Engels et les origines de la société humaine

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Jacquemart » 26 Avr 2006, 16:52

Il ne faut pas m'en vouloir, mais je ne me sens pas le courage de répondre point par point au message du Convive, qui pour nous éclairer sur les institutions des Aborigènes nous parle de l'Amérique Latine, qui appelle à la rescousse le mariage de groupe (dont on sait depuis un siècle qu'il n'a jamais existé), les interdits sexuels frappant la femme accouchée (qui eux existent, mais qui n'ont qu'un lointain rapport avec ce qui était discuté ici), sans compter quelques autres choses encore.

Pour tenter de répondre à Sylvestre, je n'ai ni la culture ni les qualifications pour situer plus précisément les quelques faits que je connais sur l'Australie. De ce que je sais, malgré sa diversité de langues et sa taille, l'Australie précoloniale présentait une certaine uniformité du point de vue de son niveau technique (chasseurs-cueilleurs nomades ignorant l'arc), de certaines institutions (ne serait-ce que la présence systématique de clans, fréquemment divisés en sections et sous-sections), et, disons, d'un certain nombre de traits "culturels" (religion...). Je suis absolument incapable de citer des sources originales. Je n'ai pas lu d'enquêtes et le peu que je sais, je le tiens de seconde main.

Il me semble cependant qu'il y a un biais dans la manière d'approcher les choses, qui est de supposer a priori que toute manifestation d'une inégalité entre les sexes dans une telle société ne peut être que le résultat d'une influence extérieure. Ainsi, toute donnée qui témoigne en ce sens est immédiatement mise en doute, suspecte d'être liée aux préjugés de l'observateur, d'être un effet secondaire récent lié à l'arrivée des occidentaux, etc. Pourquoi pas, en effet ? Il faut effectivement se poser toutes les questions. Mais inversement, l'affirmation d'une généralité aussi difficile à démontrer que "l'oppression des femmes apparaît uniquement avec la propriété privée et les classes" est prise par les mêmes pour argent comptant, sans être soumise aux mêmes questionnements.

Je rappelle qu'une bonne partie des affirmations d'Engels reposait sur la double conviction d'une antériorité universelle de la descendance par les femmes sur la descendance par les hommes, et sur le fait que la descendance par les femmes soit synonyme pour celles-ci d'une forte considération dans la société. Soit deux idées qui ont été démenties par la suite, ou tout au moins très sérieusement nuancées.

Pour terminer, je crois savoir qu'il a effectivement existé des sociétés sans domination masculine, ou en tout cas où les prérogatives des hommes étaient largement contrebalancées par celles (souvent différentes) des femmes. Cela semble être le cas chez les indiens d'Amazonie dont a souvent parlé le Convive (sur ce point, je le crois assez volontiers). Tel était aussi manifestement le cas dans toutes les sociétés matrilocales, tels les Iroquois et bien d'autres.

Reste à savoir pourquoi ces sociétés étaient matrilocales et pas d'autres par ailleurs comparables, et pourquoi aucune société étatique, me semble-t-il, n'était matrilocale. C'est simple : je n'en ai pas la moindre idée. Mais je suis preneur !
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Message par sylvestre » 27 Avr 2006, 09:17

Jacquemart :
a écrit :  Il ne faut pas m'en vouloir, mais je ne me sens pas le courage de répondre point par point au message du Convive, qui pour nous éclairer sur les institutions des Aborigènes nous parle de l'Amérique Latine, qui appelle à la rescousse le mariage de groupe (dont on sait depuis un siècle qu'il n'a jamais existé), les interdits sexuels frappant la femme accouchée (qui eux existent, mais qui n'ont qu'un lointain rapport avec ce qui était discuté ici), sans compter quelques autres choses encore.


Cependant il souligne avec raison que le couple marié n'est pas l'unité fondamentale d'organisation de cette société - c'est valable pour toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs. C'est pourquoi accorder une importance particulière aux règles qui président au mariage, dans la mesure où ce concept même est opérant, n'est qu'une marque de plus de la difficulté historique des anthropologues occidentaux à se défaire de concepts eurocentriques.

a écrit :Pour tenter de répondre à Sylvestre, je n'ai ni la culture ni les qualifications pour situer plus précisément les quelques faits que je connais sur l'Australie. De ce que je sais, malgré sa diversité de langues et sa taille, l'Australie précoloniale présentait une certaine uniformité du point de vue de son niveau technique (chasseurs-cueilleurs nomades ignorant l'arc), de certaines institutions (ne serait-ce que la présence systématique de clans, fréquemment divisés en sections et sous-sections), et, disons, d'un certain nombre de traits "culturels" (religion...). Je suis absolument incapable de citer des sources originales. Je n'ai pas lu d'enquêtes et le peu que je sais, je le tiens de seconde main.


Et pourtant tu affirmes le "savoir". Je trouve cette discussion fort utile, et l'une de ses utilités, c'est aussi de remettre en question ce que signifie "savoir", en particulier dans un domaine si vaste et si sujet à des influences politiques et idéologiques.

a écrit :Il me semble cependant qu'il y a un biais dans la manière d'approcher les choses, qui est de supposer a priori que toute manifestation d'une inégalité entre les sexes dans une telle société ne peut être que le résultat d'une influence extérieure. Ainsi, toute donnée qui témoigne en ce sens est immédiatement mise en doute, suspecte d'être liée aux préjugés de l'observateur, d'être un effet secondaire récent lié à l'arrivée des occidentaux, etc. Pourquoi pas, en effet ? Il faut effectivement se poser toutes les questions. Mais inversement, l'affirmation d'une généralité aussi difficile à démontrer que "l'oppression des femmes apparaît uniquement avec la propriété privée et les classes" est prise par les mêmes pour argent comptant, sans être soumise aux mêmes questionnements.


C'est une affirmation complétement gratuite. En réalité tout le monde admet, y compris les marxistes, que les données empiriques directes sur l'organisation sociale préhistorique sont extrêmement parcellaires et qu'on ne peut pas en tirer grand chose. Harman a raison de rappeler :

a écrit :La plupart des connaissances physiques que nous avons de nos ancêtres singes et humains
reposent sur des trouvailles de fragments d’os épars, parfois des dents, et de bouts de roche qui
pourraient avoir été des outils. En utilisant de tels échantillons, ceux qui étudient l’origine
humaine doivent essayer de deviner à quoi ressemblaient les squelettes entiers, la nature des nerfs
et des muscles qui les entouraient, les capacités intellectuelles des individus auxquels ils
appartenaient, comment ils se nourrissaient et dans quel contexte social ils vivaient. Comme l’a dit
un des archéologues britanniques les plus renommés, Chris Stinger :
"Le champ de l’évolution humaine est encombré d’ancêtres, abandonnés avec les
théories qui allaient avec... L’échec à comprendre les complexités entraînées par la tentative
d’interpréter une poignée de fossiles dispersés dans le temps et l’espace a caractérisé
l’approche des travailleurs les plus compétents, résultant en interprétations naïves... Par
conséquent, des édifices évolutionnistes entiers se sont effondrés, avec ancêtres et descendants, à chaque nouveau développement de la théorie, de l’investigation d’une
supposition sous-jacente ou d’une nouvelle découverte."


Par conséquent pas plus l'affirmation "l'oppression spécifique des femmes apparaît avec la propriété privée et les classes" que l'affirmation "l'oppression des femmes a toujours existé", ni que l'affirmation "l'oppression des femmes est apparu à un stade arbitraire de l'évolution" ne sont basés sur des données empiriques directes, elles sont toutes basées sur des théories, lesquelles se basent sur des données empiriques.

Problème : l'anthropologie est une science marginale, avec peu de moyens, née dans un contexte colonialiste raciste et sexiste, et dont une fonction importante du point de vue idéologique a été précisément la justification de la colonisation, et la justification de l'ordre patriarcal bourgeois. Même des gens très forts comme Levi-Strauss, tout en gommant les aspects les plus grossiers de l'idéologie bourgeoise, applique une grille d'analyse qui se base sur la société bourgeoise européenne du dix-neuvième siècle, refuse les schémas d'explication du matérialisme historique et développe à la place des explications de type "psychanalytiques". toujours très en vogue aujourd'hui comme en témoigne l'autorité accordée à des thèses délirantes comme celles de Françoise Héritier.. Autre cas intéressant, frère ennemi du précédent : les sociobiologistes, qui jouissent également d'une audience considérable, et savent assez bien donner à leurs raisonnements l'apparence d'une science sérieuse. Ces différentes écoles s'appuient toutes sur des recueils de "faits objectifs", tirés de l'archéologie, de l'étude de sociétés primitives contemporaines, et de l'observation d'autres sociétés, notamment la nôtre...

Il faut en tous cas être criminellement naïf pour ne pas voir qu'il s'agit bien de juger des théories adverses, et que l'interprétation des faits est elle-même tributaire des théories préexistantes dans les cerveaux des chercheurs.

a écrit :Je rappelle qu'une bonne partie des affirmations d'Engels reposait sur la double conviction d'une antériorité universelle de la descendance par les femmes sur la descendance par les hommes, et sur le fait que la descendance par les femmes soit synonyme pour celles-ci d'une forte considération dans la société. Soit deux idées qui ont été démenties par la suite, ou tout au moins très sérieusement nuancées.


C'est un travestissement complet de la théorie d'Engels, et je comprends mieux que tu t'y opposes si c'est ce que tu en as retenu ! Ce qui assurait la participation pleine et entière des femmes aux affaires publiques, ce n'est pas qu'elles descendaient d'un ou d'une telle, c'est que leurs tâches "domestiques" étaient en fait "publiques", car la distinction entre les deux sphères n'est apparue qu'avec le développement de la production marchande :

a écrit :La même cause qui avait assuré à la femme sa suprématie antérieure dans la maison: le fait qu'elle s'adonnait exclusivement aux travaux domestiques, cette même cause assurait maintenant dans la maison la suprématie de l'homme: les travaux ménagers de la femme ne comptaient plus, maintenant, à côté du travail productif de l'homme; celui-ci était tout; ceux-là n'étaient qu'un appoint négligeable. Ici déjà, il apparaît que l'émancipation de la femme, son égalité de condition avec l'homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu'elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l'émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d'abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle sociale et que le travail domestique ne l'occupe plus que dans une mesure insignifiante. Et cela n'est devenu possible qu'avec la grande industrie moderne qui non seulement admet sur une grande échelle le travail des femmes, mais aussi le requiert formellement et tend de plus en plus à faire du travail domestique privé une industrie publique.

Avec la suprématie effective de l'homme à la maison, le dernier obstacle à son pouvoir absolu s'écroulait. Ce pouvoir absolu fut confirmé et s'éternisa par la chute du droit maternel, l'instauration du droit paternel, le passage graduel du mariage apparié à la monogamie.


( http://www.marxists.org/francais/engels/wo...fe18840000o.htm )

Ce qui est au centre de la théorie marxiste de l'articulation entre oppression de genre et domination de classe c'est la forme et la place de la famille dans le processus de production global. C'est d'ailleurs pour cela qu'Engels écrit tout un développement sur la famille dans différentes classes dans la société bourgeoise, et pourquoi il est si important pour les marxistes de comprendre les modifications de la famille dans la dernière période , ses évolution au grè de l'évolution de l'économie et de la lutte des classes.
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Message par Jacquemart » 09 Mai 2006, 13:43

Je reprends la discussion tant bien que mal après ces quelques jours d'interruption - les fournisseurs d'accès Internet comploteraient-ils contre la formulation d'une authentique théorie matérialiste des rapports entre hommes et femmes ? L'avantage de cette interruption, c'est qu'elle m'a laissé le temps de gamberger un peu à tout cela. L'inconvénient, c'est que cela donne un post d'autant plus long... Résultat en tout cas de ces (pas trop) intenses cogitations, il me semble que la clé de cette affaire - si l'on parle du raisonnement et si l'on écarte les problèmes que pose la collecte et l'interprétation des faits - tient en deux points :

- l'oppression, à la différence de l'exploitation, ne possède pas une définition rigoureuse et objective. Du coup, pour l'identifier, on est tenté d'utiliser des critères juridiques (la question des "droits"), qui ne rendent pas compte des réalités de fait ; encore pire, on est tenté d'invoquer la manière dont les gens ressentent, ou disent ressentir, la réalité de certains rapports sociaux - ce qui est une manière encore moins fiable de se faire une idée de leur réalité.

- le raisonnement matérialiste, si on ne le schématise pas, marche en quelque sorte dans un sens mais pas dans l'autre. Je m'explique : la société bourgeoise est une société dont le type idéal est l'égalité (juridique) entre les membres. Cette égalité juridique tend donc à "contaminer" l'ensemble des rapports sociaux, et à faire apparaître toute inégalité de droits comme une discrimination (ce qui n'a pas empêché, nous sommes bien d'accord, de telles inégalités juridiques d'exister sous le capitalisme). Mais, et c'est le deuxième point, lorsque les femmes se sont mises à travailler dans le secteur marchand, elles accomplissaient des travaux qui auraient également pu être accomplis par les hommes. Idéalement, et de plus en plus, les femmes et les hommes apparaissent dans cette société comme des êtres humains indifférenciés du point de vue du travail, et du point de vue des droits (l'un et l'autre aspect se renforçant mutuellement).

Or, la situation est complètement opposée dans les sociétés primitives, qui sont marquées par une séparation rigoureuse entre le "masculin" et le féminin", non seulement sur la question du travail, mais aussi sur la quasi-totalité de la vie sociale. On peut trouver des sociétés primitives où les femmes semblent être les égales des hommes, d'autres où elles paraissent opprimées. Mais partout, les tâches, et le monde des hommes, sont rigoureusement distincts de ceux des femmes. C'est cette séparation qui crée les conditions de situations inégales, sans qu'il soit d'ailleurs aisé de trancher formellement sur cette inégalité.

Ainsi, on peut toujours dire que du point de vue des calories, l'apport de la cueillette des femmes est égal, voire supérieur, à celui de la chasse des hommes. Le fait que seuls les hommes chassent et que seules les femmes cueillent ouvre tout de même la porte au fait que la société puisse par exemple valoriser les produits de la chasse et dévaloriser ceux de la cueillette, et qu'ainsi un sexe soit considéré comme prépondérant sur l'autre. C'est là toute la différence avec la société actuelle, qui interdit de raisonner par analogie.

Et voilà pourquoi on ne peut calquer directement les conditions actuelles de l'émancipation des femmes (leur participation à égalité au travail productif de la société) sur le passé. Et voilà, pourquoi, le raisonnement matérialiste ne peut se contenter de prendre en compte le rôle économique de chacun des sexes, mais qu'il doit aussi intégrer les conditions dans lesquelles ce rôle s'exerce, à savoir : le travail des femmes est-il substituable à celui des hommes( s'exerce-t-il dans les mêmes sphères).

Inutile de préciser que d'une part, je ne suis pas du tout sûr de m'être exprimé clairement, et que d'autre part, sur ce sujet, j'ai bien davantage de questions que de réponses.
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Message par volia » 09 Mai 2006, 14:23

(Jacquemart @ mardi 9 mai 2006 à 16:43 a écrit :Or, la situation est complètement opposée dans les sociétés primitives, qui sont marquées par une séparation rigoureuse entre le "masculin" et le féminin", non seulement sur la question du travail, mais aussi sur la quasi-totalité de la vie sociale.

Je prend la discussion en route, mais le point ici souligné m'interpelle.
Qu'est-ce qui permet de dire ça ?

S'il y avait effectivement une séparation rigoureuse entre travail masculin et travail féminin, alors oui il y avait une séparation également dans la vie sociale.
Mais, peut-on vraiment dire, avec les données archéologiques que l'on a, qu'il y avait partout cette séparation ?

Je prend les précautions d'usage en rajoutant que c'est une vraie question, et que je n'en sais rien.
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Message par sylvestre » 10 Mai 2006, 10:05

Le dernier message de Jacquemart nous éloigne un peu du sujet du fil, mais les questions qu'il pose sont stimulantes, et sont importantes pour bien d'autres sujets que celui qui nous occupe ici. En premier lieu la question de la définition de l'oppression est d'une importance évidente pour nous qui prétendons les combattre sous leurs différentes formes. Jacquemart attaque ce qu'il considère comme une définition trop subjective de l'oppression :

a écrit :- l'oppression, à la différence de l'exploitation, ne possède pas une définition rigoureuse et objective. Du coup, pour l'identifier, on est tenté d'utiliser des critères juridiques (la question des "droits"), qui ne rendent pas compte des réalités de fait ; encore pire, on est tenté d'invoquer la manière dont les gens ressentent, ou disent ressentir, la réalité de certains rapports sociaux - ce qui est une manière encore moins fiable de se faire une idée de leur réalité.


En faisant cela il ouvre la porte à la notion que finalement, les oppressions n'existent pas réellement, puisqu'on ne peut pas en juger selon des critères objectifs. Je pense qu'il y a là une erreur assez lourde de conséquences. Prenons des exemples indiscutables d'oppression, comme celle des noirs aux Etats-Unis dans les années 20. Qu'est-ce qui nous permet de dire qu'objectivement il y avait oppression ? Le fait qu'il y avait une résistance des noirs. Résistance défaite, rentrée, parfois retournée contre soi-même, mais résistance tout de même - et résistance qui a fini d'ailleurs par porter des fruits.

En vérité quand il n'y a pas résistance on ne peut pas parler d'oppression, ni même de conflit : ainsi on ne peut pas parler d'oppression des pommiers quand nous prenons leurs pommes, parce qu'ils n'y opposent aucune résistance. On ne peut pas non plus dire que le fait que les enfants de cinq ans n'aient pas le droit de vote constitue une oppression, parce qu'ils ne protestent pas contre cet état de fait de quelque manière que ce soit. On voit par ailleurs dans le domaine des oppressions nationales combien l'existence de l'oppression donne naissance à, et est rendu visible par la résistance organisée de la communauté nationale en question.

Mais une chose est claire : de manière générale il n'y pas de catégories d'êtres humains qui accepte sans résistance d'être soumis à une autre catégorie, pas plus les femmes que les algériens ou les noirs. Et si la possibilité matérielle existe de se défaire de cette soumission, la soumission est vaincue tôt ou tard.

La question qui se pose donc est non pas ce qui amène des groupes humains à entrer en conflit, mais qu'est-ce qui fait qu'un groupe puisse en soumettre un autre durablement. Qu'est ce qui permet à ce groupe de contenir la résistance du groupe dominé ? Trois choses liées entre elles : le contrôle des ressources matérielles, le contrôle de la violence organisée, le contrôle de l'idéologie. Autrement dit la base des sociétés de classe et de l'état. Oppressions et domination de classes sont inextricablement liées, les unes servant à assurer l'autre en divisant les classes dominées en catégories antagonistes, le contrôle de l'Etat permettant de contenir les résistances aux oppressions.

C'est pourquoi ce que dit Leacock est particulièrement important quand elles parlent des querelles entre hommes et femmes chez les aborigènes australiens :

a écrit :
A further point also needs stressing: such quarrels are not, as they may first appear, structurally at the same level as similar quarrels in our own society. In our case, reciprocity in marital rights and duties is defined in the terms of 'a social order in which subsistence is gained through paid wage labor, while women supply socially, essential but unpaid services within a household. t1 dichotomy between "public" labor and "private" household ser­vice masks the household "slavery" of women. In all societies, women use the resources available to them to manipulate their situation to their advantage as best they can, but they are in a qualitatively different position, structurally, in our society from that in societies where what has been called the "household economy" is the entire economy.


Si un homme opprimait une femme dans une société préhistorique, celle-ci pouvait tout simplement, soit lui casser la gueule, soit le quitter, et aucun tribunal, aucune perte d'autonomie matérielle ne s'en suivait, parce que sa vie et son statut social ne dépendait pas de l'activité de son mari, comme c'est le cas pour les femmes prolétaires dans la société capitaliste de la France de 1910. C'est un point absolument essentiel. Et il est crucial de garder en tête que l'oppression n'est pas causée par et ne s'incarne pas principalement dans le "prestige" de l'activité de tel ou telle, mais qu'elle a des manifestations très concrètes : violence, perte de ressources matérielles...

Un autre point fait apparaître combien Jacquemart est prisonnier de conceptions idéalistes les droits et les apparences priment sur la réalité des rapports sociaux :

a écrit :- le raisonnement matérialiste, si on ne le schématise pas, marche en quelque sorte dans un sens mais pas dans l'autre. Je m'explique : la société bourgeoise est une société dont le type idéal est l'égalité (juridique) entre les membres. Cette égalité juridique tend donc à "contaminer" l'ensemble des rapports sociaux, et à faire apparaître toute inégalité de droits comme une discrimination (ce qui n'a pas empêché, nous sommes bien d'accord, de telles inégalités juridiques d'exister sous le capitalisme). Mais, et c'est le deuxième point, lorsque les femmes se sont mises à travailler dans le secteur marchand, elles accomplissaient des travaux qui auraient également pu être accomplis par les hommes. Idéalement, et de plus en plus, les femmes et les hommes apparaissent dans cette société comme des êtres humains indifférenciés du point de vue du travail, et du point de vue des droits (l'un et l'autre aspect se renforçant mutuellement).


Il y a là une grave erreur d'analyse. Quand les femmes prolétaires étaient massivement occupées au foyer elles faisaient également des travaux qui auraient pu être accomplis par des hommes ! A moins de penser que les hommes sont incapables de faire le ménage, la vaisselle, de laver le linge et de s'occuper des enfants.... Par ailleurs il n'est pas particulièrement plus pénible d'être mère au foyer que de travailler à la mine.

La question n'est pas là, mais une fois de plus, j'insiste, sur le caractère du travail effectué :
- soit directement lié à la production capitaliste, ce qui entraîne une possibilité d'action directe sur cette économie (par la grève par exemple) et des possibilités multipliées d'action collective
- ou bien effectué gratuitement dans le cadre de la famille c'est à dire de façon individuelle et sans capacité de résistance qui frappe au coeur de l'économie capitaliste.

C'est pour cela que les marxistes ont toujours défendu l'idée que la libération des femmes passait par leur intégration à la force de travail salariée, pas pour des questions de "prestige" !...


Jacquemart dit autre chose, que je pense en revanche juste : c'est que la division du travail entre hommes et femmes, division du travail que l'on retrouve dans la quasi-totalité des sociétés primitives, est une base préexistante qui a permis lors de l'apparition des sociétés de classes qu'apparaisse l'oppression des femmes. En particulier le travail des femmes dans la reproduction des êtres humains. (pour Volia : il n'y a pas de données archéologiques sur la division du travail, puisqu'il est impossible de savoir si tel gibier a été tué par un homme ou une femme ou telle pierre taillée par un homme ou une femme. On observe en revanche dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs une division du travail, qui peut varier dans ces attributions et est plus ou moins souple. Ainsi les femmes Montagnais-Naskapi partaient à la chasse avec les hommes si elles le veulent, et les hommes s'occupaient des enfants en bas âge, sans que cela soit considéré étrange. Mais le plus fréquemment les femmes s'occupaient des enfants, de l'artisanat, du tannage des peaux, et les hommes de la chasse - il y avait très peu de cueillette dans cette société).
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Message par zeanticpe » 10 Mai 2006, 23:31

bon j'ai t'out lu mais c'est pas facile à suivre quand meme.
est-ce qu on doit tous relire
"L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat"
avant de suivre ce debat.
Moi je pensais que les choses etaient simples. Avant l'agriculture, il n'y avait pas de notion de propriété privee et les femmes sédentaires avaient naturellement un role préponderent par rapport aux hommes.
Ce qui a changé avec la naissance de la propriéte privee, en gros avec la naissance de l'agriculture.
et cela semble clair. cela veut dire que le pouvoir du sexe masculin est lie tres directement à son rapport dans la production des biens.
Mais vous avez l'air tous les 3 de dire des choses quand meme tres differentes. est-ce qu on peu se poser et est-ce que vous pouvez rebanaliser vos idees.
pour que je comprenne...
bon, je vous laisse finir vortre fil, mais si ensuite on peut en avoir une version simplifiee, et si en plus on apprend que la femme est l'égale de l'homme et qu on arrive à comprendre ce qui s'est passé dans les sociétés primitives avant l'arrivée du sacro saint argent, je sui preneur.
j interviens parce que ce sujet m'interesse comme tout le monde mais qu'il est trop difficile à suivre.
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Message par Jacquemart » 11 Mai 2006, 07:29

Salut à tous (comme dirait mon copain Roudoudou :wavey: )

Bon, Zeanticpe, j'imagine que la discussion n'est pas facile à suivre... elle n'est déjà pas facile à mener ! C'est le problème des forums internet : cela permet des échanges parfois très intéressants, mais ça ne remplace pas de "vraies" lectures. Et ceci, d'autant plus que ce sujet est vaste (plusieurs milliers d'années d'Histoire, sur les cinq continents !) Il n'est pas facile d'avoir des repères qui ne soient pas des caricatures trop simplificatrices... Je reste convaincu qu'une des meilleures synthèses récentes des connaissances sur la question reste ce bouquin. Ce qui n'empêche pas de lire et relire Engels, tout le problème étant de savoir ce qui est dépassé et ce qui ne l'est pas dans "L'origine de la famille..."
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Message par Jacquemart » 11 Mai 2006, 08:10

J'en reviens à présent à mes moutons avec Sylvestre, et pour commencer, je résumerai ma position en disant : l'idéaliste, c'est celui qui y dit qui y est. :-P

J'explique que je n'ai pas encore trouvé de critère objectif pour définir l'oppression, et que les critères subjectifs me semblent mal venus. En réponse, Sylvestre m'accuse de nier la possibilité de définir objectivement l'oppression ( :huh: ) et nous propose pour la reconnaître un critère... parfaitement subjectif, à savoir l'existence d'une résistance à cette oppression. Mais dans quelque sens qu'on le prenne, ce critère pose problème.

D'une part (mais ce n'est pas le plus important) toute résistance n'est pas forcément une réaction à une oppression. Ou si l'on préfère, ce n'est pas parce que des gens se défendent qu'ils "résistent" : et pour reprendre l'analogie avec les Noirs américains, les petits blancs embrigadés dans le KKK se disaient eux aussi "menacés", "en danger", etc. Cela ne veut pas dire qu'ils l'étaient, évidemment : mais cela montre que le seul discours, ou le seul sentiment affiché par un groupe social, ne suffit pas à juger de la réalité d'une oppression.

D'autre part, et c'est sans doute le point crucial, dans l'autre sens, Sylvestre pense que toute oppression entraîne nécessairement des révoltes, ou des résistances. Pour ma part, je suis loin d'en être si sûr, ou en tout cas, je pense que tout dépend de ce qu'on entend par là. Que les opprimés soient capables de réagir contre ce qu'ils considèrent comme des abus par rapport à la règle, c'est une chose. Qu'ils réagissent contre cette règle elle-même, c'en est une autre, toute différente, et qui demande un niveau de conscience beaucoup moins évident. Que des femmes aient pu réagir contre des maris qui allaient au-delà de ce que la société (et elles-mêmes) considéraient comme légitime, je n'en doute pas. Mais cela n'empêche nullement que la société ait pu considérer comme légitime une certaine oppression, contre laquelle les femmes (puisqu'on parle d'elles, mais ce n'est qu'un cas particulier d'une règle générale) ne se sont pas rebellées, même en pensée, avant une époque fort tardive (en fait, avant que l'évolution sociale elle-même ne laisse entrevoir la possibilité d'un autre ordre des choses).

Pour terminer, je voudrais relever une phrase qui me semble illustrer ce que j'ai appelé un matérialisme schématique, tournant le dos à la réalité :

a écrit :Si un homme opprimait une femme dans une société préhistorique, celle-ci pouvait tout simplement, soit lui casser la gueule, soit le quitter, et aucun tribunal, aucune perte d'autonomie matérielle ne s'en suivait, parce que sa vie et son statut social ne dépendait pas de l'activité de son mari, comme c'est le cas pour les femmes prolétaires dans la société capitaliste de la France de 1910. C'est un point absolument essentiel.


Remarquons que Sylvestre parle d'un homme, là où je discute des hommes, ce qui est révélateur de la différence dont je parlais plus haut entre contester les abus et contester la règle. Mais ce n'est pas l'essentiel. Soit le clavier de Sylvestre a dérapé, et a il écrit "préhistorique" au lieu de "chasseurs-cueilleurs nomades". Auquel cas, son affirmation est déjà fausse. Car en Australie, toute femme étant par définition mariée, si elle quitte son mari, c'est pour aller avec un autre homme, et alors, ils ont intérêt à courir vite et loin.

Mais si son clavier n'a pas dérapé, et s'il pense que son affirmation vaut pour les sociétés préhistoriques en général, alors elle n'est plus seulement fausse, mais c'est une énormité. Beaucoup de ces sociétés, disons néolithiques, c'est-à-dire après l'invention de l'agriculture mais avant l'Etat (j'insiste, il y a tout de même plusieurs millénaires entre les deux...) pratiquent le "prix de la fiancée". A savoir que pour se marier, un homme doit verser une somme (considérable le plus souvent), en général à son beau-père. Dans ces conditions, l'homme a acheté des droits sur la femme, et il est bien évident qu'il ne la laissera pas partir comme elle l'entend, même - et surtout ? - si elle peut subvenir seule à ses besoins. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas éventuellement de procédures de séparation, mais que celles-ci sont très loin de relever de la seule volonté de l'épouse.

Enfin, une petite mise au point : lorsque je disais que dans toutes les sociétés du passé, les femmes ne pouvaient pas effectuer les travaux faits par les hommes (et réciproquement) c'est uniquement parce que ces sociétés considéraient qu'il y avait des travaux typiquement masculins et d'autres typiquement féminins. Ca allait sans dire, mais apparemment, cela va mieux en le disant... ;)
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Message par sylvestre » 11 Mai 2006, 08:26

zeanticpe :
a écrit : bon j'ai t'out lu mais c'est pas facile à suivre quand meme.
est-ce qu on doit tous relire
"L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat"
avant de suivre ce debat.
Moi je pensais que les choses etaient simples. Avant l'agriculture, il n'y avait pas de notion de propriété privee et les femmes sédentaires avaient naturellement un role préponderent par rapport aux hommes.
Ce qui a changé avec la naissance de la propriéte privee, en gros avec la naissance de l'agriculture.
et cela semble clair. cela veut dire que le pouvoir du sexe masculin est lie tres directement à son rapport dans la production des biens.
Mais vous avez l'air tous les 3 de dire des choses quand meme tres differentes. est-ce qu on peu se poser et est-ce que vous pouvez rebanaliser vos idees.
pour que je comprenne...
bon, je vous laisse finir vortre fil, mais si ensuite on peut en avoir une version simplifiee, et si en plus on apprend que la femme est l'égale de l'homme et qu on arrive à comprendre ce qui s'est passé dans les sociétés primitives avant l'arrivée du sacro saint argent, je sui preneur.
j interviens parce que ce sujet m'interesse comme tout le monde mais qu'il est trop difficile à suivre.


Les choses paraissent simples vues de loin, mais dès qu'on s'approche, il y a en général des complications... C'est bien naturel.

Relire l'Origine de la propriété privée et de l'Etat est une excellente idée. Pour t'en donner envie je te recommande lire le texte d'Harman qui ouvre ce fil, et si tu as besoin de lire quelque chose d'encore plus court pour te donner envie de lire Harman je te propose cet article de Sharon Smith.
sylvestre
 
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Message par Gaby » 11 Mai 2006, 08:45

(Jacquemart @ jeudi 11 mai 2006 à 09:10 a écrit : J'en reviens à présent à mes moutons avec Sylvestre, et pour commencer, je résumerai ma position en disant : l'idéaliste, c'est celui qui y dit qui y est.  :-P

J'explique que je n'ai pas encore trouvé de critère objectif pour définir l'oppression, et que les critères subjectifs me semblent mal venus. En réponse, Sylvestre m'accuse de nier la possibilité de définir objectivement l'oppression ( :huh: ) et nous propose pour la reconnaître un critère... parfaitement subjectif, à savoir l'existence d'une résistance à cette oppression. Mais dans quelque sens qu'on le prenne, ce critère pose problème.

Je dis peut-être une connerie, mais c'est à rapprocher d'une position fréquente de certains intellectuels pseudo-marxistes (plus ou moins proches du PC, plus ou moins proches des alters) qui considèrent qu'une classe sociale n'existe qu'à travers sa lutte... que ce qui fait sa réalité c'est son action collective, consciente, et qu'elle n'existe pas en dehors de cela. Pour reprendre le vocabulaire de Marx, ils ne contestent pas l'existence de classes sociales "pour-soi", devant le fait établi de la lutte, de la grève par exemple, mais ils contestent l'existence de classes "en-soi", soumises aux rapports de production, que les individus le voient ou non. Que des intellos en arrivent à ça, ça me dépasse... Mais ils s'en servent pour commenter la société, dire que ca a changé, pour expliquer l'éparpillement du vote des ouvriers. Parfois ils disent qu'il n'y a plus de classe "en-soi", ou qu'il n'y en a jamais eu...

Quand Engels dit que la preuve du pudding c'est qu'on le mange, c'est un bon mot pour dire qu'il y a des réalités matérielles que seuls les aveugles contestent. Pas que le pudding n'existe qu'au moment de sa consommation. De même avec les classes sociales, l'ouvrier se lève le matin, qu'il y ait un parti ouvrier ou pas. Et aussi avec le sujet ici, l'existence d'une oppression ne se révèle pas qu'à partir du moment où la lutte contre celle-ci devient effective.

C'est effectivement une bêtise idéaliste qui n'a pas grand chose de marxiste. C'est même ce que disent les anars encore assez souvent : quel abruti cet ouvrier qui ne se bat pas, c'est lui-même qui se rend coupable de sa souffrance par son inaction. Pas d'oppression, juste de la passivité. Manque le déclic, "l'idée" qui entamera le changement. J'ai encore lu hier un autocollant d'un groupe libertaire qui disait exactement cela... Voilà le genre de conclusions politiques auxquelles cette méthode amène.
Gaby
 
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