Elena Ferrante - L'Amie Prodigieuse

Re: Elena Ferrante - L'Amie Prodigieuse

Message par cali » 27 Août 2021, 12:22

Bonjour Cyrano,
Comme je t'envie de pouvoir lire l'original en italien / napolitain.
Au sujet de ta remarque sur la scène de la nuit de noce et de l'atavisme entre génération : quelle scène spectaculaire ! au delà de l'effroi qu'on ressent, c'est exactement ce genre de passages qui, comme dit Lila, un des personnages, produit "une idée qui en amène 1000 autres". La génération de Lila/Elena/Stefano veut tourner le dos aux horreurs qui ont opposé leurs parents. En cela, elle est happée par l'individualisme et l'arrivisme. Mais elle est aussi animée par la volonté de tourner la page et de reconstruire, y compris les liens humains. C'est la force de vie de la jeunesse. Malheureusement, la société, elle n'a pas changé. L'institutrice transmet la culture et sélectionne les bons éléments pour en faire les instruments du conservatisme social. Le fils de l'épicier, Stefano, veut échapper à la malédiction et la haine qu'inspirait son père, mais derrière les bonnes manières de la politesse commerciale, l'argent issu de la tromperie et du vol impose ses exigences et dicte les choix. Tout comme le patriarcat qui transforme chacun, chacune, en espion, en gardien, en bourreau pour soumettre ceux qui tentent d'y échapper.
L'atavisme au niveau des familles et des individus, ce sont les rapports sociaux et les rapports entre classes dans leurs oeuvres cruelles et hideuses de reproduction et de maintien de ce qui est.
Une amie me demandait "mais qu'est-ce que ce bouquin à avoir avec la lutte des classes ?" C'est justement parce que les individus sont occupés à se faire happer et broyer par ce mécanisme implacable qu'ils ne sont pas disponibles pour s'organiser et évoluer vers la conscience politique.
cali
 
Message(s) : 7
Inscription : 16 Mars 2008, 21:54

Re: Elena Ferrante - L'Amie Prodigieuse

Message par Cyrano » 29 Août 2021, 17:41

Hola, Cali, je vais te décevoir l'ami : je ne cause pas l'italien – et encore moins le napolitain.
J'écrivais : « Déjà, tout bêtement, ça cause napolitain. Et Elena, au fur et a mesure qu'elle s'élève dans ses études emploie le bon italien ….» Oui, j'me cite!
C'est en lisant le tome II (Elena progresse dans les études) qu'on remarque à plusieurs reprises qu'Elena prend soin de faire remarquer qu'elle choisit délibérément d'employer l'italien pour s'exprimer, marquant sa distance avec le milieu d'origine s'exprimant en napolitain.

Bin, quoi? Langue? Dialecte? Je suis allé voir, rien à voir avec un vulgaire patois.
Dans wikipedia:
« Le napolitain est une langue romane parlée par environ six millions de personnes et qui fait partie d'un ensemble plus vaste de parlers dits méridionaux, parlés dans les régions proches de la Campanie (Molise, nord de la Calabre, nord des Pouilles, Basilicate). C'est une langue romane qui reste très vivante aujourd'hui dans les rues de Naples, même si la langue officielle et enseignée dans les écoles reste l'italien
Et cette page, napolitain-chauvine:
Le napolitain, une langue et non un dialecte. L’Unesco confirme.
https://altritaliani.net/le-napolitain- ... -confirme/

Cali:
«Une amie me demandait "mais qu'est-ce que ce bouquin à avoir avec la lutte des classes ?"»
Je ne comprends ce que serait un livre ayant à voir avec la lutte des classes? Une histoire de baston entre un ouvrier et son patron?
Le bouquin d'Elena Ferrante nous montre bien cette appartenance de classe, une cage dont on sort difficilement pour exprimer ses aspirations.
Pour la série télé, un gros travail a été effectué pour les vêtements - fort marqueur social -, pour la reconstitution du quartier où vivent les deux jeunes filles. Ton amie devrait regarder – ou regarder à nouveau – les premiers épisodes de la série. Ou lire le tome I. Ça a vraiment à voir avec la ségrégation sociale générée par cette lutte de classes permanente, par la domination des nantis nés avec une cuillère d'argent dans le bec.
A lire, cet excellent article:
https://www.huffingtonpost.fr/2018/12/1 ... _23611873/
Cyrano
 
Message(s) : 1501
Inscription : 03 Fév 2004, 17:26

Re: Elena Ferrante - L'Amie Prodigieuse

Message par Cyrano » 30 Août 2021, 11:33

La réflexion sur le rapport avec la lutte des classes m'a fait immédiatement penser à un livre que j'avais aimé. Je vous en cite un tout p'tit bout. Y a-t-il un rapport avec la lutte des classes? La problématique est bien du même genre que ce qu'on trouve dans le quartier de Luna et Lina.
Dans un livre, "La gloire sans maillot jaune", Raymond Poulidor raconte sa vie. Mon exemplaire date de 1968, une époque où ce cher Poupou est loin d'avoir terminé sa carrière. Il sera coureur professionnel jusqu'en 1977.
Raymond Poulidor est né en 1936. Ses parents sont des domestiques agricoles, dans le Limousin. Il passe son certif' en 1950. C'était un excellent élève. Mais…
L'École? Ces trois petites syllabes rendent pour moi un son bien particulier. C'est à la fois un mot merveilleux et un peu triste, un mot qui pour le petit paysan que j'étais n'a pas tenu toutes ses promesses.
Lorsque j'y pense, je ne sais trop quels sentiments surnagent : la reconnaissance envers monsieur Vialleville, mon maître, la satisfaction d'avoir été un bon élève ou le regret tenace de n'avoir pu, par manque d'argent, «pousser plus loin», au moins jusqu'au brevet. Dans ma tête, cela fait un drôle de mélange.
Huit années heureuses et une longue journée triste qui n'en finit pas, tel apparaît aujourd'hui le bilan de ma scolarité. Jamais je n'oublierai le 1er octobre 1950.
Ce matin-là, sachant que je dois désormais travailler à la ferme, je retourne quand même en classe. L'instituteur est aussi ému que moi. « Alors m'sieur, lui dis-je, vous ne me gardez pas? » Il me répond doucement qu'il ne peut plus rien pour moi, que j'ai déjà fait le programme, donc que je perdrais mon temps, et que mon père compte sur moi. Charitablement, il me dissimule qu'il a parlé de tout cela avec ma mère, qui s'est mise à pleurer quand il lui a affirmé que, si elle pouvait faire l'effort financier de m'envoyer au collège, il se portait garant de ma réussite. Visiblement, elle ne le pouvait pas...
A l'époque, ce fut un véritable déchirement, le premier grand chagrin de ma vie. Cela explique une entrée sans joie dans le monde du travail. J'étais d'autant plus désorienté que, M. Vialleville excepté, personne ne pouvait comprendre ma détresse.

Malgré cette détresse, Raymond n'en veut pas à son père:
Je ne lui en veux pas. Comment aurait-il pu avoir une autre attitude, lui qui fut « placé ›› à sept ans et n'alla en classe que durant quelques mois d'hiver, lorsque l'ouvrage ne pressait pas?

Raymond est donc aussi domestique agricole, employé par ses parents, en somme.
Nous nous échinons pour un bien maigre profit. Jusqu'au service militaire, je ne recevrai par exemple aucun salaire. Parfois ma mère me donne cinq francs le dimanche; c'est tout et encore, il y a bien des semaines que l'on saute.
Pour cela je n'aime pas le jour de repos. Avec mes copains, je me rends dans les villages où il y a bal, mais nous restons à la porte, car après avoir payé l'entrée nous ne pourrions plus rien faire. Alors nous jouons à la belote ou au baby-foot. Nous buvons deux demis de bière et nous errons comme des âmes en peine en regardant les autres s'amuser. Ce jour-là, j'ai un peu honte de ce que je suis. Je me dis que c'est injuste, et puis dès le lundi matin, j'oublie les pensées un peu mélancoliques du dimanche soir.

Et alors?
On m'a demandé, et c'est un peu indiscret, ce que je pense de la politique. J'admire beaucoup le général de Gaulle, en tant qu'homme, […]. Mais je conserve les opinions politiques de mes origines. I1 y a encore trop de misère dans les campagnes pour qu'i1 en soit autrement.

Le limousin, une drôle de région. Je ne sais pas quelles étaient les opinions d'origine de Raymond. Peut être ça:
"Le communisme rural en Limousin : de l’héritage protestataire à la résistance sociale (de la fin du 19e siècle aux années 1960)"
https://journals.openedition.org/ruralia/1077
Cyrano
 
Message(s) : 1501
Inscription : 03 Fév 2004, 17:26

Re: Elena Ferrante - L'Amie Prodigieuse

Message par Cornulier » 30 Août 2021, 12:01

Pour moi qui aime le vélo , je trouve ces extraits très émouvants , merci Cyrano !
Ça donne même très envie de lire le livre en entier.
Cornulier
 
Message(s) : 78
Inscription : 26 Sep 2004, 20:25

Re: Elena Ferrante - L'Amie Prodigieuse

Message par Kéox2 » 30 Août 2021, 16:12

Pareil, les extraits que tu cites du livre de Poulidor me rendent ce coureur sympathique.
Kéox2
 
Message(s) : 456
Inscription : 03 Fév 2015, 12:09

Précédent

Retour vers Livres, films, musique, télévision, peinture, théâtre...

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 6 invité(s)