par Plestin » 05 Oct 2016, 14:09
Zelda,
Sur ma position, bien sûr, tu as raison, ce n'est qu'un embryon d'explication et c'est forcément schématique, mais je pense que ça met le doigt sur une partie du problème. Justement, ce n'est pas au départ une question de chômage, mais de classe sociale : la petite (et moyenne, et grande) bourgeoisie qui a intérêt à se créer un marché protégé en essayant de maximiser le poids des traditions. C'est un phénomène extrêmement puissant, l'intérêt sonnant et trébuchant ! Un intérêt qui est indépendant de la vague d'immigration et même de l'immigration tout court, car c'est le même phénomène qui fait qu'un marché relativement important existe avec toutes sortes de produits locaux "du terroir français" présentés comme forcément meilleurs que les produits industriels etc. Les bons produits régionaux que certains d'entre nous apprécient relèvent, au fond, de la même logique (en plus, "c'est bien", "ça fait de l'emploi dans les campagnes" etc.) : derrière il y a une solide petite bourgeoisie qui fait du miel de lavande, du confit de canard ou de la choucroute maison, et dont les intérêts sont souvent imbriqués avec ceux d'une bourgeoisie moins petite. Les commerçants qui vendent des robes de mariée ont intérêt à faire la promotion du mariage. Les boucheries halal ont intérêt à ce que le maximum de musulmans respecte les rites. Les vendeurs de voiles (ils prolifèrent en ce moment à la ZUP) ont intérêt à ce que le plus grand nombre possible de femmes se voilent. A l'inverse, les vendeurs de charcuterie n'ont pas intérêt à ce que l'islam se développe dans leur quartier, etc. Donc, le fond social de la petite et moyenne bourgeoisie, il est là, et à toutes les époques. (Oui je sais, les vendeurs de kebabs ou de pizzas font, eux, à peu près l'unanimité... et effet de mode aidant, les vendeurs de kebabs font aussi des tacos).
Après, ce contexte est percuté par la situation sociale du moment. Que les immigrés puissent trouver du boulot et avoir des collègues de travail d'autres origines que la leur, ne peut que faire du bien aux uns et aux autres du point de vue des intérêts de la classe ouvrière. Que l'on se heurte à l'explosion du chômage et de la précarité, et il devient beaucoup plus difficile de faire prendre la mayonnaise. Cela reste possible comme le montre le magnifique exemple de PSA Aulnay, où l'on voit bien, dans "comme des lions", que la bagarre contre la fermeture rassemble des ouvriers d'origine française ou européenne, maghrébine ou d'Afrique noire, asiatique etc. Mais justement, c'est sur un lieu de travail que ça se produit. Et pas n'importe quel lieu de travail : un où il y a des militants. A l'inverse, je me souviens, pour avoir travaillé (juste un mois l'été comme étudiant) il y a pas mal d'années déjà, dans une usine automobile (à l'époque réputée pour avoir un patron de combat et peu de militants syndicaux), qu'on retrouvait dans le personnel une stratification en fonction des origines et des qualifications : "en haut" de l'échelle, des Blancs tous Français d'origine française occupant les postes de cadres ; "en dessous", des Blancs d'origine européenne, principalement des Portugais, occupant les postes de maîtrise ; encore "en dessous", des ouvriers maghrébins, avec une forte proportion de Marocains par ailleurs espionnés par les mouchards de Hassan II ; et "tout en bas", des ouvriers Noirs africains pour balayer les ateliers. Exactement comme dans le roman "L'Etabli", mais beaucoup plus tard ! Travaillant sur une chaîne avec des Marocains, j'ai maintes fois vu des gestes d'énervement contre la maîtrise qui voulait intensifier les cadences sur la chaîne, mais la plupart du temps ce n'était pas le patron qui était mis en cause par les ouvriers, mais "les Portugais".
On en revient donc à un autre aspect évidemment prédominant, c'est le recul généralisé auquel on assiste parallèlement à la disparition de nombreux militants, spécialement dans les quartiers populaires. C'est fondamental, et il y a des explications. A commencer par la politique de la gauche, notamment le PCF, et des syndicats. Mais aussi, la multiplication de la précarité, de la sous-traitance, des filialisations ou cessions d'activités qui font que sur un même site industriel on passe de 1 à 10 sociétés avec un personnel atomisé etc.
Bien sûr, il y a d'autres lieux où les gens se mélangent de fait. Par exemple, les jeunes à l'école... Quoique l'installation d'une ségrégation dans les quartiers influence le profil des écoles en question (dans certaines il n'y a pratiquement plus de Blancs d'origine européenne, dans d'autres il n'y a pratiquement plus que ces mêmes Blancs). Oui, tu as raison, les générations se mélangent, les peuples se mélangent, du moins dans une certaine mesure. Mais... en période de chômage massif, quel boulot peuvent trouver les jeunes qui se font rejeter de partout ? Pas grand chose, sauf des missions très courtes. Ou alors, filer un coup de main aux commerçants sur le marché. Ou faire de petits trafics. Et à côté, les religieux sont là, en embuscade, pour leur proposer de fausses solutions tandis que les militants (à part nous, ouf, mais on n'est pas nombreux !) ont disparu.
La fille de ma compagne est blanche et d'origine française, mais est l'une des rares à avoir été dans les mêmes écoles publiques que les jeunes du quartier issus de l'immigration. De fait, oui, elle se mélange ! Son petit copain est arabe et ses deux meilleures copines sont noires, l'une d'origine antillaise, l'autre d'origine africaine. Et elle se heurte aux mêmes difficultés que tous ces jeunes pour s'en sortir. Ayant quitté le lycée dès la seconde, elle cherche du boulot mais trouve des missions d'une semaine, trois jours, voire un jour, entrecoupées de plusieurs mois de chômage. On lui propose le rayon yaourts à Auchan à 15 km, à 4h du matin, avant le début des transports en commun alors qu'elle est sans moyen de transport. Poser pendant trois jours des vêtements sur des cintres parce qu'un entrepôt de vêtements vient d'avoir un gros arrivage. Compter des passagers dans les trains régionaux, mais bon... pas assez rapide, dehors ! Travailler pour une boîte sous-traitante de France Loisirs, qui l'aiguille vers un rendez-vous de travail chez France Loisirs, rendez-vous auquel elle se rend mais la responsable qui devait la recevoir n'est pas là et... à force de se faire embobiner, elle repart sans travail mais avec un abonnement France Loisirs ! Faire les vendanges ? Au bout d'une journée, on voit qu'elle n'est pas comme les petits étudiants un peu bobos et, elle (et sa copine noire, regardée de travers dès le début par les vignerons) se font virer pour manque de rendement alors que certains bobos discutant plus qu'ils ne travaillent sont gardés. Et tout est de la même eau ! Décourageant et démoralisant au possible. Mais les religieux poussent leurs pions, les petits trafiquants aussi, sans parler des petits maquereaux qui tentent leur chance ! Elle n'est pas musulmane, mais la pression pour se conformer à l'islam n'est pas moins forte pour autant. Il ne faut pas faire ci, il ne faut pas faire ça. Heureusement, elle semble avoir suffisamment de caractère pour résister. Mais par exemple sa grande soeur plus âgée qui ne vit plus chez nous et a un copain maghrébin et déjà deux enfants, s'est presque convertie à l'islam, en tout cas défend à fond l'islam et ne se rend même pas compte que, sur son compte Facebook, elle répercute des trucs d'intégristes (alors qu'elle ne l'est pas elle-même).
Je vois bien comment les choses ont évolué ! Dans la cité où j'ai grandi étant gamin, à une époque où il y avait davantage de boulot, on se mélangeait, il y avait les voisins arabes, berbères, yougoslaves (il n'était pas encore question de serbes ou de croates), portugais, italiens, et on s'entraidait. Mon père, militant PCF, était très apprécié dans la cité et tout le monde venait lui demander des conseils. Mon petit frère cherchait un prénom pour son ours en peluche et hésitait entre Carlos et Mohammed. Aujourd'hui, je vis toujours dans une cité, mais ce n'est plus pareil. Il y a quelques mois, mes voisins d'en face, maghrébins, nouveaux depuis deux ans seulement, étaient sympas, souriants et on s'échangeait des plats, on se ramenait de petits cadeaux de vacances. La jeune maman, un peu coquette, amenait le matin ses deux petites filles à l'école et c'était l'une des rares du quartier à ne pas porter le voile. Depuis le dernier ramadan, son mari se laisse pousser la barbe et elle a pris le voile ou plutôt, simplement le foulard. Un joli foulard jaune à fleurs au début, mais ça n'a pas duré. Elle se débrouille pour nous croiser le moins possible, elle marche comme si elle avait honte, on dirait qu'elle a été punie. Quand elle nous croise quand même, elle tourne la tête et nous dit bonjour sans nous regarder. Et... ailleurs dans l'immeuble, les Français d'origine française... quel désastre, eux aussi ! Aigris, pro-FN, défendant leurs propres illusions de traditions ! De tout petits bourgeois, ou de vieux ouvriers à la retraite qui en veulent au monde entier mais surtout aux Arabes ! A part quelques personnes dans la cité qui me donnent un peu d'espoir.
Bref, Zelda, j'ai été un peu long, mais effectivement le tableau de la vie réelle est un peu plus complexe.
Un dernier mot, sur ta réponse à "Com" : certes, le racisme, c'est faux, c'est basé sur une contre-vérité scientifique etc. Mais... si les races existaient, ou si les hommes de Neandertal avaient subsisté jusqu'à notre époque, on n'aurait pas une attitude différente, non ?