M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 09 Mai 2021, 07:55

Ça serait mieux si les messages concernant le bouquin d'Eastman finalement étaient transférés sur un sujet unique: "Max Eastman : Depuis la mort de Lénine"

[edit]C'est fait[/edit]

Je ne sais pas si c'est possible? Et je pourrais rajouter quelques extraits (mais pas autant que pour Angelica!, eh! ah non, plus jamais!)
Cyrano
 
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 10 Mai 2021, 18:35

Merci aux petites mains qui ont transformé les messages sur Max Eastman en sujet à part entière !

Le bouquin de Max Eastman parait aux Etats-Unis au début de l'année 1925. Staline tuyaute un représentant du PC anglais qui va demander des explications à Trotsky sur ce livre. Celui-ci répond qu'il n'a pas encore lu le livre et désavoue les attaques éventuelles contre le parti bolchévik. Trotsky n'avait pas lu mais… par contre, Staline avait eu vent du livre? Comment ça? Le Monde des Livres n'existait pas à l'époque.
Lorsque parait la traduction française en juillet 1925, Eastman a pris connaissance de la réponse lapidaire de Trotsky aux communistes anglais. Ainsi, il répond à ces commentaires dans la préface à l'édition française parue en juillet 1925 (Eastman n'a pas encore connaissance de la lettre de Léon Trotsky du 12 juillet 1925).
Max Eastman est né en 1883, il a donc 42 ans (et il parle la langue russe).

Quelques extraits de cette préface à l'édition française (pages 7 à 18). On commence par le tout début:
Averti par mon expérience avec certains journaux anglais, je tiens à mettre en garde les travailleurs français qui liront ce livre, contre les interprétations fallacieuses qu'en donneront ceux qui ont intérêt à cacher les faits qu'il énonce.
On prétendra d'abord qu'il est écrit d'un point de vue bourgeois – ou d'un point de vue « menchévik ››, ce qui revient au même.
Qu'on me permette de dire qu'en 1919, j'ai été exclu du parti socialiste américain – avec la gauche – pour avoir soutenu la politique des Bolcheviks.
Après la révolution de février 19117, dans un éditorial de The Masses, je déclarais que les Soviets devaient former le gouvernement en Russie. Dans le Liberator (la revue qui remplaça The Masses après sa suppression par le Gouvernement et notre arrestation) j'ai continûment expliqué et défendu la politique des Bolcheviks, depuis la dissolution de l'Assemblée Constituante jusqu'à la condamnation des socialistes révolutionnaires – à une réserve près, cependant. Je recommandai, après la fin de la guerre civile en Russie, que l'Internationale fût réorganisée de façon à ce que disparût la prédominance purement automatique du parti russe. Je suis plus que jamais de cet avis. Je m'en rapporte, quant au principe, à l'autorité d'Engels, dont Lénine a reproduit un jour en l'approuvant la citation suivante : « Il n'est nullement de l'intérêt du mouvement que les travailleurs de telle ou telle nation – peu importe laquelle – prennent la tête du mouvement.»

Eastman cite le Que faire de Lénine : il a lu, le bougre. La page est celle de l'édition russe, pff.
Psst, vous dites souvent, vous, «j'ai continûment…» ?
Continuons plus loin… toujours la préface, hein.
On dira également qu'en exposant devant la bourgeoisie ce conflit intérieur, je ne me suis pas soucié de l'intérêt de la classe ouvrière. – Le problème qui consiste à savoir si, pour porter les choses à la connaissance du mouvement ouvrier, il faut les exposer devant le grand public. […]
J'ai scrupuleusement pesé [ce problème], et, pendant de nombreux mois, je me suis imposé silence. Et lorsque toute chance d'un renouveau prochain d'offensive du mouvement ouvrier a pour un temps disparu, alors seulement j'ai publié mon livre. […]
Et le livre lui-même est une preuve que je n'«idolâtre» pas Trotsky. […]
Dans mon livre, je n'ai fait que montrer où se trouvaient ses lacunes [de Trotsky], et m'élever contre la légende inventée par la bureaucratie pour les représenter autrement qu'elles étaient. Il y a là un fait capital : la raison d'être expresse de toute cette légende étant de faire croire que la bureaucratie défendait la dictature révolutionnaire contre Trotsky, alors que c'était exactement le contraire.

Une allusion à la réponse de Trotsky aux questions from England concernant son livre :
Peut-être aussi répandra-t-on le bruit que, dans un télégramme adressé à un journal communiste anglais, Trotsky lui-même a «désavoué» mon livre. […]
Sans nier qu'il avait été victime d'une intrigue, Trotsky désavoua tout «commentaire» pouvant être dirigé contre le parti communiste russe. « Je ne connais pas le livre d'Eastman, répondit-il ; les critiques des journaux bourgeois concernant cet ouvrage ne me sont pas parvenues. Il va sans dire que je désavoue par avance catégoriquement tout commentaire pouvant être dirigé contre le parti communiste russe.» […]
Si Trotsky veut désavouer mon livre, il le fera après avoir lu, promptement, et sans la moindre ambiguité.

Le pauvre ! Alors, là, pour ça! Trotsky va désavouer et même faire plus dans sa lettre de juillet. Il se trouve peut être quelque part une réaction de Max Eastman à cette lettre ? Dans une nième impression de son bouquin?
La suite? Ah, faut que fasse un p'tit coup d'OCR… Rien ne presse. Ah non : je vais faire une vinaigrette.
Cyrano
 
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 10 Mai 2021, 19:59

Max Eastman, dans sa préface continue d'explorer les reproches éventuels qu'on pourrait adresser à son livre.
On prétendra peut-être enfin que mon livre s'éloigne du marxisme. Et l'on en donnera comme raison que je rapporte les paroles et les actions actuelles de certaines personnalités humaines et que, sans détours, nettement, je les définis et caractérise. […]
Seuls, ceux qui n'ont pas lu un seul livre historique de Marx pourraient accuser mon livre de n'être pas marxiste, sous prétexte qu'il décrit et caractérise les actes et les paroles des personnes. Les épithètes de Marx s'adressant aux personnes sont infiniment plus colorées et plus violentes que les miennes ! Et cette accusation ne saurait être formulée que par des gens ayant une conception bien fausse et bien dangereuse du marxisme. Le marxisme ne consiste aucunement à ignorer les paroles et les actes des hommes, il consiste à les expliquer par leurs rapports économiques.

Le Max, il semble bien suivre les péripéties du mouvement communiste d'Europe :
En même temps que Léon Trotsky et les marxistes révolutionnaires les plus audacieux, les plus sûrs de Russie ont été exclus de la direction du Parti communiste ou réduits au silence, en France, en Allemagne, en Italie, en Tchéco-Slovaquie également, les leaders les plus éprouvés, les plus dévoués sont, soit éliminés du Parti, soit tenus à l'écart.
En France, ce sont les vaillants membres de l'ancien Comité de la IIIe Internationale, les fondateurs du Parti communiste qu'on expulse, Monatte, Rosmer, Souvarine, c'est Loriot qu'on menace. En Allemagne, c'est l'héroïque «groupe Spartacus» de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, de Karl Radek et de Clara Zetkin qu'on met à l'écart, ou qu'on essaie de discréditer, ou dont la direction du Parti sape délibérément l'influence. En Italie, c'est la «gauche» classique, bien connue du temps de Lénine pour son intransigeance révolutionnaire, qu'on dénonce en même temps que Trotsky pour «déviation de droite».

En Italie, ce sont les amis d'Angelica Balabanoff ?
Et Eastman revient encore à se propre défense au cas où…
Un dernier point, concernant le marxisme. Marx n'a jamais nié, il a au contraire affirmé l'importance du caractère personnel des chefs d'un mouvement. Peut-être n'est-il pas sans intérêt de citer le passage complet de Marx où il discute cette question :
« L'Histoire aurait un caractère bien mystique si les «hasards» n'y jouaient aucun rôle. Les «hasards» influent, naturellement, dans une large mesure, sur le cours des événements, et ils sont compensés par d'autres hasards. Mais l'accélération ou le ralentissement dépendent au plus haut point de hasards, parmi lesquels se trouve aussi le caractère des premiers chefs du mouvement. »

La citation de Marx, c'est tiré d'une lettre à Kugelmann du 17 avril 1871 (il a vraiment lu beaucoup).
On arrive à la conclusion de cette préface présentant son livre. Il conclut sur «l'essence réelle du sujet» de son travail :
Voyant la dictature révolutionnaire menacée par le développement d'une nouvelle classe bourgeoise, les «Nepmen», Trotsky demanda que le centre du pouvoir soit engagé plus profondément dans la masse du prolétariat, – sans cependant passer les limites du Parti. Voyant et reconnaissant exactement le même danger, Staline retira instinctivement le pouvoir de la masse prolétarienne pour le concentrer dans les mains des 18.000 fonctionnaires du Parti.
Le lecteur jugera lui-même qui, de Trotsky ou de Staline, s'en remet au caractère personnel des chefs pour défendre la Révolution contre ses ennemis, et qui compte sur l'intérêt de classe du prolétariat.

MAX EASTMAN. Juillet, 1925.

Olé !...
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par artza » 11 Mai 2021, 06:11

En Italie ce sont les amis d'Angelica Balabanoff?

Non, AB n'a jamais été de la "gauche".
Eastman parle de la gauche "classique", "connue... pour son intransigeance révolutionnaire".

Il ne peut s'agir que de Bordiga (Fortichiari, Repossi, Damen...).
artza
 
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 21 Mai 2021, 13:24

Pour les péripéties relatées dans ce livre entre le groupe de Staline (avec Zinoviev, Kamenev, Boukharine, etc.) et le groupe des opposants (avec Trotsky, etc.), bin, on peut voir dans le Trotsky de Jean-Jacques Marie. On peut trouver un parcours rapide de ce sujet (même pas 10 pages) dans le petit livre Staline de Jean-Jacques Marie, paru aux éditions Librio. D'autres idées?

Lénine a un premier AVC en mai 1922. Il s'en remet un p'tit peu. De retour après sa convalescence, il constate l'importance de la bureaucratisation et la place prise par Staline (ainsi que son assurance arrogante). En décembre 1922, il est victime d'une nouvelle attaque: son coté droit est paralysé (en fait, ce sont deux attaques qu'il subit en décembre) mais il a toujours l'usage de la parole. Il se retire de la vie politique officielle et il continue à communiquer avec des textes dictés à son secrétariat: ce qu'on appelle des lettres (dont la lettre connue sous le nom de "Testament de Lénine" rédigée fin décembre 1922) ou même carrément des articles publiés dans la Pravda en 1923.
En mars 1923, une dernière attaque prive Lénine de la parole et le transforme en pantin muet. En janvier 1924, ça en sera fini du grand bonhomme. "Mieux vaut moins, mais mieux" est le dernier article publié du vivant de Lénine, au début de mars 1923. Une petite visite sur le site de marxists.org vous donnera tous ces textes.

Tout ça va si vite. En 1923, ça ne fait que 6 ans que Léon Trotsky a adhéré au parti bolchévique. La NEP date de 2 ans. Et Joseph Staline semble être le nouveau patron, défiant même Lénine.
Léon Trotsky, pas très en forme physique, cogite quand même: en 1923 et 1924, il y a eu la parution de Cours Nouveau qu'a provoqué un tollé. Et Les leçons d'Octobre qui ont filé un ulcère à Staline: celui-ci n'est même pas nommé tellement son rôle fut insignifiant dans les journées d'octobre.

Hors-sujet, Il y eut aussi en 1924 la parution d'articles de Trotsky sur l'Europe et l'Amérique. Un petit passage épatant est cité dans le Trotsky de Jean-Jacques Marie :
« L'Amérique libère toujours quelqu'un : c'est, en quelque sorte, sa profession. […].
Quand elle veut annexer un territoire étranger ou mettre un pays en tutelle, elle organise une petite révolution indigène, puis intervient pour pacifier le pays

Hep, mais non, c'est pas paru y'a quelques années, c'est écrit y'a un siècle.

On revient à Max Eastman.
On commence au début, au chapitre premier, sous titré simplement: Lénine et Trotsky.
Max Eastman y explique pourquoi il décide de parler publiquement des magouilles qui ont accompagné la maladie de Lénine et celles qui ont suivi sa mort. Il justifie aussi sa légitimité à en parler par sa présence en Russie, au moment des faits.
Rien de ce qui s'est passé en Russie n'a été plus mal compris du monde occidental que la crise du parti communiste russe. Il n'est cependant rien que les ouvriers des pays étrangers qui se tournent vers Moscou comme vers un phare, aient plus naturellement le droit de comprendre que cette crise qui précipite dans une opposition silencieuse des hommes comme Trotsky, Rakovsky, Radek, Antonov, Piatakov, Krestinsky, Préobrajensky, bien d'autres amis et auxiliaires de Lénine, et qui concentra le pouvoir entre les mains d'un groupe dominé par Staline, Zinoviev et Kamenev.

J'ai séjourné en Russie pendant le développement tout entier de la crise, j'ai assisté au Congrès du Parti où elle parvint à son point culminant ; j'ai pu, sans nul obstacle, grâce à ma connaissance du russe, pénétrer de plain-pied les faits et les idées impliqués dans tous les débats. J'ai donc pensé faire œuvre utile en exposant les choses franchement, complètement, telles que je les ai vues.

J'ai hésité à le faire pendant plus de six mois : je voulais être sûr que, par delà les fins de la vérité historique, et de la justice individuelle, je servirais surtout la stratégie de la Révolution.

Aujourd'hui, j'en suis convaincu, il est temps que quelqu'un se lève pour exposer les faits dans leur nudité rigoureuse, et non pas d'après les besoins de la politique immédiate ni pour des visées éphémères.

Dans ce chapitre, Le Max résume ce qui opposait Lénine et Trotsky, avant 1917.
Rejetant la théorie .menchevik par laquelle le terme de la Révolution russe était une république bourgeoise, rejetant également le mot d'ordre avec lequel Lénine les combattait : « Dictature démocratique des ouvriers et des paysans », il [Trotsky] avait adopté la conception de la « Révolution permanente » de Marx. Il déclara que la Révolution russe, une fois déclenchée, conduite par des marxistes déterminés, ne s'arrêterait ni à l'un ni à l'autre de ces stades préliminaires, mais que, soutenue par les paysans, elle irait droit à la dictature du prolétariat, inaugurant ainsi l'ère de la Révolution mondiale.

Cette prédiction réaliste, la conception souple et résolue en même temps de la « Révolution permanente étaient extrêmement proches de la méthode intellectuelle de Lénine. Elles conduisirent Trotsky aux côtés de Lénine, dès le moment où commença le vrai travail, alors que les plus anciens «léninistes» reculaient, effrayés par l'audace de son programme d'action.

Lénine ET Trotsky, c'était une évidence pour tous:
Malgré les faits, une extrême jalousie à l'égard de Trotsky subsistait. dans le groupe des vieux disciples de Lénine. L'assurance de Trotsky, une sorte de manque «d'habileté» personnelle, sa confiance en lui-même, n'étaient certainement pas sans lui fournir quelque aliment ; quoi qu'il en soit, il est assez compréhensible que cette jalousie se soit produite.

Trotsky, pour eux, restait toujours le nouveau venu ; par contraste, avec ce don du réalisme qui touchait au prodige chez Lénine, le brillant de Trotsky, sa personnalité originale, frappante, magnétique, leur restait étrangère et leur semblait manquer de fonds; jamais ils n'ont vu en Trotsky l'individu donné, mais uniquement le personnage qui prétend au plan de Lénine. […] Lénine disait toujours : « Lénine et Trotsky » comme nous tous, dans la presse, écrivions journellement «Lénine et Trotsky».
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 21 Mai 2021, 13:27

Après le chapitre 1, va venir le chapitre 2 (j'ai d'la suite dans les idées), intitulé; La fraction «antibonapartiste».
Trotsky a refusé la vice présidence que proposait Lénine. Ça conduisait à en faire le futur cher de l'URSS.
Trotsky a refusé parce qu'il est complètement ignorant de ce qui, en politique, ressemble de près ou de loin à la manoeuvre personnelle. ll est, à cet égard, l'homme le moins doué qui soit. Non seulement il est incapable de manœuvrer dans son intérêt personnel, mais il ne le peut pas davantage lorsque son idéal le plus impersonnel exigerait qu'il le fît. Il connaît l”art de combattre ses ennemis, mais il ignore celui de manier ses amis. Il ne sait pas manipuler les hommes, il n'est pas porté à le faire, il n'y songe jamais. Et c'est là sa faiblesse, là son point vulnérable.

Si, dès le début, Trotsky était apparu comme le successeur de Lénine, le Parti tout entier, le monde tout entier eussent été fixés sur leurs rapports vivants et la moitié de ce qui s'est passé ne fut pas advenue.

Mais par contre, y'en a quelques uns qui n'ont pas ces scrupules…
Avec Staline – doué de toute l'astuce qui manque à Trotsky – Staline installé au cœur de la place en tant que secrétaire du Parti, Zinovicv enchanté de s'atteler à cette besogne, Kamenev laissant faire, Boukharine si influençable, ils commencèrent, par tous les moyens détournés et subtils qu'on peut imaginer, à construire une vraie machine de guerre destinée à leur assurer la conquête du pouvoir à l'intérieur du Parti

Max Eastman décrit toutes les turpitudes du trio Staline-Zinoviev-Kamenev pour mettre Trotsky sur la touche et le présenter comme un Bonaparte aspirant à son Brumaire. Dans une note, à la fin chapitre 2, il précise:
Il va sans dire que je n'ai jamais parlé de toutes ces choses à Trotsky. Je n'ai eu qu'en deux occasions la possibilité de parler avec lui, après l'ouverture de la crise, et cela pendant vingt minutes en tout. Notre première conversation eut trait a ma biographie de sa jeunesse, au moment du scandale suscité autour du «Cours Nouveau»; je lui posai alors une ou deux questions à ce sujet et je lui ai attribué, dans mon texte, tout ce que j'appris par lui. Le rencontrant ensuite incidemment, je lui fis part du fait que j'avais connaissance du «Testament de Lénine» : il me recommanda de considérer comme un « secret absolu» tout ce que je pouvais savoir sur ce sujet. Ce me fut une raison de plus de retarder la parution de mon livre.

Et voilà. Le prochain chapitre, le 3, c'est chaud, c'est Le testament de Lénine, ça nous amène à la page 43. Y'a pas l'feu.
Cyrano
 
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 24 Mai 2021, 20:58

Nous voici dans le bref chapitre concernant le Testament de Lénine.
Eastman rappelle que la lettre, nommée le Testament de Lénine, ne fut pas communiquée aux membres du Parti.
Par un vote d'environ 30 voix contre 10 (et malgré la prière de la femme de Lénine), le Comité Central du Parti décida de ne pas lire son ultime lettre au Parti . Ainsi, la plus solennelle peut-être, la plus scrupuleusement pesée des déclarations qui tombèrent jamais de la plume de Lénine, fut supprimée – dans 1'intérêt du léninisme – par la Troïka des «anciens Bolcheviks» qui gouverne actuellement le Parti communiste.

Sur l'emploi du mot Troïka, Max Eastman ajoute une note de bas de page. Le premier à utiliser ce mot pour désigner la bande des trois?
J'emprunte le mot «troïka›› au langage populaire russe. Ce furent les trois (Staline, Zinoviev, Kamenev) qui, de concert, firent bloc contre Trotsky au Bureau Politique lorsque Lénine tomba malade, et qui formèrent le noyau du mouvement qui s'étendit ensuite contre lui. Kamenev est décidément un subalterne, et une violente rivalité existe maintenant entre Staline et Zinoviev.

La lettre-testament est très courte. Oui, chaque mot est pesé. Eastman rappelle que dans ce document, aux yeux de Lénine, les errements de Zinoviev et Kamenev ne furent pas accidentels. Sur l'appréciation de Boukharine, Eastman en rajoute une petite couche vacharde:
La moitié du prestige de Boukharine réside dans une popularité personnelle suscitée par son dévouement révolutionnaire, son courage, et la simplicité de sa vie. L'autre partie vient de ce qu'il a acquis une réputation de «grand marxiste››. Il est l'auteur d'un ouvrage sur le Matérialisme Historique, à la fois si scolaire en apparence et si profondément indigeste, si confus, qu'on se hâte généralement de concéder qu'il est un maître ès-philosophie marxiste, pour éviter de lire son livre jusqu'au bout.

On n'oubliera pas bien sûr ce que dit Lénine de Trotsky: «l'homme le plus éminent», selon la traduction d'Eastman (ou le plus «capable» selon d'autres).
Eastman, avec une note da bas de page (il n'écrit pas au hasard, le bougre!):
On jugera de l'étrange amnésie frappant les dirigeants de la bureaucratie au sujet de la lettre escamotée, par un récent article de Boukharine dont nous extrayons le passage suivant ; il y fait allusion aux deux lettres qui ne furent pas supprimées : « Illitch, je le crois, sentit sa fin inévitable, il le sentit mieux que ses amis les plus proches, mieux que les docteurs et les professeurs. Et quand la seconde attaque fondit sur lui, il dicta son testament politique, et du bord de la tombe, il dit des choses, qui, pour des dizaines d'années, détermineront la politique de notre Parti. Ainsi, une fois encore, et pour la dernière fois, Iliitch dit au Parti ses suprêmes paroles...» (Pravda, janvier 21, 1925.)

Voici pour ce chapitre très court: pages 43 à 47. Mais je ne résiste pas à rajouter ce qui suit...

Certaines et certains doivent se souvenir? Fin des années 1960 et début années 70, on pouvait lire ce fameux Testament de Lénine dans un piti, tout piti fascicule de 9 cm sur 13 cm. Il y avait 17 pages. Mais 14 de présentation, puisque le Testament lui-même ne prenait que… 3 pages.
C'est daté d'avril 1947. Je n'avais que deux mois, ce qui explique que je n'ai lu ça que 20 ans plus tard. C'est aussi dans cette collection que j'ai lu, pour la première fois, un petit texte d'un type qui se nommait Victor Serge: La tragédie des écrivains soviétiques. Si j'avais su tout ce qui me restait à lire, je me serais enfui dans une communauté, avec des chèvres.
Pièces jointes
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 25 Mai 2021, 08:59

On avance dans les chapitres du bouquin. Max Eastman est très documenté. Ce n'est pas du travail de touriste. Sur la discussion concernant la bureaucratisation… une note de bas de page de Max, avec un réjouissant texte de Boukharine:
Au début de la discussion, Boukharine, décrivit la situation en des termes aussi accusateurs que ceux employés par Trotsky :
« Si nous faisions une enquête, dit-il, et recherchions combien de fois les élections se font au Parti par ces seules questions jetées du haut de la tribune « Qui est pour ? » « Qui est contre ? », nous découvririons vite que, dans la majorité des cas, les élections sont devenues de pures formalités ; non seulement les votes se font sans aucune discussion préalable, mais sur la seule question « Qui est contre ? ». Et comme on se met dans un mauvais cas en se prononçant « contre » les autorités, il n'est pas difficile de prévoir l'issue habituelle. C'est donc de cette façon que se passent les élections dans toutes nos organisations de base.
Quant à la question des meetings du Parti, voilà comment les choses ont lieu : il s'agit tout d'abord de nommer le « Praesidium » du meeting; un camarade du Comité de district se présente, donne lecture d'une liste et demande « qui est contre ? ›› Personne n'est contre et l'affaire est dans le sac. Il en est de même pour l'ordre du jour. Le Président demande « Qui est contre ? » Personne n'est contre. Résolution adoptée à l'unanimité. Voilà la façon dont on procède d'habitude dans les organisations de notre Parti. Il va sans dire que de telles méthodes suscitent un grand courant de mécontentement. La même chose se produit, à d'infimes nuances près, à tous les degrés de la hiérarchie du Parti. »
(Extrait d'un discours cité ensuite par Trotsky.
Sténographie des débats du XIIIe Congrès du Parti. Page 154.)
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 25 Mai 2021, 09:04

Max Eastman décrit bien en détail les pièges que la Troïka tend à Trotsky tout en ré-écrivant l'histoire, en publiant les anciennes polémiques, en interprétant avec mauvaise foi les réponses de Léon, etc. Eastman continue, au fil des pages, de décrire ponctuellement certains traits du bonhomme :
Trotsky est le caractère le plus discipliné qu'il m'ait jamais été donné de rencontrer. Il est l'homme de qui l'on peut garantir que s'il a adopté une ligne de conduite, s'il l'a reconnue juste, il s'y tiendra jusque dans le plus petit détail, avec la plus stricte rigueur, quels que soient ses impulsions propres et son sentiment personnel. Et, s'il est dans son caractère un autre trait saillant, c'est une si grande absence de diplomatie que, s'il avait vraiment le désir de former une fraction, il irait droit à un échec. Il ignore complètement 1'art de grouper et d'agréger des gens autour de soi; c'est là, je l'ai déjà dit, la vraie raison pour laquelle il a, si malhabilement, laissé tomber le sceptre du pouvoir que lui tendait Lénine.

Trotsky n'avait retenu que la sagesse de Lénine, sa méthode d'envisager les problèmes révolutionnaires, celle de les résoudre. Il n'avait point appris sa ruse politique ni sa souple maîtrise à manier les hommes. Ce que Lénine appelait « une assurance excessive» l'empêcha constamment d'acquérir cet art-là.
En fait, l'assurance de Trotsky ne dépasse pas du tout celle de Lénine ; ce qu'il a de particulier, c'est une inaptitude étrange à percevoir les réactions, les sentiments d'autrui. Il est si puissamment empli de ses propres idées, de ses propres projets, qu'il ne possède pas cette perception instinctive ni des idées ni des projets des autres qui le rendrait plus apte à accomplir les siens. Il se comporte, par moments, avec la précipitation ingénue d'un enfant.

Mais avant de continuer l'étude de 1'attaque de Zinoviev, ouvrons une parenthèse : s'il est un homme au monde susceptible d'empreindre de courtoisie exquise et de délicatesse ses relations avec autrui, c'est bien Trotsky. Au plus fort de la crise, alors que les diffamations, les accusations forcenées pleuvaient sur lui comme des bombes, Trotsky tança vertement un jeune communiste qui s'était permis devant lui de désigner Zinoviev par un surnom « Grichka ›› (ce qui équivaudrait à appeler « Totor » quelqu'un s'appelant Victor). C'est là un incident insignifiant, mais qui montre à merveille l'exceptionnelle délicatesse de Trotsky dans ses rapports avec ses camarades. Et ses ouvrages - même les plus polémiques sont aussi purs d'arrière-pensées et de louches insinuations qu'une source d'eau claire est dépourvue de fange.

Sur le moment, j'me dis, ah bin dis donc, la langue russe! Avec Zinoviev on fait Grichka? C'est byzantin? Mais non, j'suis bête: Grigori Zinoviev, mais oui, je comprends mieux.

Le bouquin de Max Eastman fait 220 pages. Il ne l'écrit pas en 1929, mais fin 1924 et déjà ça sabre à tout va. L'offensive des vieux bolchéviques de la Troïka pour sortir du jeu la pièce rapportée qu'était Trotsky est décrite par le menu. Trotsky respecte le Bushido, et ne saurait pas le transgresser. Les autres, ils en ont rien à foutre des sept vertus…
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Re: M.Eastman : Depuis la mort de Lénine

Message par Cyrano » 25 Mai 2021, 13:32

Eastman revient sur les réactions personnelles de Trotsky, dans un chapitre:
On s'étonnera. On se demandera comment, par des moyens aussi grossiers, il a été possible de descendre Trotsky des hauteurs où il se trouvait, et de le dépouiller de toute son influence. Dans une certaine mesure, il est une chose qui 1'exp1ique, c'est la réaction très spéciale qui se fit chez Trotsky.
[…]

Sa fierté le mena dans une voie tout opposée. Puisque les articles de la Pravda ne répondaient en aucune façon à ses déclarations, puisqu'ils étaient des faux, faits de propos délibéré, il se refusa à toute réplique, quelle qu'elle fût. Et non seulement il ne répondit pas à ce déversement énorme de calomnies, de faux, de polémiques, qui remplit la Russie pendant la moitié de l'hiver, mais il n'en lut pas une ligne.
Je lui demandais un jour, pourquoi il ne rassemblait pas toute cette littérature de la Pravda; pourquoi il ne s'attachait pas, en y consacrant une huitaine, à rédiger une mise au point complète, fait après fait, de l'affaire tout entière,
« Mais, me dit-il : ce n'est pas là une argumentation, c'est une attaque personnelle; je ne puis pas répondre à une chose comme celle-là. »
Il fit un geste de la main, signifiant que ma suggestion était tout à fait vaine et son affirmation complète évidente.
[…]

Dans la note publiée par la Pravda (citée plus haut), Trotsky déclare que s'il s'abstient de répondre aux attaques personnelles, c'est qu'il pense agir dans l'intérêt même du Parti. Dans sa lettre de démission, il stipule également « qu'il croit toujours que son silence a été la seule chose conforme à l'intérêt du Parti ».
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