Au risque de passer pour un vieux réac, je dois dire que je suis inquiets, et ca date pas d'hier, de ce l'effet de ce genre de discours sur de jeunes consciences, et particulierement à une epoque où les idées "progressistes" ne sont pas présentes pour faire contrepoids.
("Le Monde" a écrit :REPORTAGE
Ondes de choc
LE MONDE | 05.11.04 | 15h35
Obscénités, violences verbales, insultes sexistes : certaines émissions de radio sont plébiscitées par les "13 ans et plus" mais préoccupent le CSA. Où faut-il poser la limite ?.
Il est 21 heures sur Skyrock, c'est le début de la "déconne" : trois heures d'antenne en direct avec l'animateur Difool. Son émission "Radio libre", la plus écoutée en France de 21 heures à minuit, rassemble ceux que Médiamétrie appelle les "13 ans et plus", sans comptabiliser les autres, innombrables, qui ont moins de 13 ans. Chaque soir, du lundi au vendredi, ils sont près de 900 000 à écouter Difool, ses conseils et ses délires, sur les questions qui les turlupinent. Et ce qui turlupine beaucoup les "13 ans et plus", c'est le sexe.
"Bonsoir tout le monde ! Il paraît qu'il fait un temps de merde un peu partout en France, alors on va passer la soirée ensemble jusqu'à minuit. Vous pouvez appeler d'où que vous soyez", commence Difool. Puis il s'adresse à une auditrice qui avait téléphoné auparavant pour retrouver celui qui l'avait sauvée dans le RER A : "On a retrouvé ton Zorro qui t'a sauvée, appelle-nous ! Sa grosse épée, il aimerait bien te la montrer maintenant qu'il t'a sauvée." Et le lendemain, à la même heure : "Salut, c'est vendredi, le jour des fantasmes ! Dans la bourre, ça marche avec le cerveau, ça suffit pas de se faire sucer. Si vous avez deux trois fantasmes qui déchirent, n'hésitez pas, ça nous fera passer le week-end."
Le jeudi, l'émission est consacrée aux "problèmes du mois". Ceux-ci, c'est la règle, doivent être "psychosexuels". Romano, l'un des comparses de Difool, a repéré dans divers médias cinq "problèmes" majeurs. Les auditeurs sont invités à voter, et le problème qui reçoit le plus de suffrages est discuté en direct. D'autres auditeurs appellent pour donner leur point de vue. Difool et ses copains - Romano, Marie, Cédric le Belge, Samy et Momo - enrichissent la réflexion. Romano rit à tout en hennissant.
Jeudi 14 octobre, Romano énumère les cinq sujets. Nous n'en donnerons ici qu'une version épurée, bien qu'ils soient écoutés en direct par des centaines de milliers de mineurs :
1. - "Charlotte, 26 ans, de Nantes, a une chatte un peu fourre-tout" ; 2. - "Joël, 38 ans, de Gironde : sa meuf c'est une femme-fontaine, mais il kiffe bien, le salaud" ; 3. - "Luc, 25 ans, de Paris, voudrait être un "human dogs", c'est des hommes qui font semblant d'être des chiens. C'est ça, la nouvelle pratique sexuelle. Il a raison de se poser des questions" ; 4. - "Thomas, 28 ans, de Paris, lui, il est "exhib". Il se pose des questions par rapport à ça. Il a une voisine (...). Une meuf qui montre sa chatte, je trouve ça limite vulgaire"; 5. - "Le classique : la boîte à caca. C'est Charles, 35 ans, de Brest (...)".
"Tûûût !" : la sonnerie du CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel) retentit. Difool aime beaucoup actionner ce qu'il présente comme la sonnerie du CSA : entre les neuf sages et Skyrock, c'est une vieille histoire. Pierre Bellanger, le président et fondateur de l'antenne, est régulièrement convoqué au Conseil pour des cas limites où les propos tenus contreviendraient à la convention qu'il a signée - atteinte à la dignité de la personne, intervention à caractère violent ou pornographique, attentatoire aux femmes...
De ce conflit permanent avec l'"autorité", Skyrock tire un nouveau profit. Quelle meilleure aubaine pour une station qui, depuis 1986, s'est forgé son identité avec le rock, puis avec le rap, en se situant toujours du côté de la rébellion et de la "libre expression" ? Difool s'est emparé à sa façon du CSA pour en faire un personnage récurrent, tel le gendarme tapant Guignol. Le public, forcément, vient au secours de Guignol. Et Difool, bon gars, parle au CSA, devance ses indignations, lui dit "oui, bon, t'as raison, le CSA".
Dans la guerre commerciale que se livrent les radios jeunes, les soirées de libre antenne font la différence. Les stations oscillent entre le choix d'animateurs qui jouent le jeu de la surenchère trash et la nécessité de suivre le code de bonne conduite pour ménager les pouvoirs publics et obtenir plus de fréquences. Certaines, comme Le Mouv' (service public) ou même Fun, lancent des émissions se voulant plus "citoyennes". NRJ, première radio musicale de France, dit avoir retrouvé ses "valeurs" à l'automne 2003, après avoir limogé l'animateur Maurad, lequel a récemment repris une émission sur Europe 2.
Il est 20 heures sur Europe 2. Autre "déconne", sur libre antenne, jusqu'à minuit. "Juif-musulman-catholique, qui que tu sois, d'où que tu viennes, rejoins le quartier, appelle-moi, je suis Maurad, M-A-U-R-A-D". Débit inimitable, en vitesse accélérée, c'est le ton survolté de Maurad. Parfois, il "part en vrille", comme il dit, s'énerve et agresse les auditeurs. Pour rire. Les blagues téléphoniques structurent son émission. Un principe : l'"embrouille".
Par exemple, un auditeur appelle sa petite amie et lui raconte une histoire qui la met en rage, ce qui provoque des insultes. Quand Maurad était sur NRJ, l'auditeur le plus insulté recevait un cadeau. Une autre blague célèbre consistait pour un garçon à appeler une fille afin de la demander en mariage et, devant son refus, à la couvrir d'obscénités ("Laisse-moi te péter la chatte et me vider les couilles dans ta gueule de pute"). Plus de 600 000 "13 ans et plus" écoutaient l'émission. Mise en demeure du CSA. NRJ a remercié Maurad. "Les choses vulgaires, réplique l'animateur, ce ne sont pas les mots "hard", mais les lettres recommandées pour vous licencier."
AU CSA, le cas Difool est aussi un casse-tête. "Skyrock est un sujet qui suscite beaucoup de tension au CSA, raconte une juriste proche de l'instance de régulation. Parmi les neuf sages, il y a toujours les conservateurs, les ultrapermissifs et les raisonnables. Moi-même, au début, je m'indignais de tout et, à force d'écouter, j'ai fini par m'habituer. Du point de vue juridique, il est très difficile de normer. "L'atteinte à la dignité de la personne" donne matière à interprétation."
Où faut-il mettre la limite ? Doit-on tenir compte de l'évolution de la société ? Est-ce simplement "réac" ou vieux jeu de chercher à maîtriser les propos tenus lors de certaines émissions ?
Le 17 mai 2001, le CSA a adressé une mise en demeure à Skyrock à la suite de propos "gravement attentatoires au respect de la dignité de la personne humaine et susceptibles de nuire à l'épanouissement physique, mental ou moral des mineurs". A l'époque, le passe-temps favori de Difool et de son équipe consistait à commenter les activités intimes des candidats de l'émission "Loft Story", sur M6. Extraits du rapport d'écoute du CSA : "Elle est en train de manger une bite, Loana" ; "Il s'est fait sucer, Aziz, on a les extraits" ; "Julie, elle s'est foutu les doigts dans la chatte, elle l'a dit." ; "Huit mois qu'elle a pas baisé, elle est coincée du cul. (...) Qu'elle se fasse péter le cul !" Après cette mise en demeure, Skyrock a reçu plus d'un million de messages de soutien. Le ministre de l'éducation nationale, Jack Lang, est même venu à l'antenne dire son indignation devant cette sanction. Là encore, la brimade est devenue un atout : une publicité d'une page entière dans Le Monde. Et lorsque le CSA, en février 2004, a décidé d'interdire d'antenne, "de 6 heures à 22 h 30", les "programmes susceptibles de heurter la sensibilité des auditeurs de moins de 16 ans", Difool l'a pris au piège : à 22 h 30, sur Skyrock, la "sonnerie des pyjamas" sonne désormais le glas de la retenue.
Difool a déposé ses écouteurs, il vient de terminer son émission du matin. Il a 35 ans, une vraie gentillesse, la dégaine anguleuse et le cheveu hirsute, de grands yeux arrondis dans un visage en longueur que l'on verrait bien dans une BD. Un fou de la radio qui, après avoir animé sa "Radio libre", de 20 heures à minuit, reprend la même antenne en direct, de 6 heures à 9 heures.
Autant son patron, Pierre Bellanger, que Roberto Ciurleo, le directeur des programmes, reconnaissent en lui "un génie passionné", qui fait vivre comme personne la parole des auditeurs. Celui qui sait donner à certains ados, non pas ce qu'ils veulent, mais ce qu'ils sont.
Les remontrances du CSA, Difool les trouve "injustes". Atteinte à la dignité de la personne ? Mais il est au contraire le "grand pote" qui donne la parole à ceux qui ne l'ont jamais et les conseille l'air de rien, sans les juger et "sans être chiant". Sexisme ? La preuve que non : Marie est là, à ses côtés, "pour rembarrer les mecs et dire qu'on exagère". Pornographie ? Pas du tout, on aide les ados en répondant à des questions qu'ils n'osent pas poser ailleurs. Surenchère dans la grossièreté ? "Les gros mots sont creux. On déconne, c'est bon enfant. Et qu'est-ce que c'est, bien parler ou mal parler ? Je suis moi-même, ils sont eux-mêmes."
Les propos tenus pendant le "Loft", il le reconnaît, "c'était pas brillant. On déconnait en regardant les images. Mais quoi ? Ce n'est pas plus grave que ça". Plus important est à ses yeux le rôle cathartique de Skyrock, sa fonction d'intégrateur social. Car l'émission de Difool est d'abord celle des ados, auxquels il offre un monde où ils sont à l'aise. Ils appellent de Paris, de province, de banlieue - beaucoup de banlieue -, pour exposer leurs problèmes.
Difool est à l'écoute. Il "déconne" et oriente, donne des conseils plutôt sages, arrête de rire "quand c'est vraiment grave". A un auditeur qui "flippe" parce que sa "meuf" a tout préparé pour leur mariage et qu'il n'en a plus envie, l'animateur répond : "Faut pas stresser. (...) T'as l'air fait pour le mariage." Des auditeurs : "Tu peux pas te débiner comme ça..." Difool résume ainsi sa "mission" : respecter les auditeurs, les aider à mieux vivre ensemble. "Total respect, zéro limite", tel est son slogan.
"Total respect", vraiment ? Quand les blagues obscènes, presque toujours aux dépens des femmes, constituent la norme du langage et sont à ce point banalisées ? Ou quand Difool, par exemple, diffuse l'enregistrement par un élève d'un professeur se faisant chahuter ?
"La grossièreté n'a jamais tué personne", insiste Pierre Bellanger. Cela, même au CSA, on en convient : "Ce ne sont pas les gros mots qui sont graves, mais l'agressivité qui les sous-tend, observe Monique Dagnaud, sociologue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et ex-membre du CSA. Les propos sexistes continuels reflètent et revitalisent la violence exercée sur les jeunes femmes en banlieue, qui peut aller jusqu'aux "tournantes". L'orientation de ces émissions est déstructurante, car on n'hésite pas à piéger les gens et à les humilier pour en faire du spectacle. Le défoulement, pourquoi pas ? Il devient discutable s'il se fait aux dépens d'une personne. Plus généralement, il y a l'idée que, pour faire rire, tout est permis."
Au contraire, Pierre Bellanger a un discours très articulé sur "l'œuvre sociale" de sa station. "Une vraie radio républicaine", renchérissait même, en 2002, le syndicat policier Alliance, qui voyait en Skyrock un bon moyen "d'instaurer un vrai dialogue entre des jeunes et des policiers". "La société française, note M. Bellanger, s'obstine à ignorer la nouvelle génération, multiculturelle, diverse, métissée. Skyrock est la seule radio qui porte autant l'expression de ce monde en mutation dans lequel nous vivons et que personne ne veut voir. Or Difool est dans une logique de partage. En dialoguant avec cette génération souvent frustrée, en mal d'intégration, il génère du lien social, il fabrique de la société française."
L'enjeu est de taille. Chaque jour, 4,3 millions d'auditeurs, soit un "13-19" ans sur deux, sont à l'écoute de Skyrock. Autant d'électeurs potentiels. Pierre Bellanger, en homme d'affaires avisé, l'a compris. Et aussi la Deutsche Bank, actionnaire à 80 % de la station via un fonds d'investissement. Les politiques, quant à eux, l'ont si bien intégré que certains ont contribué à une publicité de Skyrock sous le titre : "100 élus qui n'ont pas peur des jeunes". Le plus indéfectible suppôt de la chaîne étant Jack Lang, plusieurs fois invité à l'antenne et qui s'y est même produit en DJ...
"Il y a des sujets auxquels les politiques ne touchent pas, analyse la sociologue Monique Dagnaud (qui se définit comme de gauche) : notamment l'atteinte à la liberté d'expression quand il s'agit des jeunes. La plupart croient déchoir et ont peur de passer pour des vieux schnocks. Que peut le CSA quand il a contre lui à la fois l'opinion publique, les politiques et les intérêts économiques ?"
Marion Van Renterghem
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.11.04