Plutôt à lire après l'avoir vu ou si l'on ne souhaite pas le voir, parce qu'elle déflore pas mal le sujet, la critique très enthousiaste de Pierre Murat, de Télérama.
a écrit :SYNOPSIS
Pour survivre à Wall Street, sois le premier, le meilleur ou triche. La dernière nuit d'une équipe de traders, avant le crash. Pour sauver leur peau, un seul moyen : ruiner les autres.
LA CRITIQUE LORS DE LA SORTIE EN SALLE DU 02/05/2012
Il n'en croit pas ses yeux, le petit trader. C'est dix, cent, mille fois plus grave que ce que lui a suggéré son supérieur hiérarchique, le matin même, avant d'être viré comme un malpropre, en cinq minutes, bureau immédiatement vidé, portable instantanément coupé... Il est très tard et le jeune homme se sent bien seul dans le grand immeuble désert où siège la firme la plus puissante de Wall Street. S'il a raison — et il a raison ! —, c'est un tsunami qui menace. Un néo-big krach. La terre va s'entrouvrir et précipiter dans les flammes de l'enfer tous ses supérieurs, ces brillants incompétents, qui n'ont rien vu venir...
Ce qui se passe ? En jargon économique, on dirait que l'entreprise a dépassé plusieurs fois depuis quinze jours « les limites historiques de l'indice de volatilité ». Traduction en bon français par l'un des responsables : « On se retrouve avec le plus grand sac d'excréments de l'histoire du capitalisme. » Problème : à qui le fourguer avant que la panique ne se répande partout, urbi et orbi...
Des documentaires sur la crise de 2008, on en a vu, et des bons (Cleveland contre Wall Street). Mais des fictions, peu ou alors des nulles (l'infâme Wall Street 2, d'Oliver Stone). Rien qui égale la force, l'intensité de ce premier film. Ou l'inconnu qui le signe a vu tous les grands films hollywoodiens et les imite si bien qu'il en devient génial. Ou il est génial, lui, qui fait se croiser, à la manière de Robert Altman, une dizaine de personnages sans en sacrifier aucun.
Ils sont tous passionnants. Le big boss (Jeremy Irons), qui énonce les trois règles d'un patron de la finance : « Etre le premier, le plus intelligent ou le plus tricheur. Surtout le premier. » Le responsable des ventes (Kevin Spacey), qui, alors que son univers vacille, pleure à gros sanglots, visage collé au pelage, sa chienne mourante. Ou le petit chef (Paul Bettany), perpétuel mâcheur de chewing-gum, suicidaire, qui explique comment il a bien pu dépenser 2,5 millions de dollars en une année : « Trois cent mille dollars pour mon emprunt immobilier, 50 000 pour ma voiture, 150 000 pour mes parents (c'est un bon fils !) et 76 520 (la somme est précise) pour l'alcool et les putes. Surtout les putes »...
Comme chaque minute compte, comme chacun est tendu à l'extrême, on s'attendrait à ce que le rythme s'affole. D'autant que le réalisateur vient de la pub qui pousse, parfois, à certains effets faciles. Mais non ! J.C. Chandor étire le temps au maximum, il l'« élastifie » comme Hitchcock dans ses grandes scènes de suspense. Chez Hitch, la bombe est sous la table, le spectateur le sait, mais pas les personnages. Ici, tout le monde est au courant et c'est le compte à rebours, implacable, qui crée l'angoisse. Dans les étages, à peine éclairés, silencieux, doucereusement inquiétants, les petits chefs semblent en attente, comme pétrifiés. Des travellings en traquent d'autres que l'on découvre affalés sur leur bureau, terrassés par la fatigue.
Au coeur de l'immeuble, dans des bureaux aussi sécurisés qu'un coffre-fort suisse, J.C. Chandor filme en plans fixes des visages qui expriment d'autant plus la détresse qu'ils tentent de la cacher à toute force. Celui du petit jeune (Zachary Quinto) qui se sait fichu. Celui du bouc émissaire (Demi Moore), qui va payer pour n'avoir pas été entendue à temps... Sans oublier le big boss, bien sûr. Peut-être le plus beau personnage de tous : l'interprétation british de Jeremy Irons lui confère une noblesse et une monstruosité quasi shakespeariennes... A lui seul, le big boss oppose un démenti cinglant aux idéalistes qui rêvent encore de moraliser le capitalisme. Même dans la tourmente, sa seule arme reste l'argent : il paye un employé renvoyé 176 471 dollars l'heure pour s'assurer de son silence. Il verse un bon million à ceux qui, avant que la nouvelle de la faillite se répande, entuberont le plus de clients possible en un minimum de temps. Casser le marché, il s'en fiche. Mettre en faillite ses confrères, il s'en fout. Ruiner les petits épargnants, il s'en moque...
Au petit matin, il songe même à rebondir : « On peut s'enrichir grâce à ce merdier ! » Il évoque, presque amusé, toutes les crises auxquelles il a été confronté : 1974, 1987, 1992, 1997, 2000. Il résistera à celle-là comme aux autres. Même quand il se plante, ce type-là survit : c'est Moloch dans toute sa gloire... L'attirance-répulsion joue à plein. — Pierre Murat