La suite avec un article (hors interview) de L'Opinion du 24 février 2020 sur la CGT :
La nostalgie, camarade
CGT: la fuite en arrière
Corinne Lhaïk
24 Février 2020 à 06h00
Le mouvement contre la réforme des retraites permet à Philippe Martinez de ressouder le syndicat et de montrer sa force. Mais derrière cette unité, apparaissent les faiblesses d’une organisation où la radicalité tient lieu de ciment
Les faits - La commission exécutive de la CGT doit débattre mardi de son maintien au sein de la conférence de financement des retraites, dont la prochaine réunion a lieu le 10 mars. La CGT a présenté son contre-projet qui prévoit 70 milliards d’euros de recettes nouvelles. L’intersyndicale appelle à une journée de mobilisation le 31 mars.
Quand il est en vacances, Philippe Martinez se laisse pousser la barbe. Comme beaucoup d’hommes, il a la flemme de se raser. Et en plus, il échappe ainsi aux sollicitations auxquelles son statut de personnalité « vue à la télé » l’expose. Toute le monde reconnaît désormais le secrétaire général de la CGT. Avant le mouvement contre la réforme des retraites, sa moustache lui valait déjà carte d’identité. Depuis le 5 décembre, il est, au choix, le porte-drapeau de ceux qui bloquent la France ou l’emblème de ceux qui affirment vouloir la sauver. Dans la lumière, à tous les coups.
Rien de tel qu’une bonne grève pour vous requinquer. « Le positionnement de la confédération sur la réforme des retraites est faste en matière d’effets d’aubaine, affirme le responsable d’un syndicat CGT pourtant opposé à cette posture jusqu’au-boutiste. Cette réforme permet à Martinez de bomber le torse, de rassembler plusieurs secteurs. Mais je ne sais pas s’il y a une stratégie derrière, et la question se pose de savoir comment l’on sort du conflit. »
La stratégie de la CGT ? Cette question n’est pas nouvelle : « J’ai le souvenir d’une CGT qui apparaissait comme un partenaire rugueux, avec lequel on s’engueulait, mais avec lequel on pouvait se mettre d’accord, dit un expert du social. Aujourd’hui, la CGT est impénétrable pour les politiques. » A tel point que les conseillers d’Edouard Philippe à Matignon téléphonent à Raymond Soubie, grand manitou du social, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, pour tenter de décrypter la centrale de Montreuil.
Officiellement, les choses sont claires : la CGT veut le retrait du projet gouvernemental et se battra jusqu’au bout pour l’obtenir. Elle a pris au mot le gouvernement et vient de présenter son contre-projet : revenir au départ à 60 ans, au calcul sur les dix meilleures années de salaire dans le privé, maintenir celui sur les six derniers mois pour le public, reconnaître toutes les formes de pénibilité par grands corps de métiers, etc.
Pour financer ces ambitions, la CGT propose 70 milliards d’euros de recettes correspondant peu ou prou au renoncement à la politique pro-business du gouvernement : hausse des salaires de 5 %, alignement des rémunérations des femmes sur celles des hommes, remise en question de nombreuses exonérations de charges sociales, augmentation de la taxation du capital. Il y en a pour 70 milliards d’euros. Il n’est pas très difficile d’imaginer la réponse de l’exécutif.
Les modérés marginalisés. Cette fuite en arrière semble tenir lieu de ciment à une organisation en mal de cohérence. « Elle permet d’éviter d’aborder les problèmes qui fâchent, de dire les mots qu’il faut pour satisfaire les désirs de grand soir », regrette un militant. Les durs ne sont pas les plus nombreux mais ils donnent le ton. Les plus modérés, ceux qui mènent un travail strictement syndical, se sentent marginalisés, quand ils ne le sont pas pour de bon.
Et la période donne raison à celui qui organise de belles manifs, rassemble dans la protestation et incarne l’anti-macronisme : Philippe Martinez. La CGT n’a certes pas inventé la radicalité, qui infuse toute la société, faisant par exemple que les jeunes qui se syndiquent (ils sont rares) vont préférer les positions musclées d’un Sud – un concurrent pour la maison cégétiste. Souvent, les propositions raisonnables passent mal. Ainsi, le responsable d’une fédération raconte son expérience : « Nous avons débattu sur la hausse des minima conventionnels pour les salaires. Moi j’ai proposé 1,5 %, plus que l’inflation de 1,2 %. Mais nos militants m’ont répondu : ça ou rien c’est pareil, il faut casser, faire comme les pompiers, regarde ce qu’ils ont obtenu ! »
«Les gauchistes sont le symptôme plus que la cause. Bien organisés, ils occupent l’espace dès qu’ils en ont un»
A ces causes générales s’ajoutent des facteurs propres à la CGT. Si le syndicat n’est plus la courroie de transmission du seul Parti communiste, les formations d’extrême gauche (NPA, Lutte ouvrière, Parti ouvrier indépendant, PC) dominent ou inspirent certains bastions : la métallurgie, fédération d’origine de Philippe Martinez, la chimie, l’agroalimentaire, les cheminots, plusieurs unions départementales (Bouches-du-Rhône, Seine-Maritime, Nord, Val-de-Marne, Paris, etc.). Même le service d’ordre cégétiste, réputé pour son efficacité, peut être débordé par les black blocs dans des manifestations à objet social, comme ce fut le cas le 1er mai 2019 à Paris.
Comme le dit une militante, « les gauchos savent donner l’impression qu’ils sont nombreux. Dans certains secteurs, ils sont connectés à leurs collègues trotskistes engagés au sein de Force ouvrière. Bernard Thibault [secrétaire général de 1999 à 2013] cherchait à les marginaliser, Martinez leur donne beaucoup d’importance. Et ils ne sont pas maîtrisables par la confédération. »
Bras syndical soviétique. Lors du dernier congrès en date de la CGT, en mai 2019, à Dijon, sous l’impulsion de Benjamin Amar, responsable de l’union départementale du Val-de-Marne, les radicaux font adopter un amendement en faveur d’un rétablissement de liens avec la Fédération syndicale mondiale (FSM), avec laquelle la CGT avait officiellement rompu en 1995. Cette organisation n’a jamais été que le bras syndical du pouvoir soviétique, comme le décrit Jean-Marie Pernot, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales, dans un article sur le site syndicollectif.
Le gauchisme, maladie chronique du syndicalisme CGT ? « Les gauchistes encouragent la rhétorique, souligne Pernot, ils sont le symptôme plus que la cause. Bien organisés, ils occupent l’espace dès qu’ils en ont un. » Et ils en ont, dans la mesure où l’organisation cégétiste laisse beaucoup de trous dans la raquette. Contrairement à l’image qu’elle véhicule, la CGT n’est pas un empire centralisé, mais une galaxie éclatée. Il arrive que Philippe Martinez confie à son homologue de la CFDT, Laurent Berger, qu’il envie son organisation, bien rangée derrière le chef. « Cela correspond aussi à une tradition : le syndicalisme chrétien (dont la CFDT est issue) a toujours été centralisé ; la CGT, elle, est dominée par le poids de ses fédérations les plus importantes, numériquement ou politiquement », dit Pernot.
Avant Martinez, Louis Viannet et son successeur Bernard Thibault ont tenté, en vain, de moderniser les structures, se heurtant, notamment, au pouvoir des fédérations, et à des histoires de gros sous, la perception des cotisations étant un enjeu. Il est arrivé à Bernard Thibault de confier : « T’as beau être le secrétaire général de la CGT, si tu n’arrives pas à convaincre, tu ne peux rien faire. »