Houria Bouteldja du PIR a écrit :Allocution de Houria Bouteldja à la Maison de la Littérature à Oslo, le 3 Mars 2015, lors de la conférence « Minorités, nationalisme et États-Nations ».
Je voudrais commencer par rappeler que la conscience française est fortement structurée autour de la mémoire du génocide des Juifs, communément appelé « Shoah », et que cette conscience constitue une colonne vertébrale de l’antiracisme français.
À ce stade, je voudrais évoquer ce que j’appelle des lapsus d’État, et qui s’apparentent à des vérités inconscientes. Il y en a trois :
- Le premier a été prononcé par Raymond Barre, le 3 octobre 1980. Une bombe tue trois personnes devant la synagogue de la rue Copernic, à Paris. Le Premier ministre évoque un « attentat odieux qui voulait frapper des Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ». Ainsi pour le Premier ministre, les « Israélites » ne sont pas des Français puisqu’ils sont opposés aux « Français innocents ».
– Le second lapsus est fait par Jacques Chirac, président de la République, lors de son allocution du 14 juillet 2004 : « Nous sommes dans une période où les manifestations d’ordre raciste, (…) mettent en cause nos compatriotes juifs ou musulmans ou tout simplement parfois des Français (…) ». Là aussi, les Juifs, tout comme les musulmans, sont distingués du corps national français.
– Le troisième a été prononcé la semaine dernière par François Hollande, quelques jours après la profanation d’un cimetière juif. Lors de son discours au dîner du CRIF, il a dit : « J’étais la semaine dernière à Sarre-Union, dans ce cimetière dévasté par de jeunes lycéens, Français de souche comme on dit ». Lorsque le président de la République utilise cette expression « Français de souche », il désigne exclusivement des Blancs chrétiens (qui étaient effectivement les auteurs du crime) et exclut de la souche, tant les musulmans que les Juifs.
Ce qu’expriment ces lapsus, ce sont des vérités de l’État français. Alors que le récit national s’est réadapté progressivement après la Seconde Guerre mondiale et que depuis une vingtaine d’années on parle de « civilisation judéo-chrétienne », la catégorie « Juifs » ne constitue toujours pas un corps pleinement légitime de la nation et de son identité. La France reste la fille aînée de l’Église. Pour faire partie du corps légitime de l’État-Nation, il faut cumuler trois critères : être d’origine européenne, chrétien (croyant ou pas, pratiquant ou pas) et blanc de peau. Exemple : quand on est chrétien mais d’origine libanaise, ou blanc de peau mais Turc, on n’est pas Blanc. Il faut cumuler les trois qualités pour être pleinement Blancs et donc parfaitement Français.
Gardez ce propos préliminaire en tête. J’y reviendrai dans le développement de mon intervention et venons-en au sujet de ce débat : « Minorités, nationalisme et États-Nations ».
Le 7 janvier, ont eu lieu dans le coeur de la capitale des attentats criminels et spectaculaires. Des attentats qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo et qui ont visé un supermarché casher entraînant la mort de 3 jeunes juifs.
Au sommet de l’État, on a d’abord cherché le retour au calme. L’État devait impérativement éviter que la situation ne dégénère. Il a donc largement encouragé une politique d’union sacrée autour des « valeurs de la République » et plus exactement de l’Occident. La plupart des grandes formations politiques ont suivi le pas, à quelques exceptions près. C’est l’esprit de la manifestation historique du 11 janvier 2015 qui a réuni les grands représentants des grandes nations occidentales et même de l’OTAN. Dans un second temps, l’État français, a renforcé son appareil sécuritaire et législatif contre la communauté musulmane. Pour assurer cette mission, il a convoqué trois de ses plus importants ministères : le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Justice et le ministère de l’Éducation nationale. Tous trois ont mutualisé leurs compétences pour renforcer l’appareil répressif contre les supposés musulmans jugés dans leur ensemble comme potentiellement enclins au jihadisme. Ceci s’est fait avec la complicité d’une grande partie des acteurs sociaux.
Qu’en est-il de la gauche de gauche qui va du Parti de gauche au NPA en passant par les Verts et le PC ? Pour ce qui concerne la question strictement antiraciste, rappelons que cette gauche est :
– d’une part, très fortement imprégnée de la mémoire du génocide des Juifs et des ravages de l’antisémitisme. Et qu’elle est globalement antifasciste avec toutes les nuances qui s’imposent.
– d’autre part, elle est historiquement antiraciste et plutôt anticoloniale, toujours avec les nuances qui s’imposent. Elle est donc généralement favorable à la lutte contre le racisme anti-Noirs, anti-Arabes et anti-Roms. Mais ce qui caractérise cet antiracisme, c’est qu’il est abstrait et moral. Le racisme n’est pas appréhendé comme structurel et comme créant des catégories statutaires non-officielles, les Blancs et les non-Blancs, à qui l’État va distribuer un pouvoir économique, politique et symbolique de façon inégalitaire. Ainsi, le racisme n’est pas défini comme un système de privilèges, ce qui le vide de toute dimension politique. Pour une grande partie de la gauche de gauche, le racisme reste le fait de l’extrême-droite. Ce qui, bien entendu, innocente cette gauche, l’empêche de penser que le racisme républicain la traverse et l’empêche de faire son propre aggiornamento.
C’est ce qui explique son malaise lorsque ont eu lieu les attentats. Je m’explique :
– les tueurs sont des musulmans. Ils font partie d’un groupe que la gauche se doit de défendre. Un groupe qui est dominé, exploité, écrasé socialement et racialement et qui constitue une communauté de destin, une communauté de condition.
– mais ces tueurs ont visé une autre communauté de destin : les Juifs. Plus qu’une communauté de destin, c’est une communauté sur laquelle la gauche a progressivement refondé sa conscience humaniste.
La gauche se trouve alors devant un dilemme insupportable. Il lui faut à la fois condamner le prétendu antisémitisme de la banlieue que la gauche institutionnelle, la droite et l’extrême-droite lui reproche de nier et en même temps poursuivre sa mission morale et politique de soutenir les pauvres et les exploités. Il faut ici préciser qu’il existe un clivage important qui traverse cette gauche :
– Celle qui refuse de reconnaître l’islamophobie comme un racisme. Cette partie de la gauche a un avantage sur l’autre, c’est qu’elle résout son dilemme par le fait même de nier l’islamophobie.
– Celle, de plus en plus importante, qui commence à reconnaître l’islamophobie. C’est ce courant qui nous intéresse ici.
Cette gauche va résoudre son dilemme avec une pirouette rhétorique. Elle va créer de fausses symétries. Elle va dénoncer dans le même mouvement ET l’islamophobie ET l’antisémitisme. Cette facilité à laquelle elle cède n’a qu’une seule fonction : éviter les questions de fond pour éviter les questions qui fâchent, éviter les questions qui fâchent pour sauver la gauche blanche. Je m’explique.
Moi qui n’appartiens pas à la gauche blanche et qui parle d’un point de vue décolonial, je prétends qu’il y a ici un angle mort dans cette équivalence entre islamophobie et antisémitisme :
Pour nous, il est important d’identifier le lieu de production du racisme : l’État-Nation impérialiste. Le racisme structurel ne peut pas se comprendre si on ne comprend pas d’abord et avant tout la nature des rapports Nord-Sud et la racialisation planétaire de l’humanité pour les besoins de l’exploitation impérialiste. En d’autres termes, on ne peut pas comprendre l’islamophobie si on ne comprends pas la guerre en Afghanistan et en Irak, comme on ne peut pas comprendre la négrophobie si on ne comprend pas la Françafrique et les DOM-TOM. Parallèlement, on ne peut pas comprendre le racisme républicain, si pour la survie de l’État-Nation, on ne comprend pas la nécessité pour lui d’élire un corps de privilégiés, les Blancs, et de distribuer le pouvoir et la richesse en fonction notamment de critères raciaux. Autrement dit, il faut comprendre l’existence du « salaire de la blanchité ». Ce n’est que lorsqu’on comprend cette mécanique que l’on est en capacité de développer une politique efficace. Cette gauche qui aujourd’hui se laisse convaincre par la nécessaire lutte contre l’islamophobie n’en est pas encore à saisir la logique profonde du racisme d’État. Cela dit, le simple fait de se mobiliser contre les lois sécuritaires qui visent les musulmans est un pas significatif qu’il faut savoir apprécier.
Mais la question que je pose ici en tant que militante décoloniale est la suivante : Pourquoi cette gauche tient-elle à associer lutte contre l’islamophobie et lutte contre l’antisémitisme ? Pour ce qui me concerne, je n’ai pas d’opposition de principe à condition d’appliquer la même méthodologie que pour l’islamophobie, le racisme anti-Noir ou le racisme anti-Rom, c’est à dire identifier le lieu de production de l’antisémitisme. C’est ce que cette gauche se garde bien de faire.
À l’évidence, le lieu de production de l’antisémitisme n’est pas l’État. Les Juifs en France ne sont pas discriminés au travail et au logement, ne sont pas harcelés par la police et ne subissent pas de propagande médiatique antisémite à grande échelle. Si ce n’est pas l’État, d’où vient-il ? Il y a effectivement en France, des partis politiques, notamment le Front national, qui même s’il tente de cacher sa nature profonde reste très antisémite. Comme il y a aussi des groupes identitaires ou néonazis qui le sont très clairement et parmi lesquels se recrutent des profanateurs de tombes juives. Mais ma question reste entière : sont-ils les lieux de production de l’antisémitisme ? Pour ma part, je ne le crois pas. Je crois au contraire qu’ils tirent leur cohérence antisémite de l’existence même de l’État-Nation fondé sur l’identité blanche et chrétienne.
Donc si ni l’État, ni l’extrême-droite ne sont les lieux de production de l’antisémitisme, où se trouve ce lieu ?
Depuis quelques années, il est très tentant d’affirmer que la blanlieue produit de l’antisémitisme. Citons en exemple Mohamed Merah, Mehdi Nemmouche, et Amédy Coulibaly. Tous les trois ont visé et tué des Juifs. Citons aussi en exemple l’alliance entre Dieudonné qui est un humoriste noir très connu avec Alain Soral qui est un militant d’extrême-droite particulièrement hostile aux Juifs. Devant cette nouvelle réalité, la gauche éprouve un très grand malaise. Comment poursuivre son combat historique contre la bête immonde et continuer à défendre les opprimés qui participeraient peu ou prou au « renouveau » de l’antisémitisme ? Son malaise est d’autant plus grand, qu’elle est parfaitement incapable d’identifier le lieu exact de la production de ce « nouvel antisémitisme ». Peut-elle accuser la communauté musulmane sans distinction et sans devenir elle-même raciste ? Peut-elle dénoncer la banlieue sans tomber dans les amalgames les plus grossiers ? Les quartiers populaires, en effet, ne forment pas une unité politique contrairement aux groupes d’extrême-droite qui se revendiquent comme tel. C’est la raison pour laquelle elle cède à la facilité en choisissant de ne pas chercher les causes structurelles ET de l’islamophobie ET de l’antisémitisme. Et c’est la raison pour laquelle elle choisit des slogans creux et apolitiques en associant lutte contre l’islamophobie et lutte contre l’antisémitisme. J’ajoute que c’est la gauche la plus radicale qui se situe sur ce créneau. Car quand elle n’est pas radicale, elle lutte abstraitement contre le racisme et l’antisémitisme, en veillant à nommer, donc à distinguer, donc à hierarchiser, donc à privilégier la lutte contre le racisme anti-Juifs, ce qui bien sûr est pire.
En réalité, ce qu’elle refuse radicalement de faire, et c’est là son véritable angle mort, c’est non pas de combattre l’antisémitisme mais de combattre le philosémitisme d’État. Je prétends pour ma part que si l’on change radicalement de perspective, la lumière jaillit. Sartre disait, « c’est l’antisémitisme qui fait le Juif ». C’est toujours vrai, l’antisémitisme fait toujours le Juif mais sous sa forme philosémite. Et c’est ici que je vous invite à méditer ce que j’ai appelé plus haut des lapsus d’État. Des lapsus qui signifient en gros : on aime les Juifs mais pas trop et surtout à la place qui leur est assignée et en vérité les moins juifs possible.
Quelle est cette place ? Je crois qu’après la Seconde Guerre mondiale et la succession de défaites françaises face à la révolution anticoloniale et progressivement et de manière accélérée dans les années 1980, l’État-Nation a donné aux Juifs deux missions cardinales :
– devenir la bonne conscience blanche et faire de la Shoah une nouvelle « religion civile » en la dépouillant de toute historicité. La commémoration de la Shoah devient en quelque sorte, un solde de tout compte. L’État paie sa dette aux Juifs et se rachète une probité morale. Mais ce faisant, il crée une discrimination mémorielle, puisque tout en instrumentalisant la mémoire du génocide des Juifs, il occulte la mémoire de la traite négrière, ce qui fâche les communautés afro-antillaises, il occulte la mémoire coloniale, ce qui fâche les communautés arabo-musulmanes et africaines, il occulte la mémoire du génocide des Tziganes, ce qui fâche les communautés roms et qui crée du ressentiment envers les Juifs vus, à juste titre, comme les enfants chéris de la République. C’est ici la première source de l’hostilité de la part des sujets post-coloniaux envers les Juifs.
– devenir les porte-paroles de l’Occident ou plus exactement ses goumiers notamment par le biais d’un autre État-Nation colonial : Israël, qui, lui, a pour mission de garantir les intérêts occidentaux dans le monde. Les Juifs, parce que très majoritairement annexés par le mouvement sioniste au projet israélien, sont ainsi rendus complices de ses crimes comme l’été dernier à Gaza. Je vous invite à lire à ce propos l’excellent livre de Yitzhak Laor, Le nouveau philosémitisme européen et qui dit: « Les pieds et les poings sont ceux de l’Occident, mais nous sommes les bottes et les coups de poings en acier ». Ceux qui instrumentalisent les Juifs au profit des intérêts israéliens sont bien les mouvements sionistes avec la complicité de la France officielle qui se rend chaque année au dîner du Crif et qui fait des organsiations sionistes ses interlocuteurs privilégiés. Cette attitude de l’exécutif français est dénoncé par des associations juives : l’UJFP, l’IJAN ou une Autre voix juive qui y voient à juste titre un danger pour tous les Juifs du monde. Il est important de noter ici que des militants se revendiquant autrefois d’une identité de classe et internationaliste, se sentent obligés aujourd’hui de se revendiquer juifs pour se distinguer de ceux qui confisquent la judéité à des fins idéologiques.
Je ne résiste pas à l’envie de vous raconter l’histoire de ces tirailleurs d’Afrique qui se sont rendus coupables d’atrocités au Maroc pendant la colonisation française. Bien évidemment, ils ont été enrôlés de force par la France et c’est en son nom qu’ils ont commis ces atrocités. Les femmes qui ont été violées et les villages massacrés ont retenu que les plus sauvages étaient les Sénégalais. Cela a laissé des traces indélébiles dans la mémoire du pays. Ils ont amorti la haine des Marocains contre le colon blanc. Aujourd’hui, le parallèle avec les Juifs est édifiant. Les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe. Parce qu’ils bénéficient aujourd’hui d’une « racialisation positive » d’une part, et que l’amalgane entre Juifs et sionisme est constamment alimenté d’autre part, ils détournent la colère des damnés de la terre sur eux et en même temps protègent l’infrastructure raciale de l’État-Nation. Ils protègent le corps blanc. C’est là la seconde source du ressentiment anti-Juif qui, comme vous le voyez, n’a rien à voir avec l’antisémitisme européen même si parfois il en prend les formes.
Ainsi, si l’on est clairement anti-raciste et qu’on s’inquiète de la montée de l’extrême-droite qui va viser prioritairement les populations des quartiers et qu’on s’inquiète du sort des Juifs devenus cibles de groupes terroristes, il faut avoir le courage de s’attaquer aux formes actuelles du racisme d’État : islamophobie, négrophobie et romophobie et s’attaquer au philosémitisme d’État qui est une forme subtile et sophistiquée de l’antisémitisme de l’État-Nation.
Dernière question : qu’est-ce qui empêche la gauche de gauche de lutter contre le philosémitisme d’État ? Ma réponse est sans ambiguïté : elle est elle-même, à quelques exceptions près, peu ou prou philosémite.
Merci.
Houria Bouteldja, membre du PIR
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