L'art de perdre d'Alice Zeniter

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Message par com_71 » 03 Jan 2022, 12:13

Une beurette de Paris, enfin un peu âgée pour une beurette, retrouve un peu ses racines dans la libération algérienne - oubliées derrière le frigo pendant longtemps - Enfin, beurette pas vraiment, son grand-père était kabyle. Enfin racines algériennes pas vraiment, grand-père était français... Enfin libération pas vraiment, il était harki ! Aïe, y a mieux comme racines a déterrer.
Du sang vers le Sud, la boue des camps (Rivesaltes, etc.) en arrivant dans la patrie...
Le tout, un roman à lire, démystificateur et plein d'humour, peut-être un peu teinté de pacifisme et non-violence mais c'est dans l'air du temps.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par artza » 03 Jan 2022, 18:47

A lire par un soir de pluie...quand les vagues de l'océan...

Ensuite aux opprimés d'apprendre "l'art de vaincre". :)
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par com_71 » 05 Jan 2022, 23:33

Un lien pour le ebook (valable 7j)
https://www.transfernow.net/dl/20220105eXlI1c0A
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par Zorglub » 06 Jan 2022, 20:31

Merci.
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par Ottokar » 07 Jan 2022, 10:05

J'avais aimé le livre qui retrace cette famille sur trois générations. L'intérêt décline certes un peu d'une génération à l'autre. Le plus intéressant est le grand père qui est classé "harki" mais ne combat pas, ne fait rien d'affreux mais auquel ni le FLN ni l'armée française ne laissent le choix. Situation dramatique qui conduit au départ à l'indépendance pour ne pas être assassiné. Le fils, c'est la vie dans ces bidonvilles de harkis en France, les problèmes de l'intégration et la petite fille, les racines, la mémoire etc.
Ce qui est frappant c'est à quel point les nationalistes algériens ont creusé le fossé, entretenu la haine d'une génération à l'autre pour justifier leur pouvoir. On n'a pas connu cela en France entre résistants et collabos, et pas seulement parce que l'appareil d'état a recyclé les ex vichystes.
Une fille de 30 ans voyant une copine lire le livre dans une boîte lui a dit de façon méprisante qu'elle ne lirait pas ce livre de traîtres..
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par Ottokar » 07 Jan 2022, 10:11

Une remarque, quand Com dit "libération, il était harki" on a l'impression qu'il est condamné et condamnable. Or le grand père n'est pas pour l'Algérie française, il est plutôt pour l'indépendance mais juge les français trop forts et hésite à aider le FLN, pour ne pas mettre en danger sa famille. Sauf que contrairement à la France des années 40, la situation, la politique du FLN et de l'armée ne lui permettent pas d'être neutre...
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par com_71 » 07 Jan 2022, 10:40

Concernant cette "remarque" - plus qu'une réserve en réalité -, je ne peux qu'encourager à lire le livre pour se faire une une idée. Condamnable ou pas, l'attitude du grand-père le condamne. C'est comme ça, c'est la guerre, y a pas de justice.
Bien sur, la politique du FLN y contribue, mais...
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par Ottokar » 07 Jan 2022, 17:17

Si la remarque ou réserve me gêne c'est que précisément ce beau livre m'a aidé à comprendre la complexité des choses. Bien sûr l'autrice parlant de son grand-père, elle ne va pas le charger, et cherche à expliquer (excuser) plus qu'à juger. Mais sous le vocable "harki" on range vite différentes sortes de gens : des soldats perdus, n'ayant pas rompu leur engagement ou renoncé à leurs petits avantages, de francs salauds qui se sont aidé les tortionnaires ou ont torturé eux-mêmes, aux côtés des légionnaires et des paras, et aussi comme ici de braves gens à qui l'époque n'a pas laissé de choix. Dure période, certes, et la guerre ne fait pas de cadeau, on tire d'abord et on trie ensuite, mais le FLN fait plus qu'y "contribuer" comme dit notre ami Com. Pour le FLN, continuer à stigmatiser les harkis, réels ou supposés, même 50, 60 ans après, ancrer et entretenir cette haine dans la population, c'est un moyen de légitimer son pouvoir, au nom du sacrifice des fellaghas (les combattants) et des martyrs.
Qui n'était pas avec eux, totalement, sans critique, était contre eux et devait donc être exécuté...
Si ce n'est pas préparer la dictature dès le début du combat qu'est-ce que c'est ! On peut être solidaire du combat émancipateur des peuples colonisés, être solidaire de ses dirigeants, mais lucide sur ses méthodes. Si le papy avait été trotskyste, il ne serait certes pas venu se réfugier dans les bras de l'armée, mais je ne crois pas qu'il aurait survécu longtemps au village...
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Re: L'art de perdre d'Alice Zeniter

Message par com_71 » 07 Jan 2022, 19:42

Ottokar a écrit :...Si le papy avait été trotskyste, il ne serait certes pas venu se réfugier dans les bras de l'armée, mais je ne crois pas qu'il aurait survécu longtemps au village...

Ou de la malchance d'être d'un village d'où il faut fuir pour n'y pas survivre moralement détruit...
Il faut lire le livre, on verra un personnage qui, lui, choisit de "monter" au maquis, ce qui est quand même avoir une autre trempe que fréquenter l'arrière-cour du cantonnement de l'armée française...
Il n'y a pas de harka structurée, donc pas de harki selon la définition du dico - le livre expose ce problème sémantique - mais le village se fout du dico...
Par ailleurs pas besoin d'être trotskyste pour être dans le viseur des cadres FLN. On lit qu'il suffit d'être fumeur.
Donc pas mal de chose à discuter avec qui parle de "bouquin de traîtres", mais la réflexion est compréhensible, même plus de 50 ans après.
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Message par com_71 » 06 Fév 2022, 10:58

article du Monde, 6 fév. a écrit :Mas-Thibert, l’amère patrie des harkis
Par Alexandre Duyck

Ce village de Camargue fut le refuge, après 1962, de milliers de harkis parvenus à fuir l’Algérie. Pendant soixante ans, ils furent confrontés au mépris et à l’ingratitude de la France. Aujourd’hui, un projet de loi prévoyant une réparation financière représente pour eux un début de considération.

Un poisson tatoué nage entre les rides, le long de la main gauche d’Abdelkader Aliaoui. Dessiné à l’encre bleue, il est surmonté d’un mot, inscrit en lettres capitales : « LIBERTÉ ». « Le poisson, il est libre d’aller où il veut, d’un côté ou de l’autre de la mer. » Né en 1931 en Algérie, le vieil homme s’est assis, chèche noué sur le haut du crâne, à une table d’Ô Bistrot, l’unique café-épicerie de Mas-Thibert.

Situé à quinze minutes au sud du centre-ville d’Arles, le village de près de 2 000 habitants est rattaché administrativement à la sous-préfecture des Bouches-du-Rhône, plus vaste commune en métropole. Dans toute la région, le lieu est connu pour être « le village des harkis ». Ancien soldat d’origine algérienne ayant combattu dans l’armée française de 1956 à 1962, Abdelkader Aliaoui explique, pouce vers le haut : « Toute la vie ça a été la démerde, mais Mas-Thibert, c’est comme ça. »

Soixante ans ont passé depuis la fin de la guerre d’Algérie. Le 25 janvier, le Sénat a adopté à l’unanimité, en première lecture, le projet de loi portant « reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d’Algérie (…) et réparation des préjudices subis par ceux‑ci et leurs familles ». Si le texte est voté, l’Etat indemnisera les personnes ayant séjourné dans des camps de transit et des hameaux forestiers (construits pour employer les harkis à des travaux de reboisement), entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975. Deux mille euros pour un séjour de moins de trois mois, 3 000 pour plus de trois mois, augmentés de 1 000 euros par année supplémentaire.

Entassés dans des baraquements sordides

Combien percevra le brigadier-chef Aliaoui, débarqué du jour au lendemain en France avec femmes (il en a épousé deux) et enfants, pour éviter d’être assassiné par le pouvoir algérien comme plusieurs dizaines de milliers de harkis ? Il est conduit d’abord dans le camp de Rivesaltes, près de Perpignan, qui servit à enfermer des réfugiés espagnols puis des juifs sous Vichy, déportés ensuite à Auschwitz.

Les harkis y sont parqués dans des conditions indignes, entassés dans des baraquements sordides entourés de fils barbelés. Une prison sans toilettes, sans douches, sans eau courante. Rien n’a été prévu pour eux au printemps 1962, quand l’Algérie accède à l’indépendance. Les autorités françaises ont abandonné ces soldats à leur sort tragique. Mais, selon les historiens, entre 80 000 et 90 000 d’entre eux ont réussi, comme Abdelkader Aliaoui, à gagner la France. Souvent, ils ont été aidés par des officiers qui refusaient de les laisser derrière eux, malgré l’indifférence des autorités.

Un an plus tard, Abdelkader Aliaoui parvient à Mas-Thibert, où il s’installe dans des baraquements Sonacotra, jusqu’à leur destruction, en 1985. Des abris de chantier, « des maisons de carton », se souvient un des habitants. Ce « camp » jouxte un village de quelques centaines d’habitants.

Parmi ces réfugiés, un homme dont l’aura va faire de la bourgade un point de ralliement : le capitaine Saïd Boualam (ou Boualem, les deux orthographes sont acceptées) dit le « bachaga » (« le haut dignitaire »). Plusieurs fois vice-président de l’Assemblée nationale, chef de la tribu des Béni-Boudouane, il a été la figure tutélaire des harkis. Un officier lui avait dit : « Venez en Provence, à la limite de la Camargue et de la plaine de la Crau, il y a un endroit qui ressemble à chez vous. » Il n’en est rien, mais le lieu est beau, aussi venté que vert. On y cultive le riz et le vin, le foin y est réputé, la vie paisible, la mer toute proche.

Bientôt, comme attirés par un aimant, des milliers de « supplétifs de l’armée française » arrivent. Ils retrouvent des proches, des voisins presque tous originaires de la région d’Orléansville, comme on dit encore ici pour évoquer Chlef, à 200 kilomètres au sud-ouest d’Alger, où le bachaga régnait sur ses hommes. Le chef des harkis y perdit aussi dix-sept membres de sa famille, tous assassinés au cours du conflit.

Lui repose depuis 1982 au cimetière de Mas-Thibert dans la dernière tombe, creusée contre le mur d’enceinte. Une des plus modestes : pas de pierre tombale, pas de fleurs, rien que du gravier qu’entourent de gros cailloux bruns. Une plaque de marbre du 18e régiment de chasseurs parachutistes et une en bois sur laquelle on lit : « BACHAGA Boualem Saïd, 1906-1982. » Aucune mention de ses décorations : grand officier de la Légion d’honneur, croix de guerre 1939-1945, croix de la valeur militaire, croix du combattant.

Ségrégation et solidarité

Attablée dans l’unique restaurant du village, dont la décoration évoque l’univers de la tauromachie, Yamina Berkani-Meyssonnier se souvient que, lorsqu’elle était enfant, le lieu était interdit aux « bougnoules, comme ils disaient ». « Le pire, raconte-t-elle, c’était le manque de respect vis-à-vis de nos parents. Cette tristesse en eux, leur peur du gendarme et d’être expulsés en Algérie, ces souffrances que nous, leurs enfants, devions porter. »

Son mari, alors jeune médecin, installe son cabinet à quelques dizaines de mètres de là en 1984. Serge Meyssonnier, aujourd’hui adjoint au maire d’Arles chargé de Mas-Thibert, n’oubliera jamais ces vieux harkis qui n’osaient pas pénétrer à l’intérieur du foyer municipal du troisième âge : « Disons que ça ne se faisait pas. » L’hiver, ils se retrouvaient dehors pour jouer aux dominos, en se protégeant du mistral glacial à l’aide de cartons.

Avec le maire d’Arles de l’époque, Jean-Pierre Camoin, Serge Meyssonnier se bat pour que les préfabriqués soient enfin rasés et leurs habitants relogés dans de vraies maisons, au centre du village. Malgré tout, il dit avoir toujours observé au sein de la population une humanité, une gentillesse, une solidarité rares. « Si c’était à refaire, je m’installerais à nouveau ici », confie l’élu.

Les enfants de Mas-Thibert relatent tous la même histoire, à l’image de celle de Mohamed Rafaï, né en 1963 sous une tente militaire avec l’aide de la Croix-Rouge, dans le camp de Rivesaltes. Une enfance à la fois belle, pauvre et dure. Elu socialiste à la région PACA, ancien candidat aux élections municipales d’Arles, il a lui aussi grandi à Mas-Thibert, que ses parents ont rejoint en 1965.

« Quand les harkis ont débarqué, toujours plus nombreux, les locaux n’ont pas compris ce qui se passait. Ils ont cru qu’on allait les envahir. Finalement, les Philippe, les José, les Giuseppe et les Momo comme moi, nous étions tous mélangés. » Une jeunesse au milieu des chevaux camarguais et des taureaux espagnols, à taper dans le ballon et à aller au catéchisme, synonyme d’intégration (sans pour autant que père et mère renoncent à l’islam).

« Nos parents nous ont offert une jeunesse heureuse malgré la souffrance, la douleur et tout le bordel, dit-il. Ça a été une école de la démerde. » Le jeudi, jour sans école, ils ramassent les tomates, le bois, les artichauts sauvages, et font cuire des étourneaux à la brochette. Un quotidien « à la Robinson Crusoé » sous le regard de parents échoués de ce côté-ci de la Méditerranée. Des parents coupés de leurs racines, dans l’impossibilité de jamais revoir les leurs : le retour au pays est soit interdit par les autorités algériennes, soit synonyme de mort. Des parents qui ne comprennent pas non plus pourquoi la France du général de Gaulle les a délaissés, à la merci du mistral glacial l’hiver, des moustiques et de la chaleur étouffante l’été.

Ceux qui protestent trop fort sont internés dans des hôpitaux psychiatriques, notamment à la Candélie, à Agen, où ils sont assommés de médicaments. « Pour toute personne rebelle, il y avait une ligne directe entre les bureaux et l’infirmerie (…), une ambulance rappliquait, des gars attrapaient le mec, le plaquaient au sol, une piqûre, camisole, et le type était envoyé à la candelerie (…). De telle façon que, lorsqu’il sortait, c’était un robot », écrit le sociologue Régis Pierret dans son article « Les enfants de harkis, une jeunesse dans les camps », publié en 2007 dans la revue Pensée plurielle.

« Mon père disait : “La France t’a reçu alors tu la respectes”, se souvient Mohamed Rafaï. “On va travailler pour vous nourrir, vous loger et toi tu vas étudier à l’école. Mais, si un jour les gendarmes frappent à la porte, je te défonce”. » Quand on parlait de l’Algérie à la télévision, son père, Ahmed, éteignait le poste.

Le silence des parents

Les enfants vont à l’école du village, puis au collège à Arles. Leurs mères ne parlent guère, n’ayant souvent jamais appris le français, et élèvent comme elles le peuvent leurs nombreux rejetons. Leurs pères, soldats devenus travailleurs agricoles ou ouvriers dans l’usine métallurgique Sollac, à Fos-sur-Mer, se tuent à la tâche. Epuisés, déprimés, oubliés de tous, l’immense majorité d’entre eux n’ont pas profité de leur retraite. On ne trouve aujourd’hui qu’une poignée d’hommes de 80 ans et plus dans le village. Les autres reposent dans ce cimetière où catholiques et musulmans sont enterrés ensemble.

Responsable des équipements dans un lycée arlésien, où les enfants d’aujourd’hui s’insultent à coups de « sale harki » sans trop savoir ce qu’ils disent, et éducateur sportif à Mas-Thibert, Tayeb Chaïbi confie que son père avait demandé à être recouvert du drapeau tricolore dans sa tombe. Ce sportif de 58 ans aux airs d’Al Pacino a monté un projet éducatif auprès de jeunes footballeurs français d’origine algérienne, qu’il compte emmener cet été découvrir ce pays qu’ils ne connaissent pas même s’ils en parlent la langue.

Dans la région, on dit souvent qu’un harki « parle avec ses yeux ». Son regard à lui s’embrume quand il raconte le silence de son père, les dix années d’attente pour obtenir l’eau courante, le chauffage et une vraie maison, dans le village. Il nous conduit voir la première. Une cabane qui tombe en ruine. L’école élémentaire se trouvait à cinq kilomètres, qu’il fallait parcourir à pied. « On dormait à dix dans la même pièce. Mais jamais mes parents ne se plaignaient. Ils n’avaient pas les mots pour exprimer la souffrance. Une chape de plomb, d’humiliations, de brimades entourait nos existences alors que le seul crime de nos pères était d’avoir servi loyalement le drapeau français. »

Comme d’autres enfants de harkis, Tayeb Chaïbi ne vit plus à Mas-Thibert mais à Arles. Sans pour autant avoir tourné le dos à ce village, où il revient plusieurs fois par semaine. Pour Bouaïssi Bouchenafer aussi, propriétaire de Monstre, restaurant coté d’Arles, Mas-Thibert est sa « colonne vertébrale ». « Boubou », qui s’est associé à un fils de pieds-noirs, est né en France en 1972, dix ans après l’arrivée de ses parents.

« Mas-Thibert, c’est ma patrie, ma nation, le signe du nouveau départ pour ma famille. C’est le lieu où j’ai grandi, mais aussi où on m’a enlevé une partie de mon histoire familiale, où j’ai compris qu’en Algérie on était des traîtres menacés de mort et ici, aux yeux de certains, juste des “Arabes”. » Au sens le plus péjoratif qui soit.

A 16 ans, il décide de partir vivre à Arles puis d’explorer le vaste monde. « Je voulais de l’espace, des découvertes, de la culture. Je voulais aussi comprendre l’histoire, lire, échanger. » Nul hasard si cet homme jovial, qui vénère la mémoire du bachaga Boualem et prône la réconciliation entre les peuples, est devenu ce restaurateur festif connu de toute la ville.

La révolte des enfants

Mais avant d’envisager une réconciliation, certains ont eu recours à la violence. Au milieu des années 1980, puis au début de la décennie suivante, les enfants de harkis laissent éclater leur colère. Pas de travail, pas de stage, la violence du racisme à l’entrée des discothèques… Nasser Chakouri, fils de harkis qui gère avec ses deux garçons Ô Bistrot, se remémore les jours pour les musulmans et ceux pour les non-musulmans au lavoir public. « Une sorte d’apartheid », commente Malik, un de ses enfants.

Tayeb Chaïbi est alors l’un des meneurs de la révolte. Pneus brûlés, manifestations, voie rapide coupée, journalistes convoqués, politiques interpellés, bagarres avec les CRS… Plusieurs marches sont organisées pour protester contre la misère qui frappe les anciens militaires et leurs enfants. L’Etat n’accorde aucune bourse d’études aux jeunes qui ont grandi dans les camps. Tous doivent tenter d’aider financièrement leurs parents, gagner de l’argent, même si le chômage les frappe plus durement que les autres. Employé à l’ANPE, Tayeb Chaïbi sera chargé de trouver du travail aux enfants de Mas-Thibert nés dans les années 1960 ou 1970. Beaucoup s’abîmeront dans l’alcool, certains se suicideront.

Lahcène Boualem se rêvait avocat, mais il arrêtera ses études tôt, comme Tayeb Chaïbi ou Bouaïssi Bouchenafer. Un bac pro en poche, il devient éleveur. « J’avais les chevaux en moi, c’était ancré. Les animaux m’ont beaucoup aidé à m’en sortir. Mes parents aussi. Ils avaient compris l’importance de l’école, même si la vie ne nous a pas permis d’y rester assez longtemps. »

Fils du bachaga, il vit toujours à Mas-Thibert, où il élève des pur-sang arabes. Il assure que, si la France était en danger aujourd’hui, il partirait tout de suite au front. L’Algérie, il ne veut pas en entendre parler. Dans sa bibliothèque, au milieu des encyclopédies, on remarque pourtant un Album souvenir de l’Algérie heureuse. Et L’Etranger, d’Albert Camus. Toujours entre deux mondes, deux cultures.

« Je ne suis pas revanchard, mais je dis que nous sommes les Palestiniens de la France, explique Mohamed Rafaï. Même les Rencontres de la photographie d’Arles, le plus célèbre festival photo au monde, ne se sont pratiquement jamais intéressées à nous. » Les harkis sont également absents de l’ouvrage historique de 1 300 pages Arles. Histoire, territoires et cultures, publié chez Actes Sud en 2008. Un choix du directeur scientifique, l’historien Jean-Maurice Rouquette, décédé en 2019, que regrettent aujourd’hui les dirigeants de la maison d’édition arlésienne.

Le « village des arabes »

Avec l’explosion du prix de l’immobilier au centre d’Arles, Mas-Thibert devient depuis peu prisé des citadins en quête d’une maison avec jardin. Des célébrités comme l’actrice Virginie Efira ou le comédien Edouard Baer y ont loué de grands mas et c’est ici que l’ancienne ministre de la culture Françoise Nyssen, présidente du directoire d’Actes Sud, a basé Le Domaine du possible, l’école qu’elle a fondée avec son époux, Jean-Paul Capitani. La réserve naturelle des marais du Vigueirat accueille sur la commune des dizaines de milliers de visiteurs par an et les meilleurs razeteurs, ces jeunes hommes pratiquant la course camarguaise, viennent souvent d’ici.

De son côté, Yamina Berkani-Meyssonnier a calculé qu’elle devrait percevoir 16 000 euros pour avoir grandi dans un camp. « Toute cette souffrance pour le prix d’une voiture… »

Mais le village n’a pas toujours bonne réputation. Aujourd’hui encore, « on est le village des Arabes, où certains disent qu’il ne faut pas mettre les pieds, alors qu’il ne s’y passe jamais rien », se désole Nasser Chakouri. Son bar-PMU-épicerie, dépôt de presse et de pain, compte peu de clients provençaux de souche, des « Européens », comme disent les Algériens d’origine. Un jour, quand la boulangerie a fermé, une femme, elle-même d’origine espagnole ou italienne, lui a dit en soupirant : « Maintenant, on va être obligés de venir chez vous. » Il s’est retenu de lui répliquer que ses ancêtres à lui étaient français depuis plus longtemps que les siens.

Le 20 septembre, lors d’un discours à l’Elysée, le président de la République déclarait à l’attention des harkis et de leurs descendants : « Aux combattants abandonnés, à leurs familles qui ont subi les camps, la prison, le déni, je demande pardon. Nous n’oublierons pas. » Aujourd’hui vient donc, enfin, pour eux tous, le temps de la réparation et de l’indemnisation. Mais l’argent suffira-t-il à panser les plaies ?

« Je préférerais que notre histoire, si mal enseignée, prenne enfin toute sa place dans les manuels scolaires », lance Tahar Habas, ancien interprète et recruteur pour l’armée française, débarqué en 1962 à l’âge de 20 ans. Devenu directeur d’hôpital, cet homme élégant et affable a fondé en 1991 l’association Bachaga Boualam pour la mémoire et l’honneur des harkis, présidé par Lahcène Boualem.

Revenu dans la région en 2009, Tahar Habas a décoré son salon d’images de l’Algérie. « Dans le projet de loi, on veut les mots “abandon”, “préjudice” et “réparation”, et pas du cas par cas, du forfaitaire, mais une reconnaissance globale. » L’argent n’est pas sa priorité pas plus qu’elle n’est celle d’Abdelkader Aliaoui qui, du haut de ses 91 ans, énumère les présidents de la République : « Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron… Je n’ai jamais rien demandé à personne, personne n’a rien fait pour nous et je ne veux rien d’eux. »

De son côté, Yamina Berkani-Meyssonnier a calculé qu’elle devrait percevoir 16 000 euros pour avoir grandi dans un camp. « Toute cette souffrance pour le prix d’une voiture… » Avec l’argent, elle compte aider ses deux enfants et surtout offrir à son père, Ahmed Berkani, enterré si modestement à Mas-Thibert, une sépulture enfin digne de ce nom.

Alexandre Duyck
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