Histoires d'eau

Rien n'est hors-sujet ici, sauf si ça parle de politique

Message par Louis » 13 Fév 2004, 13:14

L'eau, indispensable à la vie, est devenue une marchandise.
Au-delà des enjeux géostratégiques que cela induit, l'accès à l'eau, notamment à l'eau saine, est très inégal. Chaque année, quinze millions de personnes en meurent.
A l'initiative de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), les années quatre-vingt avaient été décrétées "Décennie internationale" par les Nations unies. Le principal objectif était de garantir un accès universel à l'eau potable. Bilan quatorze ans plus tard : un quart de l'humanité ne dispose toujours pas d'eau saine ; chaque année, quinze millions de personnes, dont trois millions d'enfants, meurent des suites de sa consommation ; avec 14 000 morts par jour, c'est la première cause de mortalité sur Terre. Alors que l'eau est déjà inégalement répartie à la surface du globe (seulement 0,3 % de l'eau présente sur terre est consommable), elle n'échappe pas à la mondialisation libérale : 82 % des ressources sont consommées par 12 % de la population. Cette ressource est tout simplement pillée par les intérêts économiques de certains. Bien qu'il existe un secrétariat de l'eau à l'ONU, il n'y a aucun contrôle international réel.

Une agriculture productiviste qui pille et pollue

Dans la plupart des pays, la part de l'agriculture dans la consommation des ressources en eau est de 90 %. Ceci est principalement dû à la place de plus en plus importante que prend l'irrigation. Les surfaces irriguées ont triplé en cinquante ans, sans pour autant enrayer la faim. Elles ont en revanche augmenté le rendement et facilité les cultures à forte valeur ajoutée, encouragées par les subventions ou par le prix fixé par les marchés. Ces cultures mal adaptées à l'écosystème, par leurs besoins en eau et en engrais azoté, épuisent et polluent les nappes phréatiques. La Politique agricole commune (PAC) européenne les a encouragées : le maïs, par exemple, très gourmand en eau, en engrais et en pesticides, donne droit à 457 euros de subvention par hectare cultivé, contre seulement 76 euros pour le maintien en prairie. L'eau de ruissellement ne pouvant suffire à l'expansion de ce type de culture, il a fallu chercher l'eau en profondeur, c'est-à-dire dans les nappes phréatiques, jusqu'à épuisement de certaines d'entre elles. Cette eau n'est quasiment jamais payée. Seulement 20 % des captages sont facturés, alors que l'agriculture consomme 70 % des ressources en France. Ainsi, les agriculteurs échappent au financement des agences de l'eau uniquement acquittées par le citoyen lambda et sa facture.
En Bretagne, certaines zones ne sont déjà plus approvisionnées en eau potable en raison d'une trop forte teneur en nitrates. La mission de service public n'est alors plus assurée. C'est pourquoi, en 1996, les consommateurs se sont retournés contre les distributeurs privés comme la Lyonnaise des eaux qui fut condamnée à rembourser les dépenses occasionnées en bouteilles d'eau minérale. Ces derniers ont à leur tour attaqué l'Etat sur sa responsabilité directe face à la pollution des sols. La Lyonnaise des eaux a obtenu la condamnation du ministère de l'Environnement, qui a dû verser 114 556 euros à la Société.
Les cultures comme le maïs ne sont pas les seules responsables. La trop forte concentration d'élevage pour une surface d'épandage limitée sature les sols. Leur capacité d'absorption est également diminuée par le remembrement et la disparition des haies, talus, fossés et de tout ce qui retenait les éléments à la surface. L'équilibre sol-plantes-animaux est alors rompu. Cette pollution s'étend jusqu'en mer, comme en baie de Saint-Brieuc, où les nitrates favorisent le développement des algues vertes, ravageant l'écosystème marin.
L'urbanisation galopante pose également un problème majeur. En 1955, 32 % de la population mondiale vivaient en zone urbaine, contre 59 % prévus en 2025. Déjà, nous allons chercher l'eau de plus en plus loin en distance et en profondeur, provoquant des affaissements dans certaines villes. Le Mexique est un bel exemple: un tiers de sa population est concentré autour de Mexico, soit environ 20 millions d'habitants. Alimenter la ville en eau devient un réel défi, la nappe phréatique est tellement sollicitée que la cité s'est enfoncée de plus de 10 mètres ces 70 dernières années. C'est aussi le cas de tout Shanghai, de Djakarta ou de Bangkok.
Paris a besoin, pour son alimentation en eau, de quatre barrages réservoirs, de sept usines (dont la dernière a coûté plus de deux milliards de francs). Madrid compte treize barrages, cinq usines, 500 kilomètres de canaux. New York, Stuttgart, Dakar vont s'approvisionner à plus de 200 kilomètres de leur centre-ville. Certaines régions, en Asie par exemple, doivent alors choisir : alimenter une ville en eau ou irriguer les cultures. Les nouveaux besoins de ces mégalopoles vont encore croître, entraînant ce genre de choix. Cet arbitrage ne se fera pas sans casse, on sait déjà qu'en Chine le nombre d'emplois et la valeur économique induits par un seul mètre cube d'eau "industriel" sont 70 fois supérieurs à ceux d'un mètre cube "agricole". Déjà, dans certaines régions, des industriels rachètent des rizières aux agriculteurs pour s'assurer le contrôle de leurs réserves d'eau.

Des requins dans un verre d'eau

Le système français est particulièrement intéressant à observer si l'on sait que les trois premières entreprises distributrices d'eau, au niveau mondial, sont françaises : la Générale des eaux (Vivendi), la Lyonnaise des eaux (Suez) et la SAUR (Bouygues). Au XIXe siècle, la France a encouragé l'investissement privé afin d'équiper ses grandes villes, principalement pour amener l'eau chez les particuliers. Avant cela, l'Etat s'était chargé de grands travaux tels que l'assèchement des marais, la construction de digues et de canaux. Il voulait alors encourager les investissements avec une formule très simple : limiter les risques financiers et les déficits des entrepreneurs en incitant les collectivités à financer au maximum les investissements privés. Ainsi naquit, il y a déjà 150 ans, la Générale des eaux (120 ans pour la Lyonnaise). Pour les Parisiens et les Lyonnais, entre autres, l'eau du robinet n'a jamais été publique. Les conditions étaient alors posées pour la marchandisation de l'eau.
En 1950, deux tiers des 36 000 communes françaises géraient leur service d'eau. Aujourd'hui, c'est le cas de seulement 25 % d'entre elles. Plusieurs lois et "avantages" ont permis ce basculement, surtout ces vingt dernières années. En 1991, une loi sur l'eau obligeait les municipalités à séparer le budget eau-assainissement du budget général. C'est depuis la seule facture des usagers qui paie l'ensemble de la chaîne de l'eau. L'idée de service public est abandonnée. Cette loi pose des barrières aux élus : responsabilité personnelle accrue, code des marchés publics auxquels échappent les prestataires privés.
En 1982, les lois de décentralisation supprimaient la tutelle des préfets sur les élus locaux. Dès lors, ces derniers pouvaient signer seuls des contrats jusqu'alors encadrés par les services de l'Etat. Les enveloppes et les "droits d'entrée" étaient l'arme supplémentaire des entreprises. Le droit d'entrée était une somme (de dix à cent millions de francs) versée à la signature du contrat avec l'entreprise privée. Il était versé au budget général de la ville. Il pouvait s'accompagner de la construction d'un stade ou autre équipement, sans compter les avantages de tarifs pour les services municipaux, élus et entreprises. Dans l'Essonne, IBM ayant besoin d'une eau très pure, a pompé 2,7 millions de mètres cubes dans une nappe souterraine très ancienne. Bien que cette nappe soit protégée par le plan d'aménagement des sols, les autorités publiques en ont autorisé l'exploitation, cédant au chantage aux licenciements.
Bilan : IBM n'a pas versé la taxe professionnelle et a licencié 2 000 personnes sur ce site.

Un impôt masqué

En 1995, la loi Barnier prohibait ces droits d'entrée qui se transformaient aussitôt en "redevances d'occupation du domaine public capitalisé", toujours en vigueur aujourd'hui. Certaines collectivités, pour doper leur budget, augmentent les tarifs fixés avec le délégataire privé aux dépens des consommateurs. Ainsi les élus affichent une bonne gestion, une faible augmentation des impôts, un budget équilibré... Des dizaines de millions d'euros peuvent ainsi alimenter le budget municipal tous les ans sur le dos des habitants et par un impôt qui n'a pas de nom.
Les pratiques douteuses sont très nombreuses, telles les "captives" d'assurance, filiales off shore distribuant des primes d'argent blanchi, le détournement des "provisions pour renouvellement" alimentées par la facture de l'abonné (elles sont censées financer les travaux). Une partie est utilisée, l'autre placée. A la fin du contrat, de grands travaux sont entamés pour justifier ces fonds. Toutes ces pratiques ont un prix, sur la facture de l'usager bien entendu ! Selon l'Institut français de l'environnement, face aux régies municipales, la gestion privée représente un surcoût de 27 % pour la distribution de l'eau et de 20 % pour l'assainissement.
Des combats sont déjà menés à travers le monde pour se réapproprier cette ressource fondamentale qu'est l'eau. En Bretagne, sinistrée en mer comme sur terre, l'eau est devenue un problème politique majeur, indissociable des luttes contre l'agriculture intensive. Une association, Eaux et rivières, comptant 1 200 militants, mène actions, manifestations et débats depuis près de 30 ans. Elle s'attaque à la logique productiviste à outrance de l'agriculture encouragée par la PAC et au laxisme des institutions de gestion de l'eau.
La nationalisation des trois grands distributeurs d'eau français est urgente. Il faut éviter que la marchandisation de l'eau ne se développe davantage. Ces trois étant les leaders mondiaux, leur nationalisation permettrait de définir une réelle politique de lutte contre la soif dans le monde. Dès aujourd'hui, à l'instar d'Eaux et rivières ou du groupe eau d'Attac, plaçons la réappropriation de ce service public au coeur des luttes (entre 2003 et 2006, 60 % des contrats d'affermage arrivent à échéance).
L'eau est un droit fondamental et vital. Son accès doit être garanti pour tous et son exploitation lucrative interdite. Il serait facile, dès maintenant, de réduire de 20 à 30 % nos besoins en eau pour l'agriculture comme dans les autres domaines. Cette ressource est très fragile : à nous de lutter pour que les générations futures ne connaissent ni famines ni guerres de l'eau. L'eau, comme aujourd'hui en Palestine (voir encart), sera un enjeu politique majeur.

Thibault Blondin

- Source principale : Le Dossier de l'eau. Pénurie, pollution, corruption, Marc Laimé, Le Seuil, "L'épreuve des faits", 408 p., 20 €.
- On peut se procurer ce livre à la librairie La Brèche.
Le port : nous prenons totalement en charge le port des ouvrages qui nous sont commandés quelle qu'en soit la destination. Le port s'entend au tarif la poste "économique" pour la France et au tarif "économique-livre" pour l'étranger.


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A la conquête de l'or bleu
Le pillage incessant de l'eau risque de déboucher sur une crise majeure que même les institutions capitalistes prévoient. La Banque mondiale estime qu'il faudrait investir 180 milliards de dollars par an (alors que seulement 80 milliards sont dépensés aujourd'hui) pour l'éviter. L'eau est déjà source de conflits. C'est le cas au Proche-Orient, où la Turquie fait construire des barrages sur les fleuves qui alimentent toute la région (Irak, Syrie, Palestine...). L'eau fait partie des éléments clés des négociations entre Israël et la Palestine. Les deux tiers de l'approvisionnement en eau d'Israël proviennent des territoires occupés, les colonies sont toutes alimentées en eau, alors que seule la moitié des villages palestiniens l'est. S'ajoute à cela l'occupation du plateau de Golan, où se trouve la réserve naturelle d'or bleu du Liban et de la Syrie, les eaux du Jourdain. Dans une région où tous les pays sont en situation de "stress hydrique", les tensions risquent de s'aggraver. Il y en a déjà entre l'Egypte, le Soudan et l'Ethiopie pour le partage du Nil. Les tensions existantes et à venir laissent planer l'ombre de futurs conflits pour le contrôle de l'eau, et des mouvements migratoires partant de régions où les ressources seront épuisées.

T. B.

Rouge 2051 12/02/2004
Louis
 
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