(Libération @ vendredi 23 janvier 2004 a écrit :
Le gouvernement transitoire veut abroger le code de la famille et le confier aux religieux.
Les femmes irakiennes refusent le carcan de la charia
Par Hélène DESPIC-POPOVIC
«Les femmes attendaient une amélioration du code de 1959, pas ce retour en arrière.» Chimene Bajilan, vice-procureure kurde Bagdad envoyée spéciale
Elles ont entre 30 et 50 ans, la démarche assurée, le verbe haut, et, surtout, ne portent pas le voile, qui, insécurité oblige, a envahi les rues de Bagdad. Musulmanes, kurdes ou chrétiennes, elles ont souvent payé cher, par la prison ou l'exil, le prix de leur liberté et n'entendent pas abdiquer au profit de leurs pères, maris ou frères à la première semonce. Alors, dans les rues de Bagdad, où tous ceux qui avaient jadis été privés de voix n'en finissent plus de se rassembler, les uns pour réclamer un emploi, les autres, un logement, elles manifestent pour dénoncer la décision 137 du gouvernement transitoire, qui abroge l'ancien code de la famille en vigueur depuis 1959 considéré comme l'un des plus progressistes dans un pays musulman et confie les affaires de la famille aux religieux, statuant selon la charia.
«Nous savons que ce décret n'a aucune chance d'être appliqué, car, pour l'être, il devrait être ratifié par l'administrateur américain, Paul Bremer. Mais il ne sera pas toujours là et nous aurons un Parlement qui pourrait très bien prendre les mêmes décisions. Alors nous avons décidé de faire comprendre que rien ne se fera sans un dialogue avec nous», explique Selma Jabo, ancienne exilée et ex-communiste, militante bénévole de l'association El-Amal (l'espoir), qui porte élégamment sa petite cinquantaine.
Droit au divorce. Les femmes «attendaient une amélioration du code de 1959, pas ce retour en arrière», explique sa consoeur kurde Chimene Bajilan, 33 ans, actuellement vice-procureur d'un district du nord de l'Irak. Adopté après le départ des colonisateurs britanniques, ce code était le seul des pays musulmans à accorder aux femmes le droit de divorcer. «L'homme était tenu de payer les dépenses de sa maison pendant trois ans. La femme conservait la garde de ses enfants jusqu'à leurs 15 ans. Les enfants décidaient ensuite s'ils restaient avec leur mère ou partaient chez leur père», précise Selma. Le code de 1959 accordait aux femmes un long congé de maternité, interdisait la répudiation, leur donnait une part d'héritage et rendait difficile la polygamie. Au lieu des quatre épouses autorisées par l'islam, l'homme pouvait en avoir deux, mais à condition seulement que la première donne son accord.
Dans ce pays, où la montée des sentiments religieux est perceptible depuis la chute de Saddam Hussein, il est difficile pour les femmes de se dire hostiles à la loi islamique. Alors elles jonglent, à la recherche d'aménagements satisfaisant Dieu, l'orgueil des hommes et leurs intérêts. «Le code de1959, explique Chimene, est aussi basé sur la charia, mais il a pris ce qu'il y a de plus favorable dans chacune des cinq doctrines islamiques présentes en Irak. Par exemple, dans la loi de 1959, la femme reçoit la moitié de la part d'héritage qui revient à l'homme, ce qui est la coutume chez les chiites. Chez les sunnites, la doctrine l'exclut de l'héritage.» Opposées à la polygamie, elles entendent y faire obstacle par des moyens détournés. «Le droit tunisien est basé sur la charia mais il interdit la polygamie. Car la loi islamique assortit les mariages multiples de nombreuses conditions. L'homme doit être juste avec ses quatre femmes. Et cela n'arrive jamais. Cette condition n'étant pas applicable, la polygamie ne peut donc pas se pratiquer», précisent les deux militantes.
Problèmes sociaux. La situation démographique est l'un des arguments avancés par les partisans de la polygamie. Les guerres et la terreur de Saddam ont creusé le déficit au profit des femmes, qui représentent 60 % de la population. Les femmes n'arrivent pas à comprendre comment une telle décision a pu être prise à la sauvette, un 29 décembre au soir, cinq minutes avant la fin d'une réunion du Conseil provisoire de gouvernement, sous la présidence du leader du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak, Abdel Aziz al-Hakim, terminant alors sa période de rotation, alors que tous les délégués, notamment celui de la communauté chrétienne, n'étaient pas présents.
Aurait-on sacrifié les femmes pour se concilier les faveurs des leaders religieux, dont la grogne embarrasse les autorités actuelles, nommées et sans véritable légitimité ? C'est la question que se pose Pascale Warda, la responsable chrétienne de l'Union des femmes assyriennes, un groupe qui refuse la vision communautariste et confessionnelle qui sous-tend la décision 137 sur la famille. «Les femmes d'aujourd'hui sont médecins ou professeures d'université. Elles occupent les trois quarts des emplois dans les ministères. Elles ne toléreront pas qu'on leur dise qu'il leur manque quelque chose. Le problème, ce n'est pas le Coran mais l'interprétation qu'en font les mollahs», dit la jeune femme, qui refuse de voir l'islam devenir religion d'Etat.
Menace de grève. Deux fois par semaine, le groupe se réunit pour essayer de promouvoir la place de la femme dans la société. Avocates, ingénieures ou mères de famille, elles entendent être représentées dans le processus de démocratisation. «Nous avons adressé une lettre à Paul Bremer dans laquelle nous demandons qu'à l'avenir tous les organismes représentatifs comportent au moins 40 % de femmes», explique l'avocate Ban Jamil, ajoutant: «Si on ne nous écoute pas, nous ne ferons pas seulement des manifestations, mais aussi la grève.» Pris de court, le nouveau président en exercice du Conseil de gouvernement, Adnan Pachachi, s'est démarqué, jeudi dernier, de la décision 137 et a promis de nouvelles discussions.