’est pourquoi ils cherchent à obtenir le soutien du grand patronat et adaptent sa politique pour la mettre en conformité avec ses internats. Ceci explique son basculement soudain en faveur de l’Union Européenne.
Empoisonner les esprits des travailleurs, les monter les uns contre les autres selon leur appartenance ethnique, leur religion ou leurs pratiques culturelles. Se servir des « étrangers » pour en faire les boucs émissaires des conséquences sociales et économiques du capitalisme, c’est une stratégie pour affaiblir et briser la résistance à la régression sociale. Le populisme, qui flatte « le peuple » et exploite le ressentiment envers les « élites » vaguement définies, sert à masquer la responsabilité des capitalistes. Le capitalisme de notre époque ne peut exister qu’aux dépens de la masse de la population. Cela signifie une austérité permanente pour la plupart des travailleurs, ce qui comporte un risque d’instabilité sociale et de luttes massives contre le capitalisme. C’est pourquoi le grand patronat est de plus en plus ouvert à l’idée d’un gouvernement autoritaire et raciste.
Pour de nombreux militants de gauche, la montée du nationalisme en Europe peut être ressentie comme quelque chose de plutôt déprimant. Mais, elle a malgré tout un aspect positif, en ce qu’elle a alarmé bon nombre de travailleurs et de jeunes et donné une impulsion à la lutte contre l’extrême droite et le racisme. Nous en avons vu un exemple en France, où les partis de gauche – la France insoumise, le Parti communiste et le Parti socialiste – après avoir passé des années à s’invectiver inutilement, ont été obligés, littéralement du jour au lendemain, de former une alliance, le Nouveau Front populaire, afin d’organiser une lutte unie contre le Rassemblement National. Ce changement radical a été imposé aux dirigeants par la pression des rangs de ces partis et celle de l’électorat de gauche, dans la foulée de la dissolution de l’Assemblée Nationale par Macron, qui n’a obtenu que 14% des suffrages exprimés aux élections européennes. Malgré un délai très court – les élections législatives ont eu lieu dans le même mois – le Nouveau Front populaire a remporté le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale et a empêché, de ce fait, une victoire du Rassemblement National. Ce succès a galvanisé l’ensemble des partis de gauche et donné un nouvel élan au militantisme contre le racisme et l’extrême droite. L’unification de la gauche française et les résultats encourageants du Nouveau Front populaire ne signifient pas pour autant que la bataille est terminée. La politique du Nouveau Front populaire présente de graves failles, qui ne peuvent que profiter, à terme, à l’extrême droite. Le Rassemblement national a encore de bonnes chances d’arriver au pouvoir lors de la prochaine élection présidentielle.
Même si la gauche remporte l’élection et forme le prochain gouvernement, il se pourrait que cela ne fasse que renforcer le camp nationaliste et remettre à plus tard une victoire du Rassemblement National. Certes, le programme de la gauche contient de nombreuses mesures pour améliorer les conditions de vie des travailleurs, comme l’augmentation des salaires, le gel des prix et des loyers et l’amélioration des retraites. Mais il ne prévoit rien pour surmonter la résistance et le sabotage de la classe capitaliste. Tous les gouvernements de gauche qui ont tenté d’appliquer une politique de réforme sociale ont été déraillés par le sabotage capitaliste. L’exemple le plus frappant en est le gouvernement Mitterrand de 1981-1986. Mitterrand a mis en œuvre une politique de réformes sociales et de nationalisations, ce qui, inévitablement, portait un sérieux coup aux profits des capitalistes. En réponse, la classe capitaliste a organisé des licenciements massifs, des fermetures d’usines et une fuite massive des capitaux. En moins d’un an, le gouvernement socialiste-communiste a donc abandonné son programme de réformes et adapté sa politique aux besoins des capitalistes. Aujourd’hui, comme à l’époque, la seule façon d’éviter une telle capitulation serait de s’attaquer directement au pouvoir économique de la classe capitaliste, en procédant à l’appropriation publique de toute l’industrie, des banques et des institutions financières, du commerce et de tous les leviers essentiels de l’économie, pour ouvrir la voie à une planification économique démocratique dans l’intérêt de la masse de la population. Malheureusement, les dirigeants socialistes et communistes excluaient cette démarche révolutionnaire. La démoralisation des travailleurs a été l’une des principales raisons de l’émergence de l’extrême droite pendant les années 1980 et 1990.
En Allemagne, où les sociaux-démocrates ont été en coalition avec les partis de droite, n’offrant rien d’autre que l’austérité aux travailleurs allemands. Ceci ne peut que favoriser l’extrême-droite. De la même façon, en Grande-Bretagne, où un gouvernement travailliste vient d’être élu, la politique droitière de Starmer ne manquera pas de renforcer la position de ‘Reform UK’. Ainsi, un aspect important – et, à long terme, décisif – de la lutte contre le racisme et l’extrême droite est la nécessité de doter la gauche d’un programme authentiquement socialiste pour briser le pouvoir économique de la classe capitaliste.
La politique de la gauche européenne est limitée à des réformes sociales dans le cadre du capitalisme (quand elle ne mène pas ouvertement une politique de droite) dans le domaine social et économique. Et sa politique en ce qui concerne l’État et la soi-disant démocratie est tout aussi limitée et incapable de combattre la propagande autoritaire et nationaliste.
De nos jours, il est de plus en plus difficile de trouver un travailleur qui ne comprenne pas que la démocratie parlementaire, tel qu’elle est organisée actuellement, ne représente pas vraiment les intérêts du peuple. La plupart des politiciens s’intéressent davantage à leurs intérêts personnels qu’à ceux de l’électorat. Ils baignent dans le prestige et les divers avantages de leur position, tandis que ceux d’« en bas » subissent les conséquences du système. De nombreux travailleurs vivent dans la pauvreté. D’autres craignent de les rejoindre. Pour beaucoup d’entre eux, le cirque « démocratique », avec ses discours pompeux et ses fonctionnaires arrogants, n’est qu’une façade, une couverture pour l’iniquité des puissants et l’oppression des faibles. Et en vérité, c’est exactement ce qu’il est. C’est pourquoi l’argument selon lequel l’extrême droite est une menace pour la démocratie n’a que peu d’impact auprès d’une partie croissante de la population. L’idée d’un régime autoritaire fort, libre de l’influence des « élites », gagne du terrain.
Pour contrer ce mouvement autoritaire, les partis de gauche ne doivent pas se présenter comme de simples défenseurs des formes actuelles de démocratie. Ils devraient proposer une alternative, en expliquant la nécessité d’un appareil d’État véritablement démocratique et républicain, dans lequel les élus vivent comme les gens, ne jouissant d’aucun avantage particulier, et ne touchant que le salaire moyen des travailleurs. Aussi faut-il pouvoir les révoquer en cours de mandant s’ils se révèlent indignes de confiance.
Il est fort possible que nombreux travailleurs qui sont aujourd’hui attirés par l’extrémisme de droite seraient convaincus par un programme réellement socialiste. Mais pas tous, évidemment. Une fois que les formules simplistes de la rhétorique nationaliste sont ancrées dans l’esprit des gens, elles sont difficiles à dissiper. Le nationalisme et le racisme ne disparaîtront pas, quels que soient les arguments avancés par la gauche. Il faudra les combattre et les vaincre. Nous devons nous efforcer d’impliquer le grand nombre possible de jeunes et de travailleurs dans ce combat, partout en Europe, quelles que soient leur nationalité, leur origine ethnique ou leurs convictions religieuses.
Nous avons besoin d’un mouvement pour changer la société sur des bases socialistes, pour éliminer le pouvoir des capitalistes et élever le niveau de vie de tous les citoyens. Nous devons en finir avec les souffrances, les peurs, les insécurités et la vulnérabilité dont se nourrit actuellement la réaction nationaliste.