Ernst Glaeser et "La paix"

Ernst Glaeser et "La paix"

Message par gerard_wegan » 18 Juil 2025, 12:43

Initialement publié en français aux éditions Rieder en 1931, le roman La paix de Ernst Glaeser a été réédité par Maspero en 1977. Dans la préface de cette réédition, Lionel Richard revenait sur le parcours ultérieur de l'auteur, rallié au régime nazi en 1939, de retour d'un exil en Suisse, après avoir été compagnon de route du Parti communiste avant la guerre.

Article dans Le Monde du 22 avril 1977, à l'occasion de cette réédition :
Faut-il sauver Ernst Glaeser du bûcher ?
Maspero, dans une nouvelle collection intitulée "Actes du peuple", réédite un roman qui fut publié en traduction française en 1931 par les éditions Rieder : la Paix, de l'écrivain allemand Ernst Glaeser. C'est l'histoire d'un adolescent qui traverse la période révolutionnaire de novembre 1918 à la fin de 1919 et dépeint les événements qu'il a vécus. Le témoignage, qui prend acte d'une défaite, est passionnant. Et l'auteur aussi. Tombé dans un oubli total, il a connu un énorme succès dans les années 20, la Paix étant alors traduite en vingt langues ! Pourquoi cette désaffection aujourd'hui ? Lionel Richard, dans l'introduction, donne la réponse : parce que, émigré en Suisse au moment du nazisme, Glaeser s'est rallié au Troisième Reich. Il est rentré en Allemagne en 1939, se voyant confier par la suite en Sicile la rédaction d'un journal de la Wehrmacht. Mort en 1963, il a publié d'autres livres après 1945, notamment un roman traduit aux éditions Julliard : Grandeur et misère des Allemands. Mais il n'a jamais retrouvé ni son talent ni son succès des années 20. Il continuait de porter, aux yeux de beaucoup de critiques allemands, l'infamie de son retour dans l'Allemagne nazie. Mais, comme le dit Lionel Richard dans sa préface, faudrait-il laisser l'œuvre de Glaeser d'avant 1933 au feu où les nazis l'ont jetée lors de leurs fameux bûchers de livres ?... Aux lecteurs d'aujourd'hui de répondre, surtout les jeunes.

https://www.lemonde.fr/archives/article/1977/04/22/faut-il-sauver-ernst-glaeser-du-bucher_2859352_1819218.html

Étonnamment, la préface de la nouvelle réédition aux Bons caractères se borne à évoquer la mise au bûcher des livres de Glaeser, en 1933, sans évoquer la suite !
https://www.lesbonscaracteres.com/livre/la-paix
gerard_wegan
 
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par gerard_wegan » 18 Juil 2025, 12:43

Préface à la réédition de La paix chez Maspero (1977)
Ébauche pour le portrait d’un compagnon de route qui s’égara en chemin

1

Au moment où son père s’apprête à rentrer de la guerre, le narrateur de La Paix, alors lycéen de dix-sept ans, éprouve le besoin de rendre visite à l’un de ses anciens professeurs, un pacifiste qu’il respecte pour sa haute valeur morale. En cette fin 1918, la société allemande donne l’impression de se décomposer. Il a pour ami un jeune intellectuel, Adalbert König, qui s’est engagé à fond dans la révolution et qui a pris le commandement des matelots spartakistes dans leur ville de province. Lui aussi sympathise avec les révolutionnaires. Il n’a que dégoût devant la bourgeoisie dont il est issu. Mais de quel côté est-il véritablement ? C’est à cette question angoissante qu’il cherche réponse. Et le professeur de le ramener sur terre, loin des emballements romantiques, en lui affirmant qu’il n’appartient à aucun camp, que l’individu retourne irrémédiablement à sa classe d’origine, qu’il ne saurait s’en affranchir complètement : au mieux sera-t-il permis, au jeune bourgeois qu’il est, de vivre dans la solitude, entre deux fronts. Dans le roman, la figure de ce professeur est passagère, et son raisonnement peut paraître étrange. À le suivre, combien de révolutionnaires seraient à jamais restés des aristocrates ou des bourgeois ! Que Glaeser ait senti la nécessité de lui accorder une place, en le proposant plutôt comme un exemple de sagesse, témoigne en tout cas d’intentions. Certes, l’auteur n’est pas assimilable au narrateur de La Paix, lequel vaut comme personnage romanesque. Mais pourquoi cette insistance à faire de son héros quelqu’un qui se cherche et n’entre pas dans les événements, tel un voyeur ballotté d’un lieu à un autre, d’un groupe à un autre groupe ? N’est-ce pas, de la part de Glaeser, la projection de ses propres difficultés à se situer dans la mêlée politique ?
Les propos du professeur, en effet, sont l’étonnante illustration prémonitoire de son itinéraire à lui. Écrivain de famille bourgeoise, il a tenté de rompre avec sa classe. La sincérité de cette volonté de rupture, avec ce qu’elle pouvait encore contenir de désarroi et d’indécision, n’est pas douteuse. Glaeser a pris publiquement le risque, tandis que l’Allemagne était lentement conduite vers le nazisme, de passer pour un compagnon de route des communistes. En 1929, établissant une anthologie d’articles de presse, il s’excusait dans sa préface de n’avoir retenu aucun publiciste de droite : c’est à gauche seulement, disait-il, que les sujets d’actualité sont traités avec acuité. De cette tentation révolutionnaire, deux romans sont apparus comme des jalons : Classe 22 en 1928 et La Paix en 1930. Fidélité à leur orientation ou peur de représailles, en 1933 il décide d’émigrer. Auréolé d’une réputation d’écrivain antifasciste, il s’installe en Suisse. Pour rentrer, six ans plus tard, dans l’Allemagne nazie et, repentant, se soumettre au Troisième Reich.
Une telle volte-face, effective et non plus intentionnelle, est unique dans l’histoire de l’émigration antinazie. Même si Glaeser ne retourna pas sa veste jusqu’à devenir un zélateur du fascisme allemand, ses livres continuant d’ailleurs à être frappés d’interdit, son revirement ne manqua pas de susciter des interrogations. Pourquoi pareil cheminement ? Il fut suggéré qu’il ne s’était lancé, avec Classe 22 et La Paix, que par opportunisme dans une littérature de gauche qui, à l’époque, se révélait commercialisable, consommable. Son engagement politique, tout relatif puisqu’il ne donna son adhésion à aucun parti, aurait été lui aussi le choix d’un arriviste qui aurait cru que l’Allemagne était en train de se diriger vers une révolution prolétarienne. Plus simple encore, une autre thèse voudrait qu’il n’ait jamais cessé d’être un petit-bourgeois, son aboutissement n’offrant dès lors plus aucune surprise. Autant de conjectures pour essayer d’expliquer un acte impardonnable, qui faisait dorénavant de l’auteur de La Paix un chien crevé ! Et la raison apportée par Glaeser en personne, peu convaincante, n’a servi qu’à les alimenter : il a prétendu que son retour en Allemagne lui avait été imposé par le mal du pays.
Mais la vérité n’est-elle pas un peu contenue dans ses œuvres ? Un drame individuel s’y laisse pressentir. Dans La Paix comme dans ses autres romans, les personnages ont du mal à trouver leur chemin. Ils sont acculés à la désillusion, enfermés dans le désespoir. Un domaine en Alsace, en 1932, met en scène un riche industriel qui, découragé par une situation européenne à laquelle il n’aperçoit pas d’issue, est amené au suicide. Dans Le Dernier Civil, publié en 1935, un Allemand installé aux États-Unis choisit, à la fin de la République de Weimar, de rentrer dans sa patrie d’origine, pour renoncer à y vivre avec l’arrivée au pouvoir des nazis, déçu que ses compatriotes soient restés les mêmes suppôts de l’ordre et de l’autorité, incurablement inaptes à la démocratie. À travers ces trois livres se profile ainsi plus ou moins sur l’Allemagne comme une fatalité : l’incorrigible caractère allemand. De cette idée à la conviction que le nazisme en est la conséquence inéluctable, qu’il est inhérent à l’Allemagne et que s’y opposer ne mènerait à rien, l’individu ne pouvant aller seul contre l’histoire d’un peuple, le pas est vite franchi.
Ultérieurement à 1945, dans un dernier roman qui a pour titre Grandeur et Misère des Allemands, Glaeser reprend à peu près ce mouvement de distance et de résignation : l’architecte Ferdinand von Simmern, de retour en Allemagne, espère que ses compatriotes se sont enfin engagés sur la voie d’une amélioration, et il se détourne d’eux quand il constate qu’il n’en est rien. D’autres traits sont d’ailleurs prêtés par Glaeser à ce personnage, qui donnent à penser qu’il a partiellement esquissé là un double de lui-même. La similitude des itinéraires est frappante : comme lui, Ferdinand von Simmern émigré en Suisse, puis rentre dans l’Allemagne nazie et devient rédacteur d’un journal de l’armée allemande en Sicile. À Barbara, la femme qui l’aime et l’a connu en ses années d’émigration, il explique son départ de Suisse par une sorte d’ensorcellement montant du fond de son être. Un peu plus tard, il fournit un détail complémentaire qui concerne moins directement cet épisode, mais semble tout aussi intéressant pour le comprendre : il a toujours été rempli d’un mystérieux sentiment de tristesse qui l’écrase. L’errance politique de Glaeser, pour autant que ses écrits jettent un éclairage sur sa personnalité, pourrait ainsi être fondée sur une perspective erronée d’interprétation de la réalité allemande, élément combiné à des facteurs plus profonds, presque pathologiques.
Voilà pour l’homme, et sans nul doute sa faiblesse fut grande. Certains antifascistes ont dit que pour eux son œuvre s’arrêtait, quoi qu’il écrivît, à partir de sa compromission avec les nazis. Leur position était la bonne parce que leur combat était le bon. Aujourd’hui, cette exclusive ne paraît plus nécessaire : au-delà du Dernier Civil, Glaeser a sombré dans la médiocrité. Mais avant ? Faudrait-il aussi rayer ce qu’il a produit avant ? Faudrait-il laisser La Paix au feu où les nazis l’ont plongée lors de leur bûcher de livres du 10 mai 1933 ?

2

En 1929, à l’époque où ce roman est rédigé, le courant littéraire qui domine en Allemagne est ce qui a été appelé la Nouvelle Objectivité. Il s’agit d’une littérature d’intérêt surtout documentaire qui tend à rendre compte avec rigueur et froideur de la réalité sociale contemporaine. C’en est fini de la sentimentalité où s’exacerbait l’idéalisme des expressionnistes. La cruauté du monde ne mérite plus qu’on le décrive avec humanité. Il faut tordre le cou à l’imagination. L’auteur se masque derrière la sécheresse des faits. Il s’efforce de se départir de toute subjectivité. Il se plie à la discipline de l’observateur impartial qui dresse constat. Sont alors en vogue des procédés qui tiennent à cette volonté d’appréhender le réel et de l’imposer un peu à la façon d’une caméra, comme de l’extérieur et sans s’y mêler : reportages, chroniques, montages, scènes de tribunal.
Parallèlement se développe une littérature d’inspiration prolétarienne qui tire profit de ces techniques. Mais elle refuse l’objectivité, elle prend ouvertement parti. Les événements sont décrits impitoyablement, dans une langue directe et sobre. On vise à un effet d’authenticité. Les uns, comme Ludwig Renn, relatent leurs expériences de guerre. Pour d’autres, comme Karl Grünberg et Kurt Kläber, ce sont les luttes révolutionnaires des années 1918-1921. Certains, enfin, comme Willi Bredel et Ludwig Turek, racontent tout simplement leur vie de prolétaires. En général, cette littérature s’appuie sur le vécu, sur des données autobiographiques.
Comment situer Glaeser par rapport à ces deux orientations ? Classe 22 et La Paix comportent un aspect documentaire, puisqu’ils brassent une matière historique. À travers des destinées individuelles qui s’intègrent à une série d’épisodes et selon une chronologie parfaitement linéaire, la vie d’une époque est retracée. Les deux romans forment des volets difficilement séparables l’un de l’autre, puisqu’ils reposent sur les expériences d’un jeune Allemand dans son pays de 1914 à la fin de 1919. La découverte de la société allemande s’effectue par le truchement de sa vision. Dans Classe 22, la guerre est à l’arrière-plan. Elle conditionne simplement l’atmosphère. L’antisémitisme, l’opposition entre les groupes sociaux, les premières manifestations ouvrières, les privations et les frustrations : autant d’éléments quotidiens que la situation de guerre accentue, mais qui sont reçus par le narrateur un peu comme un spectacle, pris dans un tissu d’anecdotes. Dans La Paix, le collégien devenu presque un adulte a sous les yeux une autre réalité : sa ville connaît maintenant l’armistice, les Conseils d’ouvriers et de soldats, l’écrasement de la révolution. Mais la présentation des faits demeure, pareillement, celle d’un spectateur qui observe et juge de l’extérieur les événements.
Apparemment, Glaeser ne serait donc pas très éloigné des partisans de la Nouvelle Objectivité. Au moment de sa publication, La Paix a justement été prise parfois pour un roman documentaire. À tort. Car la vision n’y prétend nullement au constat impartial, elle est délibérément orientée. Les deux romans sont perçus d’abord comme des relations autobiographiques, ce qui les rapproche techniquement des témoignages de littérature prolétarienne. Certes, le narrateur n’est pas un prolétaire, il est fils de bourgeois, son père est fonctionnaire. Mais, dans la mesure où c’est lui qui mène le récit, il appelle à s’identifier à lui dans ses préoccupations, ses interrogations, ses sympathies. Et il faut bien l’accepter, dans La Paix, tel qu’il est : attiré, en raison du dégoût que lui inspirent la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie, vers les positions révolutionnaires. Sa subjectivité commande le regard porté sur les êtres et les choses.
Dès lors, le matériau qui pouvait être pris pour rigoureusement documentaire est sujet à caution. Les livres de Glaeser nous renvoient-ils, comme on l’a cru souvent et en France notamment, l’image d’une génération d’Allemands ? Traduisent-ils exactement le climat qui régnait en Allemagne de 1914 à 1919 ? Intègrent-ils l’essentiel de la réalité historique ?… Leur perspective est autre. Ce sont, principalement, des romans de formation. Dans Classe 22, sur un fond d’opposition entre le monde de l’enfance et celui des adultes, le thème est finalement surtout l’obsession du narrateur à percer le secret des adultes : en l’occurrence, l’acte sexuel. Lorsque ce mystère est sur le point de lui être accessible, la jeune fille qui l’accompagne est déchiquetée par une bombe. Quant à La Paix, un adolescent y montre ses difficultés à découvrir humainement sa voie dans un environnement où les valeurs anciennes s’effritent, inauthentiques, et où sont rejetées celles qui pourraient les remplacer, dans une lutte qui ne laisse que débris ou caricatures d’illusions. Tout continue ici, du reste, à se jouer moins sur des conflits de classes que sur une opposition entre générations : les jeunes choisissent le camp de la révolution, pour différente que soit leur appartenance sociale, mais, avec le retour des pères, c’est le triomphe de leur monde horrible qui écrase ou dévoie les sentiments les plus généreux.
La capacité documentaire de ces deux romans est également amortie, en plus du genre auquel ils se rattachent, par les dates de leur composition. Le présent détermine la description du passé. La tentative de mise en œuvre de la période 1914-1919 part d’une analyse à laquelle procède l’auteur, ou du moins de ses réactions, devant la situation de l’Allemagne dans les années 1926-1929. En fait, il cherche au moment où il écrit, même inconsciemment, des explications à ce résultat, et il les trouve dans la guerre et les échecs révolutionnaires. Il est conduit à donner un sens à sa désillusion. Il en désigne les responsables. Qui ? Dans La Paix, l’accusé principal est nommé : la social-démocratie allemande. Elle a voté les crédits de guerre en 1914, elle s’est acoquinée avec la pire réaction pour maintenir l’ordre ancien sous le couvert d’un changement. Cette stratégie, pour Glaeser, débouche naturellement sur la réalité qu’il est en train de vivre quand il prête forme au passé : en 1928, le social-démocrate Hermann Müller est le chef d’un gouvernement de coalition avec les forces réactionnaires et il entreprend le réarmement de l’Allemagne ; en mai 1929, les dirigeants social-démocrates répriment par les armes les manifestations ouvrières à Berlin.

3

Si claire était la tendance du livre que les contemporains ne s’y trompèrent pas. La Paix subit les attaques d’une critique de droite qui, en isolant les passages sur les rapports amoureux des protagonistes et la sexualité, réduisit Glaeser à un auteur à scandale. À gauche, l’accueil fut en général mitigé : à la fois favorable à un talent incontestable, et soupçonneux, méfiant à l’égard des positions idéologiques ou de la représentation littéraire des problèmes politiques. Mais il convient de distinguer entre ces réserves et l’impact provoqué par le roman. Celui-ci fut extraordinaire sur une masse d’hommes de trente ans qui, en ces années de préfascisme en Allemagne, ressentaient de plus en plus vivement un malaise dont ils rejetaient la cause sur la social-démocratie. Elle avait volé leur enfance, détruit les aspirations de leur adolescence et elle leur offrait pour avenir une répétition du passé.
Cette actualité de La Paix correspondait aux préoccupations des communistes et des représentants d’une littérature prolétarienne vers laquelle Glaeser va être sensiblement tiré. En novembre 1930 a lieu à Kharkov la deuxième Conférence internationale des écrivains révolutionnaires : alors qu’il n’est pas communiste, l’auteur à succès de Classe 22 compte parmi les délégués allemands avec Johannes R. Becher, Ludwig Renn et Anna Seghers. Quand on sait que Brecht, par exemple, n’a pas été invité, c’est dire quelle confiance et quel espoir on met dans Glaeser. Le rapport d’Otto Biha sur la situation de la littérature révolutionnaire en Allemagne est également sans ambiguïté à ce sujet : Glaeser n’est pas désigné comme auteur prolétarien, mais il est placé à côté de Friedrich Wolf parmi ceux qui forment la meilleure part des intellectuels petits-bourgeois. Encore plus éclairant, le compte rendu de Béla Illès sur l’activité du Bureau international de littérature prolétarienne au même congrès. Glaeser, en compagnie de Barbusse, avait été attaqué dans la revue Die Linkskurve par Andor Gabor, qui l’avait qualifié de fasciste, et Béla Illès le lave de tout soupçon. L’une des résolutions finales de la Conférence réfute catégoriquement le jugement de Gabor en citant Glaeser, avec Dos Passos, comme un allié du mouvement révolutionnaire international.
Il est vrai que cette notion d’allié, tout en étant positive, est restrictive. Le principe de base est alors de s’en tenir à des positions de classe : on ne peut être vraiment un écrivain prolétarien sans appartenir au prolétariat lui-même. Ce n’est pas le cas de Glaeser. N’a droit à ce titre, d’autre part, que celui qui traduit l’expérience des prolétaires, non point d’ailleurs en contemplateur passif des faits, mais en initiateur d’une transformation sociale. Selon ces critères, les romans de Glaeser ne sauraient donc fournir une référence. Et c’est d’autant plus évident quand on ajoute, enfin, qu’il est demandé à la littérature prolétarienne d’engendrer des formes nouvelles et qu’est louée l’invention de techniques littéraires s’opposant à la tradition bourgeoise.
Mais quelle fut l’attitude même de Glaeser à ce congrès ? Il ne participa guère aux discussions. Il déclara simplement qu’il était en accord aussi bien avec le but proposé qu’avec les méthodes de lutte. Ses soucis à lui portaient sur des questions de forme littéraire, il pensait que la voie nouvelle était contenue dans les romans de Dos Passos et qu’elle passait par une rejet du psychologisme. Pas de désaccord politique fondamental, par conséquent, qui l’aurait déterminé, à peine franchi un pas vers le mouvement révolutionnaire, à échapper à son emprise. Au contraire, si l’on en croit les apparences. En tout cas, son intervention a été donnée en exemple : voilà un écrivain qui, prisonnier de l’égocentrisme si fréquent chez les intellectuels, osait de son propre chef rompre l’isolement dans lequel il se trouvait pour participer en commun à la construction d’un monde nouveau. L’une de ses phrases fut montée en épingle : « Il y a un an, je disais encore : ôtez vos mains de l’Union soviétique ; aujourd’hui, je dis : toutes les mains pour l’Union soviétique. »
En 1932, Un domaine en Alsace fut fortement critiqué par la section allemande de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires. Dans Internationale Literatur, revue éditée à Moscou par cette section, Hans Günther lui consacra une étude en mai de la même année. Pour ce brillant théoricien, victime par la suite des purges staliniennes, le nouveau livre de Glaeser confirmait ses romans antérieurs dans ses aspects négatifs : impuissance du héros et complaisance dans l’univers petit-bourgeois. À l’occasion, il marquait néanmoins de l’admiration pour La Paix. Il y déplorait la passivité du narrateur, une description sans chaleur, une tendance à se perdre dans les détails quotidiens de la petite-bourgeoisie. Mais il concédait que les événements étaient présentés d’un point de vue marxiste.
Comme on s’en aperçoit, la réputation de La Paix était si grande que Glaeser, malgré les réserves possibles sur ses autres œuvres, continua à jouir d’une immense considération auprès des écrivains communistes. En juin 1932, un mois seulement après les discussions autour d’Un domaine en Alsace, il pouvait même être cité parmi les membres de la nouvelle direction de la Ligue allemande des écrivains révolutionnaires-prolétariens. Et en 1934, au premier Congrès des écrivains soviétiques, Willi Bredel le donnait dans la liste de ceux, avec Lion Feuchtwanger, Ernst Toller et Arnold Zweig, dont il reprochait à Karl Radek de n’avoir pas indiqué les noms comme des représentants authentiques de la littérature antifasciste.

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Il reste que La Paix a des défauts et qu’ils sont trop criants pour qu’on puisse les taire. En construisant son roman comme l’autobiographie d’un garçon de dix-sept ans, Glaeser tombe dans deux invraisemblances. La première est qu’il n’arrive pas toujours à conserver à son narrateur la réflexion d’adolescent qui devrait être la sienne, et qu’il le fait basculer non seulement vers un adulte raisonneur, mais vers un personnage omniscient. Et l’on touche là à la seconde invraisemblance : comme cet adolescent ne peut tout savoir, il ne saurait être partout à la fois et fournir même des descriptions d’événements dont il n’a pas été un témoin direct. Entre la chronique d’une époque et le roman de formation, Glaeser a de la difficulté à tenir l’équilibre. Tour à tour, l’une l’emporte au détriment de l’autre.
De plus, par désir d’accentuer la désillusion engendrée par les échecs révolutionnaires, il use d’un schématisme excessif. Les personnages sont sans nuances, à quelques rares exceptions près. Ils incarnent une idée, ils n’existent que par des comportements et des paroles typiques. La présentation des faits en souffre, car on aboutit à une trame dont la sécheresse est voulue édifiante. Les détails greffés sur cette trame sont multipliés pour renforcer la signification qui s’en dégage, pourtant déjà suffisamment claire. L’ensemble du roman est trop parcouru par une volonté de démonstration. Glaeser ne donne pas à son narrateur le seul pouvoir de décrire, il le laisse aussi commenter la situation. Et il insiste tellement sur la trahison de la social-démocratie que son didactisme finit par lasser.
Le pessimisme qui oriente la vision est si fort qu’il provoque une suspicion à l’encontre de la véracité historique. Quand, par exemple, le narrateur retrouve son camarade Max Frey comme secrétaire d’un peintre à la mode, après l’échec de la révolution, nous sommes en septembre 1919. Le Traité de Versailles a été ratifié en juin. Est-ce, en Allemagne, la paix qui nous est présentée ? Certes, le travail a repris, les Conseils d’ouvriers et de soldats sont anéantis. Mais d’une expérience subjective sont tirées des considérations sur l’état général de l’Allemagne qu’il n’est pas possible de prendre pour argent comptant. Les luttes ne s’arrêtent pas du jour au lendemain, les masses ne retournent pas uniformément à leur inertie relative d’avant-guerre, la résignation n’est pas un phénomène global et définitif. En mars 1920, c’est tout de même une grève générale qui fait échouer le putsch de Kapp. Des milices rouges se battent encore dans la Ruhr et en Thuringe.
Ce que Glaeser a su montrer avec une forte puissance d’évocation, c’est l’achèvement de la révolution : dans le massacre, la fureur barbare, les assouvissements d’instincts sadiques, les fusillades sans jugement, les tortures et les liquidations massives. Ces meurtres innombrables ont été accomplis dans l’impunité par des bourreaux dont le cynisme et la cruauté trouveront quelques années plus tard un autre exutoire dans le nazisme. Déjà le spartakiste, le rouge, c’est le juif, le bolchevik, la bête qu’il faut abattre.
Où Glaeser la fait-il également se terminer, cette révolution ? Dans sa parodie, par des tentatives de transformation interne des mœurs bourgeoises. Les aspirations révolutionnaires sont déviées vers de vagues prétentions esthétiques, l’art est appelé à devenir le lieu et le support d’un bouleversement social que les luttes armées ont été impuissantes à réaliser. Une jeunesse intellectuelle frustrée, déclassée, donne dans toutes les expériences possibles en croyant participer, comme le ver dans un fruit, à la décomposition du système bourgeois. À l’établissement d’une organisation politique et économique nouvelle, fondée sur la suppression du capitalisme, s’est substituée une mascarade grotesque où les énergies se dépensent en actes vains. La révolution se dégrade en farce, dans une dissolution des formes d’art et d’existence tenues pour bourgeoises. L’affranchissement passe désormais par une libération individuelle du corps et de l’esprit, dans une rupture avec la sexualité et la rationalité traditionnellement imposées.
Là encore, il est permis de se demander si ces descriptions rendent compte de façon caractéristique de l’atmosphère allemande à l’époque et si elles méritaient que le roman se ferme sur elles comme on claque une porte. La charge est dure, impitoyable. Elle n’est pas sans injustice. Elle résulte de tendances plus ou moins ouvriéristes qui sont perceptibles ailleurs dans La Paix : ainsi quand le narrateur rapporte qu’au procès de Max Frey le jeune lycéen s’est vu infliger une peine de cinq ans de prison, commuée en une simple amende, alors que les ouvriers furent condamnés à des dizaines d’années de prison ferme.
Mais que ce roman tienne toujours le coup malgré ses faiblesses est un signe de réussite. Car il tient le coup. Il regorge de vie, de mouvement, de pittoresque. Il n’ennuie à aucun moment. Glaeser a le sens des scènes de masse, du récit anecdotique, du portrait de famille. Il possède aussi le don du dialogue. Toute l’époque se déroule sous nos yeux, comme un film, elle est rendue visible. Ce roman est fait pour le cinéma. C’est un film où la désillusion et le désespoir n’effacent pas la pureté, l’abnégation des spartakistes. Mieux : leur défaite, si efficace est l’écœurement à la vue de leurs adversaires, donne le respect et le goût de leurs promesses inachevées.

Lionel RICHARD - 1977
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par Byrrh » 18 Juil 2025, 12:49

Salut Gerard_wegan, heureux de te revoir sur le forum. Pour ma part, je possède... les deux rééditions de ce roman. 8-) Celle parue chez Maspero (avec le dessin de George Grosz en couverture) et celle des Bons Caractères.

À propos de la réédition d'un autre roman de Glaeser, Classe 22 (sous le titre Classe 1902), par l'éditeur Les Nuits Rouges en 2000 : https://www.lutte-ouvriere.org/journal/ ... _2188.html
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par gerard_wegan » 18 Juil 2025, 13:40

J'ai aussi l'édition Rieder 1931, alors publiée sans présentation ni préface.
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par com_71 » 18 Juil 2025, 14:45

Lionel RICHARD - 1977 a écrit :...Auréolé d’une réputation d’écrivain antifasciste, il s’installe en Suisse. Pour rentrer, six ans plus tard, dans l’Allemagne nazie et, repentant, se soumettre au Troisième Reich.
Une telle volte-face, effective et non plus intentionnelle, est unique dans l’histoire de l’émigration antinazie. Même si Glaeser ne retourna pas sa veste jusqu’à devenir un zélateur du fascisme allemand, ses livres continuant d’ailleurs à être frappés d’interdit, son revirement ne manqua pas de susciter des interrogations...


Ce préfacier savait peut-être en quoi il y eut "soumission" et "revirement", ce n'est pas mon cas. Reproche-t-on à Glaeser, simplement, d'avoir retraversé la frontière ?
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par gerard_wegan » 18 Juil 2025, 15:16

Extrait de la préface à l'édition de 1977 :
[Comme le personnage de son dernier roman Grandeur et Misère des Allemands, Ernst Glaeser] rentre dans l’Allemagne nazie et devient rédacteur d’un journal de l’armée allemande en Sicile.

Pour quelqu'un qui a été compagnon de route du Parti communiste, comme le décrit Lionel Richard dans sa préface, c'est un peu plus qu'avoir "retraversé la frontière" !

Ceci dit, peu de choses en français sur Glaeser. Sans doute plus en allemand (que je ne lis ni ne parle) : si quelqu'un y a accès, je suis preneur… Seule source que j'ai trouvée : Ernst Glaeser. Essai de biographie intellectuelle, thèse soutenue en 1988 sous la direction de Gilbert Badia… mais seulement disponible en version papier à consulter en bibliothèque universitaire, apparemment sans prêt ni reproduction possible ; pas très pratique, donc…
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par Byrrh » 18 Juil 2025, 15:38

Tu trouverais peut-être d'autres informations dans les ouvrages de Lionel Richard Nazisme et littérature (éd. François Maspero, coll. Cahiers libres, 1971) et Le nazisme & la culture (Petite collection Maspero, 1978 ; rééd. aux Éditions Complexe en 1988 et 2006).
Dernière édition par Byrrh le 18 Juil 2025, 15:48, édité 2 fois.
Byrrh
 
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par gerard_wegan » 18 Juil 2025, 15:40

Merci. Je vais regarder ça…
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par com_71 » 18 Juil 2025, 20:37

Lionel Richard a écrit :Extrait de la préface à l'édition de 1977 :
Comme le personnage de son dernier roman Grandeur et Misère des Allemands, Ernst Glaeser] rentre dans l’Allemagne nazie et devient rédacteur d’un journal de l’armée allemande en Sicile.


Ce passage m'avait échappé. Cependant l'impression générale subsiste, il semble bien y avoir derrière tout ça le choix de l'autre camp impérialiste, militariste, colonialiste et anti-ouvrier...
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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com_71
 
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Re: Ernst Glaeser et "La paix"

Message par gerard_wegan » 18 Juil 2025, 22:04

com_71 a écrit :il semble bien y avoir derrière tout ça le choix de l'autre camp impérialiste, militariste, colonialiste et anti-ouvrier...

Que faut-il comprendre par « tout ça » ? La préface de Lionel Richard ?
Si c'est bien cela, je ne vois pas ce qui autorise ce jugement ! En tout cas pas le texte lui-même... Quant à l'auteur, je n'en sais guère plus que ce qu'en dit Wikipedia, mais je doute qu'un éditeur comme Maspero ait fait appel pour une préface à quelqu'un favorable au « camp impérialiste, militariste, colonialiste et anti-ouvrier » !

On ne peut non plus renvoyer Gilbert Badia dans ce camp, tout stalinien qu'il fût. Or le résumé de la thèse qu'il a accepté de diriger, Ernst Glaeser. Essai de biographie intellectuelle évoque bien une « compromission » de Ernst Glaeser avec le régime nazi après son retour en Allemagne en 1939 [*].
Comme l'indique son titre, cette thèse (…) retrace la vie mouvementée et combien contradictoire d'Ernst Glaeser (1902-1963) et analyse l’œuvre d'un écrivain allemand qui s’était acquis, sous la république de Weimar, une renommée internationale et qui, après s’être compromis avec les nazis sous le troisième Reich, sombra dans la médiocrité et l'oubli. Nous avons consacre une attention particulière :
- au long et douloureux processus d’émancipation politique du jeune Glaeser.
- à l'engagement politique du ''compagnon de route'' et aux raisons de sa rupture avec le KPD en 1932.
- à son comportement dans l'exil et aux conditions de son retour en Allemagne en 1939.
- à ses activités sous le troisième Reich.
À partir d'une lecture exhaustive de l’œuvre de Glaeser et de sources pour la plupart inédites - notamment les archives Glaeser - nous avons tenté d'analyser sa production littéraire en la mettant en rapport avec la biographie de l'auteur et le contexte politique aux différentes époques.

[*] Inutile de me rappeler que les staliniens furent capables des pires calomnies ; j'ai écrit là-dessus sur ce forum, il y a longtemps, à propos de Marinus van der Lubbe et de l'incendie du Reichstag...
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