Combien aisément les intellectuels radicaux croyaient à ce qu'ils désiraient, on le voit par le témoignage de Soukhanov, socialiste non affilié à un parti, qui commence, en cette période, à jouer, au palais de Tauride, un certain rôle politique. " On m'informa – écrit-il dans ses amples Mémoires – de l'essentiel de ce qui s'était produit de nouveau en politique aux premières heures de cette inoubliable journée : l'oukase mettant en congé la Douma était promulgué, et la Douma refusait de se séparer, élisant un Comité provisoire. " Ce qui précède est écrit par un homme qui ne sortait presque pas du palais de Tauride et qui tenait par le bouton de leur veste les députés notoires. Dans son Histoire de la Révolution, Milioukov, après Rodzianko, déclare catégoriquement : " Après une série d'ardents discours, il fut décidé que les députés ne quitteraient pas Pétrograd, mais il n'était nullement dit, contrairement à la légende qui s'accrédita, que les membres de la Douma refuseraient de se séparer en tant que représentants d'une institution. " Refuser de se séparer, c'eût été prendre, en effet, une initiative, quoique trop tard. Ne pas quitter la capitale, c'était se laver les mains et attendre pour voir le tour que prendraient les événements. La crédulité de Soukhanov s'excuse cependant par certaines circonstances atténuantes. Le bruit d'après lequel la Douma aurait pris la décision révolutionnaire de ne point obéir à l'oukase impérial avait été mis en circulation, à la hâte, par les journalistes parlementaires, dans leur bulletin d'information, seule publication d'alors, par suite de la grève générale. Or, comme l'insurrection avait remporté la victoire dans la journée, les députés ne s'empressèrent point de réfuter l'erreur commise, encourageant ainsi dans leurs illusions leurs amis de gauche : ils ne s'occupèrent de rétablir la vérité qu'après avoir émigré. L'épisode est, semble-t-il, d'une importance secondaire, mais il est très significatif. Le rôle révolutionnaire de la Douma dans la journée du 27 février était au total un mythe né de la crédulité politique des intellectuels radicaux, réjouis et épouvantés par la révolution, incapables de croire que les masses pussent mener l'affaire à bien, et empressés à trouver le plus vite possible un appui auprès de la bourgeoisie censitaire.
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