Ce n'est pas le domaine où je suis le plus à l'aise mais je me souviens d'avoir lu un petit bouquin de Marina Yaguello dans la collection "Points / Le goût des mots", dont le titre est "
". L'auteure est linguiste et a enseigné à Paris VII - Diderot. "
En fait, ce qui différencie les langues, ce ne sont pas leurs capacités expressives, malgré tous les préjugés sur les langues riches et les langues pauvres, sur les langues simples et les langues complexes, et tous les faux débats sur les langues et les mentalités primitives ou avancées. Les langues diffèrent par ce qu'elles nous imposent de dire, par le type d'information que véhicule obligatoirement leur structure grammaticale. Comparons par exemple la phrase française : "L'ouvrier travaille" et ses deux traductions anglaises : "The worker is working / The worker works". Le français nous contraint à fournir une information sur le sexe du travailleur par l'intermédiaire du genre masculin mais ne nous permet pas de savoir si l'ouvrier travaille en ce moment ou bien de manière habituelle. Le contexte tranchera. L'anglais, par contre, ne nous donne pas d'information sur le sexe du sujet, mais il nous oblige à trancher entre l'aspect habituel et l'aspect actuel. Ce sont de telles contraintes qui compliquent la tâche du traducteur, qui doit compenser l'absence ou la présence de telle ou telle information que véhicule la grammaire, autant sinon plus que la non-correspondance des inventaires lexicaux.
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Pour un non-linguiste, il semble évident que les classes grammaticales apprises à l'école - nom, verbe, adjectif, adverbe, conjonction, article - ont une existence universelle. Une langue, croit-on, ne saurait s'en passer. Pour un francophone, une langue doit posséder un ensemble de temps grammaticaux et de modes ; elle doit opposer le singulier et le pluriel des noms, distinguer entre le genre féminin et le genre masculin. Enfin, il lui paraît naturel d'identifier les personnes grâce à un système de six pronoms : je, tu, il, etc.
"Au commencement était le Verbe", disent les Écritures. Verbe est ici synonyme de parole ou de mot. En tant que partie du discours, le verbe apparaît dans la tradition grammaticale comme le fondement de l'énoncé. A vrai dire, il vaut mieux séparer sa forme et sa fonction.
En tant que forme, le verbe n'est pas toujours facilement identifiable. Il ne se distingue pas nécessairement du nom ; ainsi dans "On peut apporter son manger", seule la présence du possessif et la position de complément d'objet nous permet de savoir que manger est un nom et non un verbe. Cette absence de marque distinctive, bien qu'assez rare en français, est de règle dans nombre de langues, soit qu'elles n'aient pas de flexions (c'est-à-dire pas de conjugaisons ni de déclinaisons) soit qu'elles n'aient pas de suffixes ou de préfixes spécifiques de ces deux catégories. C'est le cas en chinois, en wolof et, dans une moindre mesure, en anglais, où des énoncés ambigus résultent de cette situation. Par exemple "Time flies" peut vouloir dire aussi bien : "Chronométrez des mouches" que "Le temps s'enfuit", même si la première interprétation est peu vraisemblable.
C'est sa capacité à fonctionner comme prédicat qui caractérise le verbe : dans "Le chien aboie", le chien est le sujet et aboie le prédicat ; certains verbes pourtant sont dits "de prédication incomplète" car il n'assurent cette fonction qu'accompagnés d'un complément ("Le chien veut" n'est pas une phrase complète, pas plus que "Je ressemble") ou d'un attribut du sujet (les verbes comme être, paraître, devenir) ; dans "Je pense, donc je suis", l'emploi absolu du verbe être n'est pas typique. En outre, il existe des prédicats non verbaux, par exemple dans les langues qui, comme les langues slaves, n'expriment pas toujours le verbe être : dans ce cas, le prédicat peut être un adjectif ou un adverbe ou un nom. Enfin, certaines langues ignorent radicalement l'opposition nom/verbe et le prédicat y prend une forme qui échappe à toute distinction de catégorie syntaxique.
Certaines langues, comme le wolof, de même que d'autres langues d'Afrique de l'Ouest, n'ont pas d'adjectifs. Les noms y sont qualifiés par des verbes comme "être bleu", "être grand", "être beau", etc., qui ne se distinguent pas formellement des autres verbes. Dans ces mêmes langues, beaucoup de notions que le français exprime par des adverbes sont rendues par des verbes qu'on peut qualifier d'auxiliaires. Ainsi, pour dire : "Il vient souvent", on dit quelque chose comme : "Il fréquente de venir" ; pour : "Il est ici depuis longtemps", "Il a duré ici" ; pour : "Il est déjà venu", "Il a tâté de venir" ; pour : "Il est venu tard", "Il a tardé à venir" ; pour : "Il est venu tôt", quelque chose comme : "Il a tôté à venir".
Enfin, l'article, porteur d'une triple information en français : le genre, le nombre et l'opposition défini/indéfini, est absent des langues qui expriment ces valeurs autrement (principalement les langues à cas comme le latin et le russe).
Ainsi, il apparaît que les classes grammaticales n'ont rien d'universel. C'est encore plus évident s'agissant de catégories qui sont à cheval sur la grammaire et la sémantique comme les pronoms, le nombre, le temps. Certaines langues ont plus de six pronoms, si - comme le tagalog des Philippines ou le pidgin de Mélanésie - elles opposent un nous inclusif (miyou en pidgin = "moi et toi") à un nous exclusif (mipela = "moi et mon copain"). D'autres possèdent, en plus du singulier et du pluriel, un duel ; l'anglais both veut dire "les deux" comme le latin ambo qu'on retrouve dans ambigu. Nombre de langues se passent fort bien du genre grammatical, même dans les pronoms de troisième personne (ni le hongrois ni le wolof ne distinguent il de elle) ; beaucoup, par contre, opposent grammaticalement l'animé à l'inanimé et l'humain au non-humain : on trouve des traces de cette dernière distinction dans toutes les langues indo-européennes ; en français, elle prend la forme de l'opposition entre qui et quoi, y et lui (je pense à qui ? je pense à quoi ? j'y pense ; je pense à lui). En russe, c'est l'identité entre le génitif et l'accusatif des noms animés, le nominatif et l'accusatif des inanimés qui marque cette opposition.
Quant au système des temps, bien des langues en font l'économie, préférant des distinctions de type aspectuel. Ces langues - le hopi (une langue d'Amérique du Nord), le wolof, le chinois, etc. - privilégient ainsi le mode de déroulement des actions : progressif, instantané, habituel, actuel, achevé, inachevé, etc. Et qu'on ne pense pas surtout que dans de telles langues il est impossible de repérer chronologiquement les événements et d'opposer le présent au passé et au futur : ces valeurs se déduisent des significations aspectuelles mises en relation avec le moment où on parle. Le repérage peut également se faire de façon lexicale, par exemple avec des adverbes de temps.
Il est essentiel, pour aborder une langue étrangère, de se dégager des catégories et de la structure de la langue maternelle. On n'a pas toujours su le faire. Pendant longtemps en Europe et singulièrement en France, on a cherché à calquer les grammaires sur celle du latin. De la même façon, les premières descriptions de langues "exotiques", faites souvent par des missionnaires, reflètent la structure des langues de leurs auteurs (par exemple, la description du wolof par l'abbé Boilat au dix-neuvième siècle fait appel aux catégories du français, pourtant inapplicables à cette langue).