Quantique : voilez ce réel que je ne saurais voir

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Quantique : voilez ce réel que je ne saurais voir

Message par Zorglub » 06 Avr 2025, 17:28

Pascal Lederer est physicien et le titre de son livre fait référence au « réel voilé » de Bernard d'Espagnat.

Son livre Le réel est-il voilé ? en est une réponse et critique de cette position. Bernard d'Espagnat est l'une des figures contemporaines (décédé en 2015) de la mécanique quantique en France. A travers plusieurs livres, A la recherche du réel, Le réel voilé, il défend une thèse qui se veut dépasser, ni plus ni moins, l'opposition matérialisme / idéalisme.
La chose n'est pas nouvelle, un Eugen Duhring qui voulait refonder la science (et le socialisme avec) en eut sa postérité par le livre d'Engels. Puis vinrent les Mach, Avenarius et autres Bogdanov dont ce fût au tour de Lénine de s'y opposer, avec Matérialisme et empiriocriticisme.

La mécanique quantique est, avec les théories de relativité, confirmée par des expériences d'une précision jamais atteinte auparavant. Et les multiples applications dans la vie de tous les jours le confirment. Que ce soit le transistor, la microscopie à effet tunnel, etc.
Elle montre un comportement déroutant de la matière à l'échelle atomique, défiant entendement et logique classique, que ce soit l'ubiquité des particules, l'indétermination de certaines données, le caractère probabiliste, la superposition d'états (avec le greffier de Schrödinger, ne pas confondre avec la dualité des pouvoirs) ou bien la dualité onde/corpuscule ou encore l'intrication.

Dans une société capitaliste sénescente, l'idéalisme s'immisce partout et y compris dans la science. Et cette révolution quantique fût une occasion pour certain de remettre au goût du jour différentes positions qui vont d'un positivisme sans vague (ou plutôt onde, ici) à l'idéalisme y compris dans sa forme la pure et la plus débile, le solipsisme, s'appuyant sur la soi-disant influence de l'observateur sur la mesure.

Au passage, il y a l'utilisation des termes de la mécanique quantique par des charlatans qui prétendent guérir ou vendre une camelote, comme, signe du temps, une crème de Guerlainpinpin...

Dans A la recherche du réel, on doit à d'Espagnat une très bonne explication des inégalités de Bell, sans même les citer, en l'illustrant avec des échantillons de populations (p.ex. des étudiants).
Ce livre avait été écrit avant les expériences d'Alain Aspect qui vaudront le prix Nobel de physique à ce dernier. Ces expériences permettaient de trancher indubitablement dans le débat Bohr-Einstein sur l'intrication en montrant que les inégalités de Bell étaient belles et bien violées en mécanique quantique. D'Espagnat tenait pour acquis le résultat alors que les expériences précédentes avaient donné des résultats contradictoires et peu fiables.

La thèse du réel voilé est, en gros, que nous ne pouvons avoir une totale appréhension de la réalité, en n'ayant accès qu'à travers nos capacités et nos instruments. Kant et son inconnaissable ne sont pas loin.
D'Espagnat a son vocabulaire et réalisme signifie matérialisme philosophie de l'expérience remplace positivisme et idéalisme radical à la place de solipsisme. Cela lui évite de dire qu'il n'est pas matérialiste.

Lederer est un membre du PCF et de Une autre voix juive. Et l'éditeur est Le temps des cerises, dont com a parlé récemment et qui abrite son lot de stals et autres gauches, mais pas que. On trouve quelques classiques du marxisme dont une réédition de _L'origine de la famille..._ préfacé par Darmangeat.

Lederer se pose en matérialiste en réponse à d'Espagnat et autres positions positivistes ou idéalistes.
Les premières lignes, après avoir cité La lettre aux aveugles de Diderot :
Diderot, contemporain de l'évêque Berkeley, n'aurait sans doute pas imaginé que, plus de deux siècles après sa mort, les humains disposeraient de machines automatiques capables de remplacer les hommes dans la production, [...], pourraient converser à distance avec leurs semblables tout en voyant leur image vivante sur écran, envoyer d'autres humains sur la lune, déchaîner le feu du soleil en effaçant des villes entières [...]. Mais ce qui l'aurait stupéfié c'est la persistance, la vivacité d'un courant philosophique déniant à l'humanité la possibilité de connaître le monde.

Après une introduction sur la philosophie, les bases de la mécanique quantique, sont denses mais nécessaires mettant les pendules à l'heure concernant le principe d'indétermination (et non d'incertitude) de Heisenberg et la trajectoire d'une particule.
Ensuite est exposée la thèse du réel voilé à laquelle Lederer répond dans les chapitres suivants. D'une part, la mécanique quantique ne remet aucunement en cause le matérialisme. Il est même le seul permettant de construire une théorie de la connaissance. D'autre part, les aspects déroutants de la mécanique quantique n'invalident pas la mécanique classique en considération des échelles. Sinon, que dire de l'incompatibilité de la relativité et de la mécanique quantique ?
L'auteur souligne ainsi que la mécanique newtonienne eut son lot d'aspects déroutants. Que ce soit le principe d'équivalence de Galilée, les équations de Maxwell inaugurant l'électromagnétisme ou la statistique des gaz de Boltzmann, ne s'attachant pas à appréhender toutes les molécules d'un gaz mais ces effets macroscopiques.
Alexandre Koyré, historien et philosophe des sciences, disait que la physique moderne, depuis Galilée, explique le réel par l'impossible.
L'auteur fait référence par deux fois à Matérialisme et empiriocriticisme. Mais également à Lucien Sève, philosophe et dirigeant du PC.
Il prolonge avec la dialectique, dont la mécanique quantique est une illustration parfaite qu'elle est la seule à même d'appréhender ses aspects contradictoires. Il pense d'ailleurs que certains débats en science sont artificiellement prolongés par l'absence de raisonnements dialectiques.

Ainsi, D'Espagnat illustre à merveille la superposition d'états, il est à la fois réaliste et idéaliste. Par contre, si l'on le mesure, la réduction de son paquet d'onde retourne invariablement l'idéalisme...

Le livre a pas mal d'équations et il y a des passages ardus, certains m'ont d'ailleurs échappés.

Ce post étant déjà assez long, je compléterai ultérieurement par l'annexe du CLT n°139 sur les sciences et le communisme.
Zorglub
 
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Re: Quantique : voilez ce réel que je ne saurais voir

Message par Zorglub » 07 Avr 2025, 20:26

Un extrait de l'annexe du CLT n°139, Développement des sciences et fondements des idées communistes:
À propos du déterminisme et du hasard dans les sciences de la nature
[...]
Vers la fin des années 1970, un débat s’engagea sur l’interprétation d’une théorie appelée « la théorie du chaos », débat qui se prolongea en touchant un public plus vaste dans les années 1990. Cette théorie, dont les premiers éléments scientifiques sont antérieurs à la Première Guerre mondiale, modélise les phénomènes dits chaotiques. En science physique, ce terme a une définition très précise : il caractérise des systèmes extrêmement sensibles à la moindre perturbation. Une toute petite perturbation peut entraîner de grosses variations. Les prévisions météorologiques entrent dans ce cadre. C’est le fameux « effet papillon » énoncé par le météorologiste américain Edward Lorenz. Il illustrait son point de vue sous forme d’une question : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? »

Au cours de ces débats, certains auteurs, dont des scientifiques, ont annoncé la remise en cause du déterminisme. Un célèbre paléontologue américain, Stephen Jay Gould, a étendu ce point de vue à la théorie de l’évolution et a cherché à réduire le rôle du darwinisme, dont il avait pourtant été un grand vulgarisateur, en avançant qu’au cours des centaines de millions d’années d’histoire de la vie sur terre, les cataclysmes comme la rencontre d’un astéroïde avec la terre avaient tellement perturbé l’évolution que celle-ci n’avait plus qu’un aspect secondaire. Il en concluait que ce hasard était le maître de l’évolution.

Par son raisonnement, Stephen Jay Gould retirait arbitrairement les cataclysmes destructeurs du processus d’évolution lui-même. Mais sans mettre de côté les effets des cataclysmes, pourquoi au contraire ne pas chercher à les prendre en compte comme contrainte de l’environnement, et essayer de comprendre pourquoi et comment certaines espèces avaient pu résister à ces cataclysmes et d’autres pas ? Son approche relevait d’un choix philosophique étranger à la démarche et à l’argumentation scientifiques.

Quant à la théorie du chaos elle-même, les mathématiciens et les physiciens qui l’ont fait progresser en étudiant de près les phénomènes chaotiques, qu’on retrouve dans bien des domaines autres que la météorologie, ont quantifié très précisément cette extrême sensibilité de certains systèmes aux perturbations initiales. À l’intérieur de leur théorie, ils n’ont jamais remis en cause le déterminisme. Il se trouve même formellement pris en compte dans tous leurs modèles. Et les développements en théorie du chaos ont permis d’améliorer les prévisions météorologiques en multipliant les mesures.

Les marxistes ont souvent eu à combattre l’influence des conceptions idéalistes « à la mode ». Au début du 20e siècle, Lénine eut à mener un combat dans le mouvement socialiste, et pas seulement en Russie, contre l’influence de conceptions idéalistes portées à l’époque par des philosophes et des scientifiques comme Avenarius et Mach. À cette occasion, voici comment il pouvait résumer la différence entre matérialistes et idéalistes sur le sujet de la causalité et du déterminisme : « La question vraiment importante de la théorie de la connaissance, qui divise les courants philosophiques, n’est pas de savoir quel degré de précision ont atteint nos descriptions des rapports de causalité, ni si ces descriptions peuvent être exprimées dans une formule mathématique précise, mais si la source de notre connaissance de ces rapports est dans les lois objectives de la nature ou dans les propriétés de notre esprit, dans sa faculté de connaître certaines vérités a priori, etc. C’est bien là ce qui sépare à jamais les matérialistes Feuerbach, Marx et Engels des agnostiques Avenarius et Mach (disciples de Hume). »

Enfin, la physique quantique, développée à partir du début du 20e siècle pour étudier le comportement des composants infimes de la matière, les particules élémentaires, a donné lieu à une interprétation philosophique très marquée par l’idéalisme et la notion du hasard, interprétation que des physiciens comme Einstein ont combattue. On peut évoquer ce débat en prenant l’exemple de la radioactivité. Celle-ci a mis en évidence que certains éléments chimiques pouvaient se désintégrer. Et on a pu mesurer le temps de vie de ces éléments dits radioactifs avec une très grande précision. Ainsi, un certain type de noyaux de carbone, par exemple, les noyaux de carbone 14, ont un temps de vie moyen de 5 734 ans. Les archéologues utilisent d’ailleurs la mesure de la quantité de ces noyaux radioactifs contenus dans certains ossements pour les dater. Mais ces 5 734 ans sont une moyenne. Et si les développements de la physique quantique sont capables d’expliquer pourquoi les noyaux de carbone 14 se désintègrent en moyenne après cette durée de vie, ils ne peuvent pas pour l’instant prévoir quand un noyau de carbone 14 en particulier se désintégrera.

Cette limite, qui réduit à des probabilités ce que permet de prédire la mécanique quantique, a suscité des débats très intenses parmi les physiciens pendant des dizaines d’années et encore aujourd’hui. L’interprétation philosophique dominante postule que la nature a un comportement intrinsèquement et profondément probabiliste. Qu’y a-t-il derrière ce comportement qui serait dû à un hasard intrinsèque de la nature ? Les défenseurs de ce point de vue ne répondent pas. D’autres physiciens cherchent et proposent des théories visant à compléter le formalisme actuel de la physique quantique.

Les débats scientifiques ont suscité et susciteront encore des interprétations philosophiques variées. Mais le déterminisme, indissociable du matérialisme, concerne la réalité matérielle elle-même, avant même la représentation que nous nous en faisons. Et les lois scientifiques modélisent et modéliseront toujours plus précisément cette réalité au fur et à mesure des découvertes.
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Re: Quantique : voilez ce réel que je ne saurais voir

Message par pouchtaxi » 08 Avr 2025, 18:40

Le livre est, en fait, très technique. Même les passages « sans équation » sur le problème de la mesure, l’intrication ou la non-localité seront de compréhension délicate pour les purs béotiens.

On peut se réjouir du fait qu’un physicien se revendique ouvertement et même de manière militante du matérialisme dialectique.

Une petite critique toutefois: Lucien Sève est cité à de nombreuses reprises. Lederer reprend à son compte la définition matérialiste de la connaissance que Sève présente dans l’un de ses livres (Penser avec Marx aujourd’hui. « La philosophie » ? , La Dispute 2014). Je cite, pages 148/149 du livre de Lederer :

La connaissance……….. Elle n’est pas comme l’écrivait Engels .., et à sa suite Lénine …, le simple reflet passif du réel.



(C’est moi qui souligne.)


C’est un bien vieux débat, que je ne développerai pas ici. Ce genre de critique remonte au moins à Pannekoek dans Lénine philosophe.

Je conteste absolument l’adjectif « passif » et je renvoie pour cela à L’anti-Dühring, Ludwig Feuerbach et la fin …. Ainsi que Matérialisme et empirio…...

Je n’alourdirai pas ce post par de longues citations.

Dans ces ouvrages, Engels comme Lénine, étudient, entre autre, la connaissance comme activité humaine, par exemple des scientifiques, qui soit produisent de la théorie (elle est nécessaire), soit expérimentent (c’est à dire triturent ce qui est afin d’en découvrir ou de vérifier certaines de ses propriétés).

Sauf à penser qu’Engels et Lénine, joyeux farceurs, étaient amateurs d’oxymore, il est absurde d’associer « activité » et « passivité » !

Vous m’aurez compris, m’irritent beaucoup ceux qui, croyant montrer une compréhension plus fine du marxisme, trouvent malin de taper sur Engels. On peut critiquer, d'ailleurs il serait impossible et contre-productif de l'empêcher, mais pas déformer.
pouchtaxi
 
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Re: Quantique : voilez ce réel que je ne saurais voir

Message par Zorglub » 08 Avr 2025, 18:57

Merci pour ce retour pouchtaxi, j'avais lu (trop vite) que la phrase n'était pas négative.
Zorglub
 
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